Autant les plaisirs sont brefs, autant les ennuis n’en finissent jamais.
2015 marquant le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Jean
Sibelius comme de Carl Nielsen, c’est vers les Nord que l’on se tourne souvent
cette année dans des plaisirs condamnés à rester trop brefs, le temps que durent en général ce genre de célébrations. Un Nord que Céline avait présenté comme l’envers de l’Histoire
contemporaine, en parcourant un pays dévasté dans une fuite vers le Danemark
qu’il n’atteindra pas, couvrant d’une mauvaise foi totale, essentielle, insuportable, les dimensions politiques, polémiques et poétiques d’un
effondrement à nul autre pareil. Dans sa trilogie allemande, Céline présente
une réécriture de l’histoire comme une négation, dévoilant les soubassements
meurtriers d’une autre Histoire dont il met constamment en valeur la composante
musicale. Chronique de l’épuration dans une réécriture en forme médiévales car
déjà Villehardouin ou Froissart mêlaient le vrai au faux dans une approche
personnalisée, ajoutant une part d’affabulation à ce dont ils étaient les
témoins pour créer des fictions politiques, passéistes pour Céline, qui
projette sur les événements de la seconde guerre mondiale la géopolitique d’une
époque médiévale afin de justifier ses partis pris extrémistes, autrement
insoutenables. S’autoproclamer victime, pour se justifier à posteriori et
s’exonérer de toute responsabilité.
Musicalement, le nord c’est surtout Sibelius, le plus connu sans doute
des compositeurs boréaux, non le seul. Deux programmes de concerts successifs,
les 18 et 19 mars 2015 au Victoria Hall de Genève offraient des pièces de Carl
Nielsen, Jean Sibelius et Piotr Illitch Tchaïkovski, le premier soir avec
l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par Neeme Järvi, chef Estonien, le
second par l’Orchestre Philharmonique Royal de Stockholm et Sakari Oramo, chef
Finlandais, le nord toujours. Commençons par le Concerto pour violon et orchestre, opus 33, de
Carl Nielsen sous l’archet de Nicolaj Znaider. Boursier des classes du
Conservatoire de Copenhague, Carl Nielsen deviendra l’un des plus importants
symphonistes du 20ème siècle, présentant une œuvre qui n’a pas à
rougir face aux symphonies de Mahler, Chostakovitch ou Sibelius, bien que moins
souvent jouées. Ses deux premières symphonies, dont la deuxième, « Les
quatre tempéraments », appartiennent à l’école nationale danoise d’un
siècle finissant. Juste avant la première guerre mondiale, prélude alors
insoupçonnable à la seconde qui engloutira tout un monde, il donne à Copenhague, en création le même jour de
février 1912, sous sa propre direction, sa troisième symphonie, « Espansiva »,
qui marque un tournant vers des rythmes plus prononcés et des harmonies plus
avant-gardistes, et son concerto pour violon, composé dans les années 1910-1911.
Les deux œuvres rencontrent un franc succès, sans aboutir pourtant à cette fin
de la tonalité qu’il appelait de ses vœux et la comparaison avec le concerto de
Sibelius s’imposa immédiatement, qui demeure. De forme inhabituelle, en deux grands mouvements, comportant chacun deux sections contrastantes qui s'enchaînent après une introduction lente, c'est un accord de tutti qui lance le soliste sur un parcours périlleux mais d'un grand lyrisme aux aigus très sollicités, avant un retour à une section extrêmement virtuose. Traits nerveux et rythmes syncopés se poursuivent jusqu'à une conclusion brillante. La seconde partie offre une ambiance plus apaisée, bientôt troublée par l'entrée du soliste sur un rondo, marqué Allegretto scherzando. Une longue cadence fait valoir toute la tessiture du violon avant que la coda ne paraisse, dans une partition si virtuose, toute de retenue. Znaider emmène tout cela fièrement vers un point final triomphant. Ce concerto, comme les deux autres de Nielsen, pour flûte et pour clarinette, mériteraient d'être vraiment plus souvent joués. L'OSR sonnait parfaitement dans un accompagnement dirigé par Neeme Järvi, à qui manifestement parlait la partition.
Le lendemain, changement de décors avec un concerto plus romantique,
celui de Tchaïkovski, confié à Patricia Kopatchinskaja, qui déchaina les
passions : Elle est folle ! Il faut la brûler avec son violon !
entendait-on à l’entracte, dans l’entremêlement d’éloges dithyrambiques. Qu’en penser ?
Elle savait exactement ce qu’elle voulait donner de cette œuvre, rabâchée, elle, connue de tous et ce n’est certainement pas ce que nous avions l’habitude
d’entendre. Elle vit ce concerto dans un échange constant avec l’Orchestre Philharmonique Royal de Stockholm et Sakari Oramo, tournant sur elle-même, forçant
le trait d’archet par des mimiques diverses et des regards mutins. Ainsi, elle
trouble l’écoute de certains, qui trouveront qu’elle en fait trop et distrait
leurs oreilles fermées à toute nouveauté. Certes, à celui qui voulait entendre
ce qu’il avait toujours entendu, l’archet est sacrilège mais il apporte une
incroyable fraîcheur, une luminosité et des moments d’une grande subtilité, dès
l’entame, dont les première notes sont toute de retenue, les sonorités
nouvelles et riches. La suite nous rappelait que le lieu de composition de ces
pages, alors que Tchaïkovski résidait en Suisse, à Clarens, n’est pas loin du
chemin qui, entre Denges et Denezy, vit une étrange histoire de soldat dont le
violon se fit l’expression de l’âme du Diable. Il y a sans doute des ardeurs
violonistiques méconnues dans cette part du pays de Vaud, qui s’exprimaient ce
soir au point de troubler la quiétude compassée de la bourgeoise calviniste.
Sibelius vint ensuite, avec ses deux premières symphonies, la deuxième
par l’OSR et Neeme Järvi, la première le lendemain par Sakari Oramo et l’Orchestre
Philharmonique Royal de Stockholm. L’influence de la musique russe, surtout de
la dernière symphonie de Tchaïkovski ou de la première de Borodin, est
régulièrement signalée dans la Première Symphonie de Sibelius, en mi mineur,
opus 39. Sibelius parvient toutefois là à « produire
une symphonie originale, en particulier au plan ethnique, mais répondant aux
attentes des milieux musicaux européens traditionnels », selon les
mots de Marc Vignal (Jean Sibelius,
Fayard, 2004, p. 271). L'influence musicale russe pour contrer la russification de la Finlande et marquer la musique d'une dimension ethnique, nationaliste, inscrite dans la lutte pour l'indépendance. Les quatre mouvements qui la composent s’ouvrent par un Andante ma non troppo – Allegro energico,
sur un chant de lamentations à la clarinette, qui ne trouvait pas ce soir les
subtilités enchanteresses que nous entendîmes à Berlin dans le souffle
d’Andreas Ottensamer. Néanmoins, les cuivres sont sauvages et les envolées de
cordes puissantes entre les accords de sol majeur et de mi mineur, qui forment,
sans que l’un ne parvienne à dominer l’autre, le moteur de toute la pièce. Le
développement de ce premier mouvement contient rugissements et secousses des
cuivres et des bois, « beau spécimen
du radicalisme et de la férocité de l’orchestration de l’ouvrage, avec ses
nappes de sons contrastées se heurtant mutuellement » (Marc Vignal, op. cit., p. 273). L’Andante (ma non troppo lento), qui suit,
établit un climat d’attente avant de plonger dans le Scherzo Allegro, très énergique mais de forme particulière, comme
dans la tradition de Bruckner. Le Finale, Quasi
una Fantasia, commence forte avec
un puissant soutien des cuivres qui reprend le motif qui ouvrait le premier
mouvement, mais les épisodes violents, dramatiques, s’enchaînent pour se
terminer « comme si la musique
s’était soudain abîmée dans une trappe », selon l’expression bien
trouvée de Marc Vignal. Le chef Finlandais Sakari Oramo parle manifestement la
même langue que Sibelius, langue qui n’est pas étrangère à l’Orchestre
Philharmonique Royal de Stockholm. Si l’on n’y trouvait pas les rondeurs
berlinoises, un souffle plus authentique semblait tout droit sorti du Kalevala
pour emporter l’œuvre à travers les pupitres.
La veille, Neeme Järvi présidait à la Deuxième
Symphonie, en ré majeur, opus 43, avec l’OSR. A sa création, cette symphonie fut
immédiatement perçue comme le symbole de la vitalité d’un genre pourtant
régulièrement annoncé comme défunt, celui de la grande symphonie. Confession de
l’âme, elle a toujours été perçue, même si Sibelius préférait la voir comme de
la musique pure, comme l’expression du
combat des Finlandais contre la russification de leur pays. Les premières
analyses la présentent en effet comme la lutte de la Finlande pour sa liberté, le
premier mouvement décrivant la période avant le conflit, le deuxième le
déclenchement de l’orage révolutionnaire, le troisième glorifiant la résistance
nationale enchaînant sur la Patrie enfin libérée. Les chroniqueurs du temps
soulignaient des thèmes musicaux de l’effort, de la douleur, du combat, de la
prière, du salut, de la consolation, de la célébration de la victoire puis de
la reconnaissance. C’est la plus longue et la plus populaire des sept
symphonies de Sibelius et Järvi lui donne de la profondeur et de l’ampleur, au point que l’on ne peut s’empêcher de penser, alors que la Russie se fait
menaçante sur ses frontières, de l’Ukraine aux Pays baltes, que le chef Estonien trouvait dans le
souffle épique de ces pages de quoi marquer le refus d’une possible nouvelle
russification. C’est l’envers de l’Histoire contemporaine encore, la musique nous
rappelant les désastres et les luttes passées dans ce Nord aux larges
composantes musicales. Comme Céline, l’on projette là sur les événements
actuels la géopolitique d’une époque antérieure à la deuxième guerre mondiale,
dans le dévoilement des soubassements meurtriers d’une autre histoire dont on
espère que, devrait-elle se répéter, elle ne permettra pas de justifier a
posteriori l’insoutenable pour exonérer les hommes de toute responsabilité,
grâce à la mauvaise foi de ceux qui ont du style.
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