
Moses possède donc l’idée de Dieu mais ne sait comment la faire partager au peuple. Aron possède lui le verbe pour le faire mais ne peut que tenter des formules qui trahissent l’idée. Dans le désert, certes, la pureté de la pensée vous nourrira, vous fera subsister, avancer. Dans ce désert, le Moïse présenté par Arnold Schönberg n’est pas celui de la Bible, mais l’homme, cet homme incapable de mener à son terme la mission qu’une voix sortie d’un buisson ardent lui a ordonné d’accomplir. Parlant de sa mise en scène à l’Opéra de Paris, Roméo Castellucci précise, dans l’essai présenté dans le programme de la soirée, sous le titre Dans le désert (pp. 44-45) : « J’ai voulu embrasser cette condition de la solitude humaine, aborder cet opéra en partant du troisième acte, véritable acte manqué. Ainsi, les mots qui illuminent cette mise en scène ne peuvent être que les derniers prononcés par Moses au moment de sa défaite : ‘O Wort, du Wort, das mir fehlt’. Imaginons que nous observions la scène depuis les hauteurs de cette phrase vertigineuse, dont la signification théologique possède une portée incommensurable. Regardons en arrière, nous voyons le début ». Avec la phrase suivante, Romeo Castelluci place le spectateur, celui qui voit, qui entend néanmoins les mots qui ne peuvent être dits, face au gouffre : « Nous n’avons pas le choix : nous ne pouvons continuer qu’à partir du gouffre ouvert par l’inaccompli ». Un gouffre ouvert par l’inaccompli, il n’est pas courant de se trouver face à une telle problématique sur une scène d’opéra et c’est une occasion extraordinaire que nous offrent ces représentations du rare opéra de Schönberg. Faisant le lien entre l’inaccompli et l’irreprésentable, Moses und Aron place tout le monde au bord du gouffre, metteur en scène, chef, musiciens, spectateurs. Comment représenter l’inaccompli et donc l’irreprésentable, comment chanter ces mots qui font défaut, comment diriger cette partition inachevée ? Pas d’issue et l’image du metteur en scène d’un désert infini semblant être un espace fermé dont on ne peut pas s’échapper nous happe totalement. Seul le silence sidéral peut être étroitement lié à la parole de Dieu dès l’épiphanie du buisson ardent. Le metteur en scène ne voit pas le caractère inachevé de cette œuvre à nulle autre pareille comme une limite, mais comme « une adroite stratégie philosophique destinée à renverser la perspective linéaire du chemin, de la sortie ».
Face à un metteur
en scène qui pense la pièce, qui a profondément quelque chose à dire sur cet
opéra entièrement centré sur le verbe qui fait défaut ou qui travestit l’idée, il nous faut continuer.
Avec les deux premiers actes, rien encore n’a été fondé et tout est encore
possible car tout est encore vain et confus. C’est dans ce désert que le désir
du veau d’or se fait sentir pour donner une nouvelle impulsion à l’exode. Dans
les images maniées avec talent par Roméo Castellucci, le désert devient alors
le symbole de ce verbe qui emprisonne et qui sanctifie Moïse sans son peuple.
Moses n’est pas capable de proférer des mots en lesquels il ne peut en
conséquence pas avoir confiance. Comme il n’est pas capable de proférer ces
mots essentiels, il n’est pas crédible auprès de son peuple, et c’est là tout
le drame de son être. Il y a là une ontologie indicible à la recherche
constante d’un médiateur capable d’énoncer ce qu’il y a au-delà du verbe. Aron
n’y trouvera qu'un fatras d’intentions cachées là où Moses voudrait un profond
silence, une ascèse du verbe qui ne peut se dire. Comment peut-il espérer alors
communiquer à son peuple ce qu’il a vu mais qui est invisible, ce qu’il a
entendu mais ne peut répéter, comment le peuple pourrait-il se représenter un
Dieu sans visage, sans nom, sans corps, infini, indicible, unique, éternel,
omniprésent. L’œuvre commence avec Moses qui clame ce qu’il ne pourra pas
développer plus avant : « Einziger,
ewiger, allgegenwärtiger, unsichtbarer und unvorstellbarer Gott ». Thomas Johannes Mayer donne corps à cet être comme à regret; l'on ne peut être ce qui doit transmettre l'essence de l'au-delà.
Aron est le frère
de Moses, un être parallèle, qui n’a pas accès à l’idée ni au message qu’elle
comporte mais à qui échoit par l’incurie de Moses la tâche irréaliste de dire
ce qu’il ne peut percevoir qu’à travers ce que son frère ne parvient pas à
exprimer. Il se fait hypostase du verbe mais avec désinvolture aux yeux de son
frère. Il ne reste rien du message originel que Moses souhaitait transmettre
dans les mots d’Aron mais l’un ne peut se faire comprendre et l’autre ne peut
comprendre. Il est difficile de parvenir au point où une absence devient lieu
de révélation. Romeo Castellucci termine son propos sur cette phrase, qui dit
tout son projet: « C’est l’image qui
fait tourner l’axe d’une rencontre impossible : la rencontre avec
nous-mêmes, non plus à travers le miroir d’une représentation, mais à travers
l’image scintillante d’un désert intérieur encore capable de nous inciter à
nous interroger sur ce que signifie être une personne ». John-Graham Hall est somptueux dans l'expression du verbe chanté pour nous faire entendre des lignes mélodiques fermées à Moses. Nous l'écoutons et courrons nus vers l'orgie du veau d'or pour satisfaire des sens plus immédiats que l'invisible et irreprésentable Dieu de Moses.

Comme le soulignait pour sa part le chef Philippe Jordan dans le programme de la soirée (pp. 38-41), interpréter Moses und Aron est un énorme défi pour les solistes, pour l’orchestre et pour les chœurs, qui occupent une place centrale, formant ce peuple d’Israël en plein exode. En une année de préparation sur l’œuvre mais en deux années de fréquentation des pièces de Schönberg dans le cadre d’un important cycle, Philippe Jordan cherche et trouve sinon l’évidence, en tout cas une forme d’aisance dans cette partition si difficile. Il y a dans le système de composition de Schönberg un certain artifice, en vue de donner au douze notes une autonomie qui lui permet de définir des équilibres ou une architecture qui vient contrer les intuitions de l’oreille, laquelle cherche à nous ramener, sur quelques notes à l’enchainement reconnu, vers une certaine idée de tonalité. S’il faut aux musiciens apprendre un langage mélodique extrêmement construit afin d’échapper à la représentation naturelle des tonalités, le travail doit également se faire pour le spectateur, s’il veut parvenir à pénétrer le discours du compositeur. Le chant d’Aron, qui est le premier à chanter la série complète de douze note qui forme toute la structure de l’œuvre, mais à la deuxième scène seulement, nous est évidemment plus immédiatement accessible que l’incapacité de Moïse à libérer son chant, qui reste contraint dans un sprechgesang complexe. Philippe Jordan souligne à juste titre que l’expression de ce rôle est dans les intervalles, comme dans les Passions de Jean-Sébastien Bach.

C’est une aventure que d’assister à ce Moses und Aron qui vaut d’être vécue par la qualité de l’ensemble de ses acteurs, musiciens, chanteurs solistes et choristes, chef et metteur scène. Si souvent la mise en scène d’opéra apparaît-elle contrite dans des visées trop simples, dans une absence de réflexion, dans une incapacité à projeter quelque idée que ce soit, dans la déconstruction parfois si complète du propos du compositeur que l’on ne s’y reconnaît plus, quand ce n’est pas tout simplement la laideur des décors, lumières et costumes, qu’il y a ce soir un vrai miracle à saluer. Sans doute ce genre d’œuvre est-il par définition hors de portée du commun et seul le travail de l’œuvre, de ce qu’elle est, de ce qu’elle représente et de ce que l’on peut en percevoir, permet d’oser la montrer en public. C’est à partir de ce gouffre ouvert par l’inaccompli que l’on est maintenant en mesure de continuer vers une meilleure intelligence de soi.
1er
novembre 2015.