« Le visage se
présente dans sa nudité : il n’est pas une forme celant, - mais, par la même, indiquant – un
fond ; ni un phénomène cachant – mais par là même trahissant – une chose
en soi. Sinon le visage se confondrait avec un manque qui le présuppose précisément.
Si signifier équivalait à indiquer, le visage serait insignifiant ». Ces
lignes d’Emmanuel Lévinas (Humanisme de
l’autre homme, Le livre de poche, 1972, pages 52 à 63) semblent écrites
pour éclairer le visage de Truls Mørk jouant son superbe Domenico Montagnana
vénitien, un violoncelle de 1723 avec lequel il fait non pas seulement corps,
mais être, conscience de l’exigence d’Autrui.
Dans le Concerto d’Antonín
Dvořák, donné avec la Philharmonie tchèque le 25 octobre 2017 au Victoria Hall
de Genève, il livre plus que les notes. L’on pourrait dire que la partition se
lit sur son visage tant il exprime de choses, au point qu’il faut
le voir aussi pour l’entendre complètement. Le violoncelle de Truls Mørk c’est
la nudité de son visage, la nudité du visage est celle de son violoncelle,
instrument qu’il présente en le mettant devant lui, entre son corps et le
public mais qui ne fait qu’un avec son visage, l’un et l’autre signifiant
ensemble, l’un pour l’autre, l’un dans l’autre, trahissant la musique en soi.
La présence de Truls
Mørk consiste ainsi justement à se dévêtir de la forme qui déjà le
manifestait : le visage-violoncelle parle. Lévinas pose que « Dans le
concret du monde, le visage est abstrait ou nu. Il est dénudé de sa propre
image. Par la nudité du visage, la nudité en soi est seulement possible dans le
monde » (pages 51-52). Il y a quelque chose de toujours particulièrement
frappant lorsque l’on écoute Truls Mørk sur scène, qui passe par cette nudité
du visage, qui ne fait qu’une avec la nudité du violoncelle, des notes qui se
dégagent. Le visage du musicien n’est pas une forme celant, il indique un fond.
Le violoncelle qu’il joue n’est pas un phénomène cachant mais trahissant une
partition, une musique, un chemin de l’âme.
Certes, cette nudité
en soi est seulement possible dans le monde et la Philharmonie tchèque, qui le
met en avant ce soir, n’atteint pas la même signifiance. Initialement annoncée
sous la direction de Jiří Bělohlávek, son chef depuis 1990 mais décédé le 31
mai 2017, elle était dirigée par l’un de ses élèves de l’Académie de musique de
Prague, Tomáš Netopil. Pourtant, le cancer qui le rongeait ces derniers temps
avait sans doute approfondi la nudité, dépouillé les expressions
insignifiantes, du visage de ce grand chef. « Le travail du chef d’orchestre est de
façonner l’expression pour construire l’architecture »,
disait-il (Le
Monde, Marie-Aude Roux, du 2 juin 2017). « Voilà comment il faut exprimer les
émotions contenues dans la musique, auxquelles s’ajoutent les vôtres ainsi que
celles des musiciens. Cela ne signifie pas qu’il faut s’arracher les cheveux,
crier ou sauter, même si le ‘grand théâtre’ rend a priori les choses plus compréhensibles
pour l’auditeur. L’important est le résultat, pas les moyens mis en œuvre pour
l’obtenir » répondait-il à ceux qui dénigraient l’apparente
équanimité, nous dirions presque insignifiance, de sa direction, au sens donné
plus haut de ne pas indiquer de manière visible au public le propos recherché.
Tomáš Netopil a
toutes les qualités pour diriger la Philharmonie tchèque dans un programme qui
forme le socle de son histoire et de son répertoire, l’identité culturelle de
ces musiciens. Il n’atteint pourtant jamais le degré de signifiance exposé par
le soliste. Ouvrant le concert par la pièce intitulée Jalousie, ouverture pour l’opéra de Leoš Janáček Jenůfa, dont elle n’a pourtant jamais
servi à ouvrir les représentations, il le terminait sur les traditions populaires couvrant
les pages de la Huitième Symphonie d’Antonín Dvořák. Très belle, toujours très
populaire par son flux de mélodies, Brahms avait pourtant regretté que
« trop de choses fragmentaires ou accessoires traînent dans cette
pièce » ; « mais quel charmant musicien » concluait-il
toutefois du compositeur. Les mêmes commentaires s’attachent parfaitement à la
présentation de ce soir sous la direction de Tomáš Netopil.
Par là-même, il
expose davantage l’interprétation offerte par Truls Mørk, qui y gagne encore. Dépouillé
de sa forme même, le visage-violoncelle est transi dans sa nudité. Il est une misère et
la misère ne peut s’accompagner d’autant d’exécutants sur une scène de
spectacle, elle s’expose en soliste, sur le devant, offerte, présentée au
public par l’orchestre. « La nudité du visage est dénuement et déjà
supplication dans la droiture qui me vise », nous écrit Lévinas. Le
soliste ne vise pas l’orchestre mais l’humanité dans chacun de nous, présents
dans cette salle et qui demeurons frappés de quelque chose que beaucoup sans
doute ne mesurent pas suffisamment. Il ne suffit pas d’applaudir à tout rompre à la fin pour avoir compris ce que l’on a entendu. Cette présence du visage-violoncelle
signifie réellement un commandement, l’ordre irrécusable qui arrête la
disponibilité de la conscience. Il faut accepter et tous ne le peuvent cet
absolument autre qui bouleverse l’égoïsme du Moi, ce visage, ce son et ces
mélodies qui désarçonnent l’intentionnalité qui le vise. C’est l’exigence
d’Autrui qui nous expulse de notre repos par une partition sombre et intense,
s’exprime dans une fin contemplative qui fit renoncer le créateur pressenti à
la création, ce musicien refusant d’accepter que le compositeur ne mît pas plus
en avant ses brillantes mais insignifiantes qualités de virtuoses. La manière dont se présente
Truls Mørk est au contraire supplication mais cette supplication est une
exigence pour celui qui l’écoute s’il veut l’entendre. « L’humilité s’unit
à la hauteur » et, si l’orchestre n’atteint pas ce soir la dimension de
son soliste, c’est sans doute que, faute d’une humilité suffisante, il ne peut
prendre la hauteur nécessaire pour s’unir à lui.
« Et, par là,
s’annonce la dimension éthique de la visitation ».
Jamais interprète
n’est aussi présent, jamais il ne s’efface autant, pour signifier uniquement la
dimension éthique de la visitation d’une musique que l’on n’oublie pas. Ce
visage s’impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni
l’oublier, je veux dire sans que je puisse cesser d’être responsable de sa
misère, d’être conscient de l’exigence d’Autrui. Être Moi signifie alors
vraiment ne pouvoir se dérober à la responsabilité, comme si tout l’édifice de
la création reposait sur mes épaules, une idée de l’infini qui soit un désir
insaisissable.
29 octobre 2017
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