C’est une femme qui dirigeait le sixième
concert de la saison de l’OSR, la première à le faire, en 2008 déjà et ce soir
dans un programme initialement consacré aux Trois
études de Debussy de Michael Jarrel, au Concerto
pour violoncelle et orchestre « Tout un monde lointain » d’Henri
Dutilleux et à la Cinquième Symphonie en
mi bémol majeur, opus 82 de Jean Sibelius. Prometteur, tant le concerto de
Dutilleux est une merveille trop rarement donnée, le programme fut finalement
modifié sur demande du soliste, Truls Mork, qui préféra présenter le Concerto pour violoncelle et orchestre N°1
en mi bémol majeur, opus 107, de Dimitri Chostakovitch.
C’est par une
orchestration de trois des Etudes
pour piano de Debussy par le compositeur genevois Micheal Jarrel que s’ouvrait
donc le programme de ce soir. Les Etudes
sont la dernière œuvre pour piano de Debussy, composées en 1915. Elles sont la
démonstration d’un regain de créativité alors que le mal qui allait emporter le
compositeur trois ans plus tard le tourmentait déjà. D’une profonde
originalité, ces douze Etudes pour
piano, dédiées à la mémoire de Chopin, sont comme les siennes des
transcendances des méthodes pédagogiques. Marguerite Long, en décrivant le jeu tardif
de Debussy, entre 1914 et 1917, fait également le rapprochement avec
Chopin : « Comment oublier la
souplesse, la caresse, la profondeur de son toucher ! En même temps qu’il
glissait avec une douceur si pénétrante sur son clavier, il le serrait et en
obtenait des accents d’une extraordinaire puissance expressive. (…) Il jouait
presque toujours en demi-teinte, avec une sonorité pleine, intense, sans aucune
dureté dans l’attaque, comme Chopin. (…) Tel Chopin encore, il considérait
l’art de la pédale comme une sorte de respiration ». Œuvre finale au
piano de Debussy, ces douze grandes pièces que sont les Etudes sont un aboutissement suprême, décanté et quintessencié
selon les termes de Harry Halbreich, pour qui elles parviennent à la perfection
au prix d’un renoncement à la somptuosité sonore voire poétique, sublimant le
langage par un classicisme pleinement maîtrisé ouvrant sur l’avenir,
délicieusement révolutionnaire en somme. Pour Debussy aussi, elles formaient
tout un monde lointain, un pays chimérique et par conséquent introuvable.
Selon le
programme du concert, Jarrell n’a pas choisi de recréer l’œuvre, s’en tenant au
Debussy de l’époque et s’inspirant ainsi de Jeux,
œuvre orchestrale de peu antérieure aux Etudes.
Cette recherche d’une transposition de l’œuvre dans une autre dimension, du
piano à l’orchestre, nous a effectivement offert de grandes beautés
orchestrales certes, mais sonnait toutefois davantage comme du Debussy (un peu « à
la manière de »), que comme du Jarrell. Nous y avons trouvé des ambiances
du Martyre de Saint Sébastien dans
les deux premières et, plus anciennes peut-être, de Nocturne dans la troisième. Le programme du concert, en soulignant
la présentation de l’œuvre par le titre « Debussy selon Jarrell selon Debussy » mettait bien entre
parenthèse la création de Jarrell. La référence au travail d’orchestration que
Ravel avait lui-même réalisé sur certaines de ses pièces pour piano, notamment Alborada del gracioso, nous mène à
penser que Debussy se suffisait peut-être à lui-même. Si Jarrell parvient à
faire des trois études choisies une véritable pièce orchestrale, en ce sens que
l’écriture du piano s’oublie derrière celle de l’orchestre et que jamais ces
pièces ne sonnent autrement que si elles eussent été dès l’abord pensées pour
l’orchestre, il parvient également à se faire oublier au profit de Debussy.
L’écoute en était plaisante mais l’exercice de composition nous a semblé de ce
fait un peu vide.
Nous
attendions ensuite Truls Mork dans le concerto de Dutilleux, Tout un monde lointain, qu’il avait
enregistré en 2002 de fort belle manière avec l’Orchestre philarmonique de
Radio France sous la direction de Myung –Whun Chung. Construit sur des
références aux Fleurs du mal de
Baudelaire, ce concerto se termine sur un mouvement intitulé Hymne, avec ces vers en exergue :
« …Garde tes songes : Les sages
n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! », qui finalement
introduisait assez bien le premier concerto de Chostakovitch préféré ce soir.
Les songes de Chostakovitch furent souvent de véritables cauchemars face à ceux
du fou qui gouverna l’Union soviétique jusqu’en 1953 et duquel il avait tant
craint la déportation et la mort, plus encore que la censure imbécile.
Lorsqu’il
compose son premier concerto pour violoncelle, les souvenirs de l’interdiction
de Lady MacBeth et le titre
délicieusement autocritique d’une cinquième symphonie au contenu pourtant
subversif sont déjà loin. Opus 107 du compositeur, l’œuvre date de 1959 et fut
créée par Rostropovitch et Mravinski à Léningrad. A l’opposé de l’avant-garde
occidentale des Cage, Berio ou Boulez que Chostakovitch ne comprit pas (il
estimait leurs œuvres contraires à la nature humaine et à l’art sublime de la
musique), le concerto est plus proche de la Symphonie
concertante de Prokofiev. Le travail de réorchestration que fit Chostakovitch,
juste après la création, du concerto de Schumann, montre l’attrait d’un certain
romantisme. D’une grande virtuosité, l’œuvre est ainsi à la fois spectaculaire
et très homogène. Donnée dès 1962 à l’OSR par Pierre Fournier (qui en reçut la
partition des mains mêmes de Rostropovitch) sous la direction de Jascha
Horenstein, l’œuvre n’est donc pas nouvelle pour l’orchestre comme pour
l’auditeur genevois. Elle n’était pas nouvelle non plus pour Truls Mork, qui en
donna un enregistrement remarqué avec Mariss Jansons et le London Philarmonic
il y a déjà une quinzaine d’années.
D’entrée de
jeu, le caractère sautillant et staccato du thème exposé par le soliste permet
à Mork de prendre la partition comme l’exécution à son compte. Ce bref Allegretto d’un humour sardonique nous
rappelle que l’œuvre de Chostakovitch comme sa vie fut toute entière sur le fil
du rasoir et que l’humour grinçant qu’il développa lui permit de disposer d’une
arme redoutable contre le pessimisme concentrationnaire. Si le compositeur le
décrivit comme un mouvement dans le style d’une marche badine, de forme sonate
compacte, il est assez robuste et tranche avec le deuxième mouvement, nettement
plus long, Moderato. Le contraste
total de tonalité (le mi bémol du premier étant le pôle opposé du la mineur du
deuxième) provoque également un radical changement d’atmosphère, vers des
ambiances moins agressives et plus contemplatives, plus intimes également. La longue cadence offerte au violoncelle
seul, aussi longue que le premier mouvement à elle seule, tend à la considérer
comme un mouvement à part entière davantage que comme la cadence du finale, Allegro con moto, vers lequel elle
assure la transition. Entre atmosphère rêveuse et chahut du rondo final, cette
cadence offre à Truls Mork un moment de présence absolue. Il joue son
violoncelle comme une partie de son âme, le caressant d’un archet qui sait être
de la douceur infinie des rêveries d’un monde chimérique ou lointain comme de
la gravité due à d’impérieuses nécessités, il peut être agressif, violent
parfois, sans jamais cesser d’être musical. Mork parvient ainsi à pousser son
instrument à sortir le meilleurs de lui-même, des sonorités diaphanes ou d’une
puissance impressionnante, des rondeurs d’un grave poétique aux aigus grinçants
d’une vie passée sous un régime totalitaire, tout y est pour dépeindre les
mondes de Chostakovitch, de ses peurs à ses rêves. Il y a toujours chez Mork
une écoute attentive de l’orchestre et une invitation permanente à le suivre
qui donnait ici à son jeu particulièrement du cor à l’âme. On en ressort en se
disant que du sage ou du fou, les songes les plus beaux sont encore ceux du
musicien.
En seconde
partie de concert, Susanna Mälkki nous offrit une Cinquième Symphonie en mi bémol majeur, opus 82 qui fait incontestablement
date. Œuvre monumentale, elle se confond avec la première guerre mondiale, la
révolution d’octobre et l’indépendance de la Finlande. Composée entre 1914 et
1919, il y a dans les trois mouvements de cette œuvre tant de choses que ce
n’est assurément pas là la pièce la plus facile du compositeur. Créée en
novembre 1919 sous sa direction personnelle, c’est, de ses sept symphonies,
celle qui lui donna le plus de mal. Il en sortit en effet trois versions au
long d’un processus créatif de plus de cinq ans. Le parcours de cette œuvre est
résolument positif et elle contient une énergie concentrée et une puissance qui
en font une pièce impressionnante, qui n’est pas sans rappeler le meilleurs
Beethoven. Plus extravertie que la quatrième, son effectif orchestral en est
également plus resserré, mais elle est sans doute encore plus complexe que sa
devancière. Populaire malgré tout, c’est une œuvre difficile que Susanna Mälkki
nous exposa avec la clarté de l’évidence, de celle pour qui cette œuvre est en quelque
sorte la langue maternelle. Laissons les débats d’experts cherchant à
déterminer si l’œuvre est en trois ou quatre mouvements, le programme du soir
comme la doctrine majoritaire nous la présentant en trois mouvements.
Le premier
déjà, Tempo molto moderato – Allegro
moderato – Presto nous offre une complexité qui fait de cette symphonie
l’exemple de la technique du compositeur à passer subrepticement d’un type de
mouvement à un autre, le premier allant globalement du lent vers le rapide, le
troisième à l’inverse du rapide au lent, et le mouvement central juxtaposant
jusqu’à trois tempi différents en même temps. Mälkki nous donnait de ce premier
mouvement finalement ce que George Benjamin en avait perçu, un mouvement qui
s’invente lui-même au fur et à mesure qu’il progresse. Cette progression sous
les mains sans baguette de Susanna Mälkki, se déroulait avec la logique
implacable de l’autocréation, nous exposant chaque élément avec simplicité et
ferveur pour nous faire comprendre et aimer une pièce difficile. Elle y
réussissait souverainement, guidant d’immenses crescendos avec la conviction de
celle qui sait.
Le deuxième
mouvement, Andante mosso, quasi
allegretto est sans doute le plus facilement déroutant, fausse détente
entre deux mouvements puissants. Susanna Mälkki nous menait avec acuité de
l’autre côté du miroir pour nous permettre de nous faufiler avec elle dans un
idyllisme et une naïveté de façade, nous permettant de comprendre d’un geste
souple et fluide toutes les complexités qu’il recèle. Commençant in medias res comme si l’on nous en
avait caché le début, il peut être compris de multiples manières ou tout
bonnement rester totalement incompris de l’auditeur qui en ressortira pour le
moins perplexe. Susanna Mälkki nous prend par la main pour nous guider dans un
pays des merveilles où nous sommes prêts à tout entendre sans nous étonner de
rien, fût-ce d’un lapin en retard courant les pupitres.
Le puissant
finale, Allegro molto – un pocchetino
largamente – Largamente assai, nous permet de retrouver immédiatement la
tonalité triomphale du premier mouvement. Il y a là une énorme machinerie qui
semble ne jamais devoir s’arrêter et que Sibelius tente de contraindre par la
violence, avant de la laisser en suspens, de manière totalement énigmatique. Il
y a dans les six derniers accords, largement mais irrégulièrement espacés, comme
autant de coups de freins tentant de terminer le mouvement mais l’on sent bien
qu’il reste prêt à repartir de lui-même, emporté par sa puissance, à tout
moment. Seul le dernier accord parvient enfin à l’immobiliser en retrouvant la
tonique, comme une fin de film en six plans fixes.
L’on ne dira
jamais assez l’impression laissée par Susanna Mälkki à la tête de l’OSR ce soir
là. Outre le plaisir que l’on a à voir diriger une femme, il y a chez elle, qui
dirige sans baguette, comme un musicien baroque, une souplesse, une fluidité,
une musicalité qui nous emporte avec charme et simplicité au cœur de la
musique. Ses mains façonnent, montrent, expliquent le matériau musical pour le
rendre limpide sans lui faire perdre sa densité ni sa complexité. Remarquable
dans l’explication de texte, elle maîtrise également tous les timbres de
l’orchestre dont tous les pupitres sont à saluer ce soir. Elle poursuit le son
dans l’image, nous donnant à voir des ciels d’aurores boréales se mirer dans de
sombre lacs pour nous entraîner avec chaleur dans de vastes contrées nordiques.
Sibelius avait dit un jour que seul Karajan l’avait compris. Oubliez ceci, il
ne connaissait pas encore Susanna Mälkki.
20 février
2011
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