samedi 6 septembre 2014

LA VIE OU LE THEATRE ? LA QUÊTE D’IDENTITE DE CHARLOTTE SALOMON


Un opéra sur la Shoah, titrait un article du Monde retraçant la création à Salzbourg de l’œuvre commandée à Marc-André Dalbavie par le Festival. L’analyse est un peu courte car il y a bien plus que la Shoah dans cette pièce, qui ne la montre pas mais se concentre au contraire sur une personne, un particulier, une artiste qui se développe dans la barbarie nazie avant que de finir exécutée à Auschwitz le 10 octobre 1944.
Le Prologue se passe à Villefranche-sur-Mer, durant la deuxième guerre mondiale, où la jeune artiste juive Charlotte Salomon a fui l’Allemagne nazie et Berlin, afin d’y retrouver ses grands-parents, qui vivent en exil dans le sud de la France. C’est là qu’elle met la première main à son œuvre : Leben ? oder Theater ? Ein Singespiel, dans laquelle elle relate son histoire et celle de sa famille. Elle appelle les protagoniste un par un sous des noms fantaisistes, s’appelant elle-même Charlotte Kann.
Au premier acte, Charlotte se souvient des temps où son père, un médecin, épousait en secondes noces la chanteuse Paulinka Bimbam, qui amena la vie et la musique dans leur maison de Charlottenburg. Quelques années auparavant, la mère de Charlotte, Franziska, s’était défenestrée et l’on avait dit à l’enfant alors âgée de neuf ans, qu’elle était morte de la grippe. Charlotte visite Rome avec ses grands-parents et se décide à étudier la peinture. Bien que juive, elle entre à l’Académie des Arts de Berlin. Après l’arrivée au pouvoir de Hitler, le 30 janvier 1933, le Dr Kann, son père, et Paulinka Bimbam se voient interdire l’exercice de leur profession et celui-là va proposer au Ministère de la Propagande l’établissement d’une Association culturelle des Juifs Allemands, afin que les artistes juifs puissent continuer leurs activités. Il se verra offrir la réponse que c’est une excellente suggestion, mais qu’il est simplement dommage qu’elle vienne d’un Juif. L'association verra bien le jour et, si son idée partait du bon sentiment de protéger les artistes juifs afin de leur permettre de continuer de vivre aussi normalement que possible, le pouvoir en place en fit rapidement une source supplémentaire de persécution.
Au second acte, le professeur de chant Amadeus Daberlohn rencontre Paulinka BimBam sur recommandation du Professeur Klinklang et commence à lui donner des leçons. Il en tombe amoureux et envisage d’en faire la plus grande chanteuse au monde. Il rencontre Charlotte lors d’un réveillon de Noël et montre de l’intérêt pour sa peinture. Elle en tombe amoureuse et lui présente un ouvrage illustré pour son anniversaire. Il n’a plus de temps pour elle et elle s’en désespère, refusant de le revoir. Le 9 novembre 1938, c’est la Nuit de Cristal. Le Dr Kann est arrêté et envoyé dans un camp. Usant de ses relations, Paulinka parvient à le faire libérer. Complètement abruti par les conditions de sa détention, il rentre chez lui et retrouve les siens. L’exil est inévitable et Charlotte se prépare à rejoindre ses grands-parents dans le sud de la France.
Épilogue. A Villefranche-sur Mer, Charlotte est relativement éloignée de la guerre. Après une tentative de suicide de sa grand-mère, Charlotte tente de lui redonner goût à la vie, en vain, puisque celle-ci se défenestre également, comme sa fille quelques années plus tôt. C’est ainsi que Charlotte apprend la vérité sur la mort de sa mère, de même que sur celle de plusieurs des membres de sa famille, tous suicidés de la même manière ; elle redoute de subir le même sort. Une directive du gouvernement français ordonne l’internement de tous les Allemands présents au sud de la France. Charlotte et ses grands-parents sont emmenés dans le camp de Gurs. Ils sont néanmoins rapidement libérés du fait du grand âge du grand-père et retournent à Villefranche-sur-Mer. Afin de ne pas devenir folle, Charlotte décide de recréer sa vie en peinture et en textes. Elle trouve son grand-père particulièrement difficile à supporter, l’empoisonne et confesse son crime à Daberlohn. Leben ? oder Theater ? est terminé.
Comme on le voit du résumé de l’action, la Shoah n’est guère présente dans l’œuvre de Charlotte Salomon, ne serait-ce que parce qu’elle est antérieure à la mise en œuvre de la solution finale. Elle ne manque par contre pas à présenter l’Allemagne nazie des années la précédant, celles que Saul Friedländer a appelé les années de persécution. Si Charlotte Salomon finit bien assassinée à Auschwitz le 10 octobre 1944, dans ces années d’extermination qui suivirent, cela n’apparaît pas dans la pièce qui sert de support au livret de l’opéra de Marc-André Dalbavie. Opéra sur la persécution, sur l’intolérance, sur les déchainements du nazisme dès sa prise de pouvoir, sur la survie dans de telles conditions et les souffrances que l’on endure.
L’idée force de Marc-André Dalbavie vient du dédoublement du rôle de Charlotte, un rôle parlé, en allemand, interprété par Johanna Wokalek, et un rôle chanté, en français, par Marianne Crebassa. Ce procédé intelligent offre des opportunités de dialogue entre l’artiste et elle-même, dans le personnage qu’elle met en scène sous le pseudonyme de Charlotte Kann. Je est un autre écrivait déjà Arthur Rimbaud. Ce nom même de Kann a un sens ainsi orthographié, alors que l’on attendrait davantage un Kahn. Charlotte Kann (können) peut littéralement ce que la réalité de sa vie ne lui permet pas : créer ses œuvres librement. Dans la vie réelle, Charlotte ne peut s’exprimer normalement, c’est-à-dire, à l’opéra, chanter. Se recréer dans un personnage fictif lui offre de recouvrer l’opportunité d’une parole libre, chantée. Le choix des langues est également important dans le même sens. L’allemand est la langue parlée, la langue contrainte par le nazisme, cette lingua tertii imperii décrite par Victor Klemperer, qui ne peut se permettre aucun lyrisme, aucun chant car la culture et l'esprit ont été éradiqués de la novlangue nazie. Le français est langue de liberté, liberté qui permet le chant.
La mise en scène de Luc Bondy nous place sur la scène de la Felsenreitschule devant une enfilade de pièces ouvrant sur des portes ou des fenêtres au lointain par lesquelles les personnages entrent et sortent. Entre les pièces des portes permettent également des mouvements transversaux. La narratrice (bien que seule, elle prend une certaine dimension des chœurs antiques grecs) se trouve d’abord cantonnée sur le côté de la scène, hors de l’action, avant d’y pénétrer pleinement, de la suivre et de la guider, de faire corps, mais toujours deux corps, rapprochant mais ne fusionnant jamais les deux Charlotte. L’entrée brutale des SA durant la Nuit de Cristal reste un moment particulièrement fort de ce théâtre de la vie, surtout dans une ville comme Salzbourg qui porte encore les marques de la période nazie, par exemple par la mention d’un cloître de la vieille ville réquisitionné et qui servit de siège à la Gestapo, ou celle des travailleurs forcés morts dans la reconstruction du principal pont enjambant la Salzach. L’on sent à la réaction du public que cette histoire demeure un vécu mal assimilé et dérangeant et c’est heureux à une époque qui voit l’extrême droite revenir en force dans plusieurs pays européens.
Les décors, de Johannes Schütz se limitent à des projections de tableaux de Charlotte Salomon sur les cadres offerts par l’alignement des pièces. Ces peintures sont assez naïves dans l’ensemble, colorées mais gardant un côté inachevé, pas ou mal fini, comme la vie de Charlotte. L’on sent l’artiste incapable de parfaire sa vision du monde dans un monde qui s’effondre dans la barbarie nazie, sous la botte des chemises brunes des SA avant les uniformes noirs des SS. La couleur est essentielle à la vie mais comment se projeter vers une forme d’achèvement lorsque l’on subit les pires persécutions ?
Le compositeur dirige lui-même l’Orchestre du Mozarteum de Salzbourg. Sa partition est accessible, fort belle même et permet pleinement au texte, sur un livret de Barbara Honigmann, d’après la pièce Leben ? oder Theater ? ein Singespiel, de Charlotte Salomon, de prendre toute sa dimension. L’orchestration est fine et souligne le texte, l’accompagne constamment, ne faisant pas en elle-même l’action de l’opéra, qu’elle laisse aux voix. Toutefois, dès cette Nuit de Cristal qui permet d’atteindre un premier climax, l’imagination créatrice semble s’épuiser et la seconde partie de la partition tourner un peu à vide, devenir plus banale, moins imaginative. Serait-ce un choix pour montrer que, dès la Nuit de Cristal, la nuit tombe sur l’orchestre ? Peut-être, mais il n’en demeure pas moins que cela nuit au développement musical et que l’on attendait plus d’une montée vers l’Épilogue, qui pouvait laisser béante la faille qui s’ouvrait, après la fin de la pièce et de la vie théâtralisée de Charlotte, sur la mort et la fin de sa vie réelle à Auschwitz. 
5 août 2014. 





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