vendredi 12 septembre 2014

OH ! HOMME, PREND GARDE !


Le Festival de Lucerne était placé cette année sous le thème de psyché, la puissance de la musique. Cette ψυχη en laquelle les Grecs voyaient le souffle de la vie, l’âme comme principe de vie et donc par extension la vie même. Trois concerts nous ont apporté trois souffles de vie bien différents, nous menant de Robert Schumann à Gustav Mahler, en passant par Johannes Brahms et Richard Strauss. Dans les programmes proposés, la puissance de la musique relève du souffle de l’amour, de la virtuosité, de la transfiguration, de l’espièglerie et de la nature.
Psyché divisée, mais apaisée
Le premier concert, le 28 août 2014, était entièrement consacré à Robert Schumann, nous proposant successivement l’Ouverture, Scherzo et Finale, opus 52, le Concerto pour piano, opus 54, et la Deuxième Symphonie, opus 61. Le Chamber Orchestra of Europe était confié à la direction de Bernard Haitink, le piano aux doigts de Murray Perahia.
L’essai en anglais de Thomas May, dans le programme de la soirée, titrait sur la psyché divisée de Schumann, sur sa quête de cohérence musicale. Il cite la biographie que John Daverio a consacrée à Robert Schumann, pour décrire la manière dont Schumann absorbait ce qui venait des premiers poètes et philosophes du romantisme comme « a notion of literature that could encompass all works of art through which the subject attempted to represent itself adequately ». En d’autres termes, « by extending beyond the portrayal of the sensible to a representation of Kant’s idea of reason, literature was meant to offer a solution to the problem of the subject unrepresentable to itself ». C’est ce que Schumann aurait envisagé en musique, dans le fameux dualisme de sa personnalité, représenté par lui-même sous les traits alternatifs d’Eusebius et de Florestan. Il y a plus. Si le souffle de vie fondamental de Schumann vient de la musique et de ses voix intérieures qui finiront par le submerger et le tuer, son âme est également profondément liée à celle de Clara, dans un amour absolu qui lui inspira ses plus belles pages. Il y a toujours chez Schumann une instabilité importante, celle qui le mènera à se jeter dans le Rhin puis à finir sa vie dans un asile d’aliénés. Il y a dans sa musique, pour qui accepte de la suivre, quelque chose qui place chacun face à ses propres faiblesses et c’est surtout vrai, me semble-t-il, de cette Deuxième Symphonie. Ecouter Schumann, l’entendre vraiment, c’est s’approcher dangereusement de la rive, avoir envie de se jeter à l’eau sans s’y noyer pourtant, surnager, revenir à soi, s’enivrer de l’amour pour Clara sans pouvoir l’exprimer.
Le Chamber Orchestra of Europe est un magnifique orchestre et Bernard Haitink nous offre un Schumann apaisé, comme s’il nous livrait ses mémoires d’outre-tombe. Chateaubriant n’écrivit-il pas lui-même dans la préface de ses Mémoires : « Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entrées les unes dans les autres : il m’est arrivé que, dans mes instants de prospérité, j’ai eu à parler de mes temps de misère ; dans mes jours de tribulation, à retracer mes jours de bonheur. Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant, ont produit dans mes récits une sorte de confusion, ou, si l’on veut, une sorte d’unité indéfinissable ; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau ; mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais plus, en achevant de lire ces Mémoires, s’ils sont d’une tête brune ou chenue ». Nous sommes le 14 avril 1846 lorsque Chateaubriand écrit ces lignes à Paris. Schumann, outre-Rhin, a trente-six ans et il vient de revoir et de publier la partition de l’Ouverture, Scherzo et Finale, opus 52, de finir le Concerto pour piano, opus 54 et surtout de terminer sa Deuxième Symphonie ; il mourra dix ans plus tard.
Les deux œuvres orchestrales qui suivent de près la Première Symphonie, opus 38, présentent d’importantes innovations et forment, avec elle, un ensemble de trois symphonies complémentaires, rédigées sur une période plus brève encore que la trilogie finale de Mozart, l’été 1788. Ouverture, Scherzo et Finale est un triptyque entier et non une symphonie inachevée, à laquelle manquerait un quatrième mouvement, en l’occurrence, un mouvement lent, qui serait venu classiquement en deuxième position. Après une création malheureuse à Leipzig le 6 décembre 1841, Schumann retouche sa partition à Dresde, à partir du 9 octobre 1845. Remaniée, l’œuvre sera publiée en 1846. Le premier mouvement fait penser à une ouverture féérique à la Obéron de Weber, à Mendelssohn ou à Berlioz. Pour compenser l’absence de mouvement lent, l’introduction, Andante con moto, prend une place essentielle, avec ses deux phrases alternées, qui représentent le matériau du triptyque. L’Allegro adopte une forme parallèle de sonate sans développement central, chère à Schumann mais tout aussi caractéristique des ouvertures d’opéras. Le Scherzo, vivo amplifie la forme de la gigue pointée, que l’on retrouve notamment dans les pièces pour piano, opus 32. Le Finale, Allegro molto vivace est volontaire et complexe. L’œuvre, manifestement destinée à séduire le public, en a pourtant toujours été boudée. Absence de repos central, crescendo agogique implacable, il y a là comme une douloureuse frénésie que la baguette subtile et poétique de Bernard Haitink tempère remarquablement, lui offrant a posteriori sinon le repos manquant, au moins l’apaisement de l’âge qui permet de voir, avec le recul d’une vie, les ombres qui portent Schumann, qui ce soir les regardait de loin.
Le Concerto pour piano, opus 54, représente la fusion de Robert et de Clara, de l’orchestre et du piano, dans une œuvre jaillissante et unitaire. Schuman, qui louait les concertos de Chopin depuis 1836, était parfaitement familier du genre, mais son concerto est passé par plusieurs étapes, commencé comme une Fantaisie refusée par six éditeurs, pour finalement trouver sa formulation finale. Double création, à Dresde le 4 décembre 1845, surtout le 1er janvier 1846, au Gewandhaus de Leipzig, avec Clara au piano et Mendelssohn à la direction. Double triomphe également, qui ne s’est jamais démenti depuis. L’amour de Clara est renforcé par la source de la création de Schumann, à rechercher dans les ouvertures de Léonore de Beethoven et par voie de conséquence dans Fidélio, cet hymne à la fidélité conjugale. Ah ! Meine Clara, was hast du für mich getan ? – Nichts, nichts, mein Florestan. Sous les doigts de Murray Perahia, la finesse et la poésie rejoignent la direction de Bernard Haitink. Le chef et le pianiste se connaissent parfaitement depuis des décennies et tous deux offrent ici ce même apaisement, celui qui pourrait être d’un couple qui, après de nombreuses années de mariage, les passions dépassées, se remémore leurs ardeurs débutantes. Il y a là comme un regard rétrospectif, la jeunesse pénétrant dans la vieillesse, la gravité d’années d’expérience attristant d’autres années légères, les rayons d’un soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant dans la composition et l’interprétation de l’œuvre.
En seconde partie de concert, la Deuxième Symphonie, en ut majeur, opus 61, complétait cette pénétration mutuelle de la jeunesse d’un Schumann mort jeune et de la vieillesse d’un chef qui, a 85 ans, porte sur les partitions qu’il dirige le regard d’une vie. Cette deuxième symphonie est en fait la quatrième composée par Schumann, après la Première, dite Le Printemps, l’Ouverture, Scherzo et Finale donné en première partie, et la première mouture de ce qui sera finalement décompté comme quatrième symphonie et se verra attribuer, après révision, le numéro d’opus 120. Créée par Mendelssohn au Gewandhaus de Leipzig le 5 novembre 1846, elle n’obtint pas le succès escompté, même si l’impression mitigée est rachetée par une reprise réussie le 16 novembre suivant. Les contemporains ont néanmoins senti l’ampleur de l’enjeu et complimentèrent Schumann d’avoir égalé le Beethoven de la Cinquième Symphonie, mais la durée, la longueur de l’introduction, la tonalité comme la formation instrumentale renvoient également à la Grande Symphonie en ut de Schubert. C’est la grande symphonie-drame de Schumann, aussi significative que les Musikdramen de Wagner. Gestation brève et fébrile de l’œuvre, orchestration plus lente ensuite, c’est une œuvre de convalescence après de long mois de maladie qui l’épuisèrent dans des hallucinations auditives qu’il ne parvenait pas à maîtriser. Dans une lettre du 2 avril 1849, Schumann expliquera : « J’ai composé la symphonie en décembre 1845, encore à moitié malade ; il me semble qu’on doit s’en apercevoir en l’écoutant. C’est seulement dans le dernier mouvement que je me suis senti moi-même de nouveau ; maintenant, je vais mieux, depuis que j’ai fini l’œuvre entière. Et pourtant elle me fait surtout penser à des jours sombres ». Même regard apaisé par le recul d’une vie plus longue dans la direction de Bernard Haitink, fusion toujours, interpénétration de la jeunesse et de la vieillesse, Schumann tel qu’il eût été, eût-il davantage vécu, restauration de son âme dans le souffle d’une vie.
Psyché virtuose, transfigurée, mais espiègle
Avec le deuxième concert, c’est le Royal Concertgebouw Orchestra, sous la direction de Mariss Jansons qui occupait la scène. Pour ouvrir cette soirée du 5 septembre 2014, le Concerto pour violon de Brahms était confié à l’archet de Leonidas Kavakos. Aujourd’hui l’un des concertos pour violon les plus joués, l’œuvre a cependant eu du mal à s’imposer. Elle déplaisait. Pablo Sarasate avait eu à son sujet ce mot a posteriori peu inspiré : « Me croyez-vous assez dépourvu de goût pour me tenir sur l’estrade en auditeur, le violon à la main, pendant que le hautbois joue la seule mélodie de toute l’œuvre ! ». Gabriel Fauré la trouvait quant à lui triste et monotone. Pourtant le premier mouvement présente une physionomie très proche de celui du Concerto de Beethoven, en ré majeur à ¾, amplement charpenté en forme sonate. Dans ce premier mouvement tout est pourtant mis en œuvre pour faire briller le soliste, en lui posant de redoutables problèmes techniques à surmonter – ce que fait parfaitement Leonidas Kavakos, sans effort apparent, montrant par là la suprême maîtrise qu’il a de cette partition qu’il joue régulièrement. Brahms n’a pas composé de cadence et celle que l’on joue habituellement et notamment ce soir là, est celle écrite par Josef Joachim, dédicataire de l’œuvre. L’Adagio central commence par une introduction orchestrale où l’on entend la mélodie de hautbois décrite par Sarasate, lequel oubliait dans son ire que le violon la reprend immédiatement et l’ornemente de façon expressive pour peu à peu nous guider vers la fin du mouvement, qui se termine dans un sentiment extatique. Le Finale, Allegro giocoso, ma non troppo vivace, puis Poco più presto, est un rondo librement traité. Dans les choix de tempi de Jansons et Kavakos, l’on insistait ici essentiellement sur le non troppo. Le geste est ample, respire. L’orchestre est loin de se limiter à une simple mission d’accompagnement et est traité d’une façon très symphonique, avec un instrument soliste complètement en dehors de l’orchestre. Pour en donner une interprétation réussie, il faut donc tout à la fois un grand soliste, un grand orchestre et un grand chef, ce que nous avions ce soir. Les timbres de l’orchestre sont fabuleux et le hautbois notamment mérite tous les éloges, que l’on aurait cependant tort de refuser aux autres pupitres, des vents en premier lieu. Il y a encore dans cet orchestre une identité sonore qui lui est propre et qui fait que l’entendre suffit à faire de la soirée un événement exceptionnel.
En seconde partie de programme, deux poèmes symphoniques de Richard Strauss, aux ambiances bien différentes. Tod und Verklärung a été créé à Eisenach, sous la direction du compositeur, le 21 juin 1890. Lors de la première viennoise de l’œuvre, dirigée par Han Richter, le 15 janvier 1895, le critique Edouard Hanslick écrivit que le talent de Strauss ne pouvait que le mener vers le drame musical. Chose curieuse, le poème d’Alexandre Ritter a été écrit après la partition de Strauss. L’on y voit un homme gisant dans un misérable réduit, à peine éclairé par une veilleuse. La mort l’approche, il halète péniblement, la lutte, la terreur l’épuisent. Il s’accroche un instant à une image paisible, un souvenir d’enfance dans un répit par trop fugace. La mort se précise, la lutte s’intensifie mais l’énergie du désespoir pousse le mourant vers la vision de la délivrance. Il voit défiler devant lui les étapes de sa vie, l’innocence de son enfance, les jeux de l’adolescence, les combats de la maturité, les épisodes amoureux aussi. La lutte contre la mort s’avère enfin inutile et son âme trouve outre-tombe la paix à laquelle elle aspirait. C’est l’épisode final, serein, lumineux, de la transfiguration.
Jansons adopte des tempi amples, comme dans le concerto de Brahms, ce qui permet aux différents pupitres de l’orchestre de briller de toute leur beauté sonore.
Avec les Joyeuses équipées de Till l’Espiègle, on change de registre même si l’on reste dans l’un des exemples les plus poussés de musique à programme. Strauss se contente de souligner l’anecdote sans l’analyser, de sorte qu’il faut connaître ces équipées légendaires pour apprécier la partition. Strauss rompt ici franchement avec la gravité de ses autres poèmes symphoniques, pour aborder la légèreté, approcher la bouffonnerie avec un sens de l’humour qu’on lui retrouvera dans Der Rosenkavalier ou Ariadne auf Naxos. Le célèbre motif de Till est d’abord confié au cor, usuellement présenté, et c'est particulièrement vrai ce soir, comme l'âme, cette psyché, de l'orchestre. Till est un joyeux farceur bousculant à cheval les femmes du marché, courtisant les jolies filles, s’amourachant vainement de l’une d’elle. Il en vient à développer des thèses hallucinantes devant de pédants philistins, sifflote, ironique, une chanson des rues. Il devient de plus en plus insupportable, son cynisme, sa désinvolture, dérangent le peuple qui se saisit de lui, le juge et le condamne ; il finit pendu haut et court. L’humour reste immortel dans la riposte des dernières mesures de l’œuvre, dans lesquelles Romain Rolland voyait du Mendelssohn très raffiné.  
Transition difficile après le poème précédent au programme moins frivole, mais réussie. Démarrant tranquillement la partition, les joyeuses équipées de Till l’Espiègle s’emballent dans des accélérations qui montrent la virtuosité extraordinaire de cet orchestre, jusqu’au clin d’œil final. Heureusement que l’humour est éternel, il permet d’alimenter aussi la psyché des hommes, qui serait bien triste autrement.
Psyché angoissée, mais lumineuse
Troisième soir enfin, le 8 septembre 2014, avec l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, dirigé par Alan Gilbert. Au programme la Troisième Symphonie de Gustav Mahler, celle qui contient sans doute le souffle de vie le plus vaste, le plus important, qui embrasse, dans le songe d’un matin d’été, plus exactement dans le travail de deux étés successifs, de 1895 et 1896, la Création toute entière. Après avoir écrit, selon ses propres termes, avec tous les moyens techniques à sa disposition, sa première symphonie cosmique, puis la deuxième, la composition de la Troisième Symphonie semble avoir été pour Mahler moins complexe que les deux précédentes, une vraie lune de miel avec sa muse, se plaisait-il à relever. Cette pièce hors norme est un gigantesque hymne à la nature, celle dont il pouvait profiter dans ses retraites estivales sur les hauts de l’Attersee et des montagnes environnantes.
On connaît la célèbre anecdote de Bruno Walter visitant son mentor cet été là et regardant le paysage, lorsque Mahler lui dit qu’il n’avait pas besoin de s’en soucier, qu’il avait déjà tout mis dans sa partition. En allemand, la citation est plus intéressante : « Sie brauchen gar nicht mehr hinzusehen – das habe ich schon alles wegkomponiert ». Par ce terme de « wegkomponiert », l’on sent mieux à quel point Mahler a retiré le paysage du décor naturel pour le porter tout entier dans sa partition, au point qu’il n’y a, littéralement, plus rien à voir autour de lui.
L’introduction représente, selon le programme bien connu de l’œuvre, l’éveil de Pan, avant que l’été ne fasse son entrée avec le cortège de Bacchus. La deuxième partie raconte le monde, avec des mouvements successifs aux titres évocateurs : ce que me content les fleurs des champs, les animaux de la forêt, l’homme, les anges, puis enfin l’amour. Dans cette œuvre transparaît également le grand lecteur de Nietzsche qu’était Mahler, avant de s’en détourner complètement, sa vision du monde ne pouvant s’accorder avec le refus total par Nietzsche du concept traditionnel de Dieu. Avec le Gai savoir, l’homme consent à ignorer les vérités essentielles, il doit saisir une pensée et bondir à la suivante. Il doit absolument, comme Zarathoustra, chanter et danser, être joyeux dans l’innocence, sans rechercher ailleurs réconfort ni protection.
C’est un passage de Also sprach Zarathustra que retient Mahler comme texte de son quatrième mouvement, supérieurement chanté ce soir par Gerhild Romberger, qui ouvre sur un O Mensch sorti comme un souffle aux origines inouïes, qui vient du plus profond de soi, de la vie exprimant l'âme à la recherche du souffle infini de la nature, de la profondeur de la nuit et des rêves les plus profonds, ceux qui portent le désir vers l'éternité : 
O Mensch ! Gib acht !
Was spricht die tiefe Mitternacht ?
Ich schlieff ! Ich Schlieff !
Aus tiefem Traum bin ich erwacht !
Die Welt ist tief !
Und tiefer als der Tag gedacht !
Tief ist ihr Weh !
Lust – tiefer noch als Herzeleid !
Weh spricht : Vergeh !
Doc halle Lust will Ewigkeit !
Will tiefe, tiefe Ewigkeit !
 
Les points d’exclamation à chaque fin de vers disent l’outrance habituelle de Nietzsche et la puissance de la partition de Mahler. Est-ce là donc ce que l’homme conte au compositeur ? Cette profondeur de la nuit, de la détresse, de la souffrance, mais heureusement, toute joie cherche l’éternité, cette éternité lumineuse que les chœurs de femmes et d’enfants apporteront au mouvement suivant, avant le grand Finale, marqué Langsam, Ruhevoll, Empfunden. Il y a beaucoup de retenue dans les indications de la partition, dont la plus sensible est sans doute ce Unmerklich drängend (mesure 214) qui dit tant de choses.
L’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig est merveilleux dans ces pages de Mahler qu’il connaît si bien depuis si longtemps. L’on attendait moins sans doute dans ce répertoire le chef américain Alan Gilbert que Riccardo Chailly, initialement annoncé dans le programme du festival. Il dirige cette partition titanesque avec beaucoup de passion et d’amour, sans parvenir à y mettre toute la recherche que l’on pouvait attendre de Chailly. Les dernières mesures manquaient un peu de cette tension que l’on sentait si palpable à Vienne avec Bernstein par exemple, tension qui doit nous laisser le souffle apaisé, dans une paix complète et sincère que l’on parvenait néanmoins à trouver suffisamment pour ne pas vouloir sortir vers un retour au monde. Dans la nuit, sur les bords du Lac des Quatre Cantons, il n’y avait plus de paysage autre que la mémoire de cette partition essentielle.
10 septembre 2014




samedi 6 septembre 2014

LA VIE OU LE THEATRE ? LA QUÊTE D’IDENTITE DE CHARLOTTE SALOMON


Un opéra sur la Shoah, titrait un article du Monde retraçant la création à Salzbourg de l’œuvre commandée à Marc-André Dalbavie par le Festival. L’analyse est un peu courte car il y a bien plus que la Shoah dans cette pièce, qui ne la montre pas mais se concentre au contraire sur une personne, un particulier, une artiste qui se développe dans la barbarie nazie avant que de finir exécutée à Auschwitz le 10 octobre 1944.
Le Prologue se passe à Villefranche-sur-Mer, durant la deuxième guerre mondiale, où la jeune artiste juive Charlotte Salomon a fui l’Allemagne nazie et Berlin, afin d’y retrouver ses grands-parents, qui vivent en exil dans le sud de la France. C’est là qu’elle met la première main à son œuvre : Leben ? oder Theater ? Ein Singespiel, dans laquelle elle relate son histoire et celle de sa famille. Elle appelle les protagoniste un par un sous des noms fantaisistes, s’appelant elle-même Charlotte Kann.
Au premier acte, Charlotte se souvient des temps où son père, un médecin, épousait en secondes noces la chanteuse Paulinka Bimbam, qui amena la vie et la musique dans leur maison de Charlottenburg. Quelques années auparavant, la mère de Charlotte, Franziska, s’était défenestrée et l’on avait dit à l’enfant alors âgée de neuf ans, qu’elle était morte de la grippe. Charlotte visite Rome avec ses grands-parents et se décide à étudier la peinture. Bien que juive, elle entre à l’Académie des Arts de Berlin. Après l’arrivée au pouvoir de Hitler, le 30 janvier 1933, le Dr Kann, son père, et Paulinka Bimbam se voient interdire l’exercice de leur profession et celui-là va proposer au Ministère de la Propagande l’établissement d’une Association culturelle des Juifs Allemands, afin que les artistes juifs puissent continuer leurs activités. Il se verra offrir la réponse que c’est une excellente suggestion, mais qu’il est simplement dommage qu’elle vienne d’un Juif. L'association verra bien le jour et, si son idée partait du bon sentiment de protéger les artistes juifs afin de leur permettre de continuer de vivre aussi normalement que possible, le pouvoir en place en fit rapidement une source supplémentaire de persécution.
Au second acte, le professeur de chant Amadeus Daberlohn rencontre Paulinka BimBam sur recommandation du Professeur Klinklang et commence à lui donner des leçons. Il en tombe amoureux et envisage d’en faire la plus grande chanteuse au monde. Il rencontre Charlotte lors d’un réveillon de Noël et montre de l’intérêt pour sa peinture. Elle en tombe amoureuse et lui présente un ouvrage illustré pour son anniversaire. Il n’a plus de temps pour elle et elle s’en désespère, refusant de le revoir. Le 9 novembre 1938, c’est la Nuit de Cristal. Le Dr Kann est arrêté et envoyé dans un camp. Usant de ses relations, Paulinka parvient à le faire libérer. Complètement abruti par les conditions de sa détention, il rentre chez lui et retrouve les siens. L’exil est inévitable et Charlotte se prépare à rejoindre ses grands-parents dans le sud de la France.
Épilogue. A Villefranche-sur Mer, Charlotte est relativement éloignée de la guerre. Après une tentative de suicide de sa grand-mère, Charlotte tente de lui redonner goût à la vie, en vain, puisque celle-ci se défenestre également, comme sa fille quelques années plus tôt. C’est ainsi que Charlotte apprend la vérité sur la mort de sa mère, de même que sur celle de plusieurs des membres de sa famille, tous suicidés de la même manière ; elle redoute de subir le même sort. Une directive du gouvernement français ordonne l’internement de tous les Allemands présents au sud de la France. Charlotte et ses grands-parents sont emmenés dans le camp de Gurs. Ils sont néanmoins rapidement libérés du fait du grand âge du grand-père et retournent à Villefranche-sur-Mer. Afin de ne pas devenir folle, Charlotte décide de recréer sa vie en peinture et en textes. Elle trouve son grand-père particulièrement difficile à supporter, l’empoisonne et confesse son crime à Daberlohn. Leben ? oder Theater ? est terminé.
Comme on le voit du résumé de l’action, la Shoah n’est guère présente dans l’œuvre de Charlotte Salomon, ne serait-ce que parce qu’elle est antérieure à la mise en œuvre de la solution finale. Elle ne manque par contre pas à présenter l’Allemagne nazie des années la précédant, celles que Saul Friedländer a appelé les années de persécution. Si Charlotte Salomon finit bien assassinée à Auschwitz le 10 octobre 1944, dans ces années d’extermination qui suivirent, cela n’apparaît pas dans la pièce qui sert de support au livret de l’opéra de Marc-André Dalbavie. Opéra sur la persécution, sur l’intolérance, sur les déchainements du nazisme dès sa prise de pouvoir, sur la survie dans de telles conditions et les souffrances que l’on endure.
L’idée force de Marc-André Dalbavie vient du dédoublement du rôle de Charlotte, un rôle parlé, en allemand, interprété par Johanna Wokalek, et un rôle chanté, en français, par Marianne Crebassa. Ce procédé intelligent offre des opportunités de dialogue entre l’artiste et elle-même, dans le personnage qu’elle met en scène sous le pseudonyme de Charlotte Kann. Je est un autre écrivait déjà Arthur Rimbaud. Ce nom même de Kann a un sens ainsi orthographié, alors que l’on attendrait davantage un Kahn. Charlotte Kann (können) peut littéralement ce que la réalité de sa vie ne lui permet pas : créer ses œuvres librement. Dans la vie réelle, Charlotte ne peut s’exprimer normalement, c’est-à-dire, à l’opéra, chanter. Se recréer dans un personnage fictif lui offre de recouvrer l’opportunité d’une parole libre, chantée. Le choix des langues est également important dans le même sens. L’allemand est la langue parlée, la langue contrainte par le nazisme, cette lingua tertii imperii décrite par Victor Klemperer, qui ne peut se permettre aucun lyrisme, aucun chant car la culture et l'esprit ont été éradiqués de la novlangue nazie. Le français est langue de liberté, liberté qui permet le chant.
La mise en scène de Luc Bondy nous place sur la scène de la Felsenreitschule devant une enfilade de pièces ouvrant sur des portes ou des fenêtres au lointain par lesquelles les personnages entrent et sortent. Entre les pièces des portes permettent également des mouvements transversaux. La narratrice (bien que seule, elle prend une certaine dimension des chœurs antiques grecs) se trouve d’abord cantonnée sur le côté de la scène, hors de l’action, avant d’y pénétrer pleinement, de la suivre et de la guider, de faire corps, mais toujours deux corps, rapprochant mais ne fusionnant jamais les deux Charlotte. L’entrée brutale des SA durant la Nuit de Cristal reste un moment particulièrement fort de ce théâtre de la vie, surtout dans une ville comme Salzbourg qui porte encore les marques de la période nazie, par exemple par la mention d’un cloître de la vieille ville réquisitionné et qui servit de siège à la Gestapo, ou celle des travailleurs forcés morts dans la reconstruction du principal pont enjambant la Salzach. L’on sent à la réaction du public que cette histoire demeure un vécu mal assimilé et dérangeant et c’est heureux à une époque qui voit l’extrême droite revenir en force dans plusieurs pays européens.
Les décors, de Johannes Schütz se limitent à des projections de tableaux de Charlotte Salomon sur les cadres offerts par l’alignement des pièces. Ces peintures sont assez naïves dans l’ensemble, colorées mais gardant un côté inachevé, pas ou mal fini, comme la vie de Charlotte. L’on sent l’artiste incapable de parfaire sa vision du monde dans un monde qui s’effondre dans la barbarie nazie, sous la botte des chemises brunes des SA avant les uniformes noirs des SS. La couleur est essentielle à la vie mais comment se projeter vers une forme d’achèvement lorsque l’on subit les pires persécutions ?
Le compositeur dirige lui-même l’Orchestre du Mozarteum de Salzbourg. Sa partition est accessible, fort belle même et permet pleinement au texte, sur un livret de Barbara Honigmann, d’après la pièce Leben ? oder Theater ? ein Singespiel, de Charlotte Salomon, de prendre toute sa dimension. L’orchestration est fine et souligne le texte, l’accompagne constamment, ne faisant pas en elle-même l’action de l’opéra, qu’elle laisse aux voix. Toutefois, dès cette Nuit de Cristal qui permet d’atteindre un premier climax, l’imagination créatrice semble s’épuiser et la seconde partie de la partition tourner un peu à vide, devenir plus banale, moins imaginative. Serait-ce un choix pour montrer que, dès la Nuit de Cristal, la nuit tombe sur l’orchestre ? Peut-être, mais il n’en demeure pas moins que cela nuit au développement musical et que l’on attendait plus d’une montée vers l’Épilogue, qui pouvait laisser béante la faille qui s’ouvrait, après la fin de la pièce et de la vie théâtralisée de Charlotte, sur la mort et la fin de sa vie réelle à Auschwitz. 
5 août 2014. 





UNE EXPERIENCE SYMPHONIQUE


Dans l’intégrale des symphonies de Bruckner donnée cette année au Festival de Salzbourg, l’on trouve évidemment les immenses cinquième ou huitième, mais aussi les premières, moins connues, forme de laboratoire sans doute de ce qui deviendra par la suite l’art du Maitre de Saint-Florian. Qui doit se confronter aux deux premières symphonies peut ainsi avoir l’idée qu’il passe à côté des grandes pièces, que le rôle qu’on lui réserve n’est que de seconde zone, qu’on lui propose des pages dans lesquelles il n’aurait pas grand chose à dire et que sa direction sera bien éclipsée par d’autres. Ce serait se tromper et l’on ne percevait chez Philippe Jordan aucune arrière pensée, au contraire un réel plaisir à se confronter à ses pages rares au concert, sans compter que, diriger à Salzbourg l’Orchestre philarmonique de Vienne, quel que soit le programme et même en matinée, reste une marque de prestige pour un jeune chef prometteur.
Comme souvent les symphonies de Bruckner, la partition de la Deuxième a été retouchée et c’est dans la seconde façon, de 1877, qu’elle était donnée ce matin. Bruckner a commencé sa première symphonie, qu’il a ensuite perçue comme une œuvre d’apprentissage et qui reste connue aujourd’hui sous le surnom de Studiensymphonie (1863). Sa deuxième partition symphonique est comptée comme la première, dans sa version originale de Linz (1865-1866). Ce qui sera ensuite, dans un premier temps, sa « Deuxième Symphonie » sera rejeté par le compositeur et garde aujourd’hui le bizarre patronyme de « Nullte », de symphonie annulée, retirée du catalogue. Ce qui est aujourd’hui compté comme la Deuxième Symphonie (1871-1872, révisée en 1875-1876, première édition de Léopold Nowak, créée à Vienne le 20 février 1876) de Bruckner en est ainsi en réalité la quatrième, preuve d’une maîtrise de la composition qui devrait assurer à l’œuvre une meilleure place dans les programmes de concerts, surtout que sa longueur, une cinquantaine de minutes, n’est pas celle des immenses monuments qui suivront. La seconde version de cette pièce donnée aujourd’hui sera créée presque deux ans après la première, à Vienne également, le 16 décembre 1877.
Cette « Anti-héroïque », comme la qualifie le musicologue Benjamin-Gunnar Cohrs, se compose assez classiquement de quatre mouvements (comme toutes les symphonies de Bruckner, lequel ne cherchera jamais à construire des œuvres en cinq ou six mouvements, sinon plus, comme déjà Beethoven l’avait esquissé et comme surtout Mahler le développera). Elle contient plus de réserve que la première, les nombreux silences visant à rendre plus compréhensible l’articulation formelle de l’œuvre et surtout à permettre au public de mieux surmonter les contrastes abrupts de la partition. Les éléments classiques sont davantage apparents dans cette deuxième symphonie que dans la première, avant des développements plus ambitieux dès la troisième qui suivra rapidement. Même si l’on suit la perception de Benjamin-Gunnar Cohrs, il n’en demeure pas moins que cette deuxième symphonie reste celle qui doit le plus à l’idéal développé par Beethoven, celle aussi dans laquelle la révérence wagnérienne est la moins présente. Il n’en demeure pas moins que tous les signes caractéristiques du style de Bruckner sont bien présents dans ces pages, depuis les vagues de crescendi jusqu’à ce que l’on appelle en général le rythme de Bruckner, et que cette symphonie occupe une place centrale dans le développement de ce style. Les dimensions en sont élargies, les thèmes regroupés en thématiques complexes et, surtout, pour la première fois les mouvements extrêmes, le Moderato initial et le Finale : Mehr schnell, sont reliés par des motifs communs.
Dans le programme de ce matin et dans la volonté de Philippe Jordan, le Te Deum de Bruckner s’enchaînait sans interruption à la symphonie. Créé le 10 janvier 1886 à Vienne, il repose comme tous les Te Deum sur un texte compilé il y a plus de mille cinq cents ans à partir de versets de psaumes, comme chant de louange, action de grâce et prière. Dans la composition de Bruckner, le chœur commence à l’unisson, un seul son pour louer un seul Dieu, un do répété sur le mot Deum. Les premiers pas de la polyphonie, aujourd’hui considérés comme archaïques, sont évoqués par les premiers intervalles de l’orchestre, qui arpente l’octave à travers quartes et quintes, les modes tonaux modernes de majeur et de mineur restant tenus à l’écart tant que le texte exprime la louange de Dieu. Lorsque le texte descend vers la Terre, le compositeur offre des intervalles resserrés de seconde. La mélodie présente des affinités avec le chant du début du Moyen-Âge, que nous avons déjà relevées dans la Messe donnée en ouverture spirituelle avec une Ode de Hildegarde von Bingen et une création de Samir Odeh-Tamimi. Ensuite, la déclamation et la psalmodie portent bien les habits symphoniques du 19ème siècle, comme chez Liszt ou Berlioz. Comme le soulève Mathias Thiemel dans la présentation de l’enregistrement de l’œuvre sous la direction de Sergiu Celibidache (Coffret Bruckner, EMI) : « Il est vrai que, dans la pratique, les désignations de caractère ou encore la notion du sublime ne peuvent avoir qu’une fonction indicative. La musique et sa bonne exécution sont fondées sur un processus vécu qui renvoie bien au-delà du langage verbal. Ce qui est musicalement essentiel possède sa particularité dans le fait de se soustraire à la saisie thétique (objectivante) en général ».
Dans la lecture de Philippe Jordan, l’on perçoit cette ampleur épique, qui prend le pas sur l’émotion dramatique dans l’exécution de la Deuxième Symphonie. Enchaînant avec le Te Deum le temps que se placent le Chœur et les solistes (et que remue le public qui a, en bonne partie, cru à un usuel entracte dont le programme ne faisait toutefois pas mention), Philippe Jordan est toujours à l’écoute et réalise chaque instant avec un sérieux existentiel moins inflexible, plus séculaire, que celui de Celibidache mais avec tout le dévouement approprié à ces pages magnifiques. La Soprano Olga Peretyatko, la Mezzo Sophie Rennert, le Ténor Pavol Breslik et la Basse Tobias Kehrer, en avant du Konzertvereinigung Wiener Staatopernchor, dirigé pour les représentations salzbourgeoises par Ernst Raffelsberger, complétaient un solide tableau sous la baguette inspirée de Philippe Jordan, dont on sent la préparation minutieuse confirmer le grand talent d’un chef qui prend résolument place au sommet de la jeune génération appelée à succéder aux Abbado, Hatink et autres Blomsted.
4 août 2014.