Les Wiener
Philarmoniker sont chez eux à Salzbourg, leur résidence d’été depuis la
fondation du Festival en 1920. Ils demeurent également un orchestre masculin,
une seule femme au dernier rang des violons dans la première partie, une
seconde au fond des altos dans la seconde, c’est peu dans des partitions aussi
fournies. Pour ce cinquième concert de l’année au Grosses Festspielhaus, donné deux fois, la première en matinée, le
25 août 2012, et la seconde, en soirée, le surlendemain, l’affiche offrait en
effet un Quatrième Concerto pour piano
de Beethoven avec Murray Perahia, puis une Neuvième
Symphonie d’Anton Bruckner, le tout sous la direction de Bernard Haitink.
Le chef connaît parfaitement cet orchestre qu’il dirige souvent et l’on sent
une parfaite harmonie entre tous ces musiciens. De même, il connaît
parfaitement Murray Perahia, pour avoir
notamment enregistré avec lui, il y a près de trente ans, une intégrale
remarquable des concertos de Beethoven.
Leur association était particulièrement
prometteuse donc, et les Salzburger
Nachrichten ont eu raison de relever, après le premier concert, que Murray
Perahia était sans doute le soliste idéal dans le Quatrième Concerto, en sol majeur, de Beethoven. La genèse de cette
pièce est intimement liée à la composition de la Cinquième Symphonie et de Léonore,
première version de ce qui sera finalement Fidelio,
et à la relation amoureuse de Beethoven avec Joséphine, Comtesse Deym, née
Brunswick. Il y a entre ces œuvres une dynamique de la pensée qui tend à
quelque chose de ganz neu, comme en
témoigne ce concerto aux gestes hardis, qui n’en demeure pas moins une pièce
appelée à mettre en valeur les qualités du soliste dans un concert public.
Contrairement à l’habitude, c’est une courte phrase du piano seul qui ouvre
l’œuvre, entrée en matière surprenante de simplicité avant de plonger dans une
écriture audacieuse, tant sur le plan harmonique que de la forme. Il y a
notamment, dans le deuxième mouvement, qui oppose le piano à l’orchestre des
tensions fortes et inquiétantes dans une dramatisation du discours. L’on y sent
quelqu’un à genou, devant le destin, la femme qu’il aime ou simplement sa
propre musique, qui parvient à renouer le dialogue à force de persuasion pour
reprendre finalement le dessus et nous emporter dans le Finale, Rondo, Vivace.
Murray Perahia était d’une parfaite musicalité
dans une partition maîtrisée de bout en bout, dans une plénitude de jeu qui
trouvait en l’orchestre un partenaire idéal aux timbres d’une richesse toujours
confondante sous une telle baguette.
La suite du programme pose clairement la
question de l’infini et de l’inachevé. Dans sa dernière symphonie, Bruckner se
tourne vers Dieu, mais il n’achève pas. Pourtant, l’on a voulu chercher à
l’œuvre un achèvement jusque dans des falsifications de la partition qui
devinrent une sorte de tradition intouchable, de celle que Mahler qualifiait
volontiers de schlamperei. Dans cette
même salle du Grosses Festspielhaus,
avec ces mêmes Wiener Philarmoniker,
un soir d’août 2002, Harnoncourt m’avait littéralement passionné par un exposé
d’une recherche profonde, présenté dans un allemand d’une rare élégance. Ouvrant sur la question
fondamentale : « Warum hat
man eigentlich 100 Jahre lang gedacht, es gäbe nichts von diesem 4. Satz? », il démolit le mythe d’une
pratique et d’une critique musicales inféodées à une fidélité mal comprise à
l’œuvre. Il en était fini de la légende d’une décrépitude intellectuelle de
Bruckner à la fin de sa vie qui ne lui eût permis que de gribouiller un tas
d’esquisses incohérentes. Ces esquisses étant inexploitables au cliché d’une
rigueur prussienne de mise à l’époque, l’on a forgé des trois premiers
mouvements un tout que l’on présentait comme cohérent. La symphonie était
inachevée mais n’exigeait pas d’être achevée, selon Ferdinand Löwe, le chef qui
en assura la création. L’idée s’en répandit.
Les recherches ont montré que la Neuvième Symphonie, commencée le 12 août
1887, était conçue en quatre mouvements et Bruckner travailla un an au moins au
finale, dont la composition était en grande partie terminée en juin 1886,
l’orchestration seule n’étant pas achevée. Harnoncourt nous exposant les règles
de l’art, les harmonies et les
différentes voies de ces esquisses, il portait cette œuvre inachevée à l’infini
de Dieu, dédicataire d’une véritable profession de foi. L’attention accordée
par Bruckner à la musique ancienne (caractéristiques des tonalités, rhétorique, principe du Tactus, structure des mouvements,
théorie des passions et figuralisme, selon l’essai de Benjamin-Gunnar Cohrs,
publié avec le disque de ce concert) fait le lien avec les préoccupations plus
habituelles d’Harnoncourt et explique sans doute qu’il se sentît aussi
passionné par le débat qu’il avait conscience d’ouvrir. Bruckner pousse
néanmoins jusqu’aux formes sonores les plus hardies, à la limite de l’atonalité,
ce qui fit évoquer à Harnoncourt, dans ses commentaires, une troisième Ecole de
Vienne. Les liens vers ce finale longtemps inexistant existent cependant,
notamment dans un motif d’une gamme descendante de la grâce divine, issue du
thème principal du premier mouvement, qui devient dans l’Adagio un grave choral aux tubas qualifié d’adieu à la vie pour
finir en choral solennel dans le Finale. Quant au motif dit du Horngang, symbole ancien pour le cycle
et l’éternité, il devait sans doute être le but ultime de l’œuvre, ce qui fit
dire à Sergiu Celibidache que, dans cette symphonie, la fin serait le début,
autre voie vers l’infini comme vers l’inachevé. Comme le relève encore
Benjamin-Gunnar Cohrs, « Tous les
motifs de tous les mouvements sont dérivés du matériau contenu dans les 74
premières mesures du premier mouvement et développés l’un dans l’autre, au sens
de la définition du mouvement sonate classique. Ils sont soumis à des processus
de mutation uniques, par leur rigueur logique et leur perfection artistique,
dans l’œuvre de Bruckner ».
Dès lors, la thèse que Bruckner
n’aurait rien produit de sérieux pour le finale n’est plus philologiquement
défendable depuis dix ans au moins. Harnoncourt plaidait donc pour que l’on
cessât de transfigurer cet Adagio en
un Finale au profit de la conception voulue par Bruckner d’un quatrième
mouvement dont l’audace n’était guère comparable avec les clichés véhiculés sur
le compositeur. En 2012, c’est de Berlin et de Rattle que vint la révélation de
ce Finale reconstitué, Misterioso, Nicht schnell. Les travaux
d’édition de Samale, Phillips, Cohrs et Mazzuca ont permis de déterminer que,
sur environ 650 mesures, 600 étaient écrites en partition d’orchestre de la
main de Bruckner ou bien clairement reconstituables sur la base des esquisses
développées qu’il avait laissées. Ce Finale
apparaît construit sur un matériau très discipliné concentré dans une double
fugue que Simon Rattle qualifie de supernova et dans lequel, selon lui, « il y
plus de Bruckner qu’il n’y a de Mozart dans le Requiem ». Il
est vrai que l’écoute de cette symphonie complétée, enfin en quatre mouvements,
se développe de manière très différente que la grande arche en trois mouvements
que l’on cherchait à présenter comme complète depuis un siècle.
Se pose alors la question de
déterminer aujourd’hui que faire d’une interprétation de la Neuvième Symphonie de Bruckner. Dans
quelle mesure une approche en trois mouvements est-elle encore défendable ?
Il est vrai que la discussion est la même pour les différentes œuvres laissées
inachevées par leur auteur à sa mort et finies par d’autres. Il demeure
d’ailleurs des tenants du refus de jouer autre chose de la Dixième Symphonie de Mahler que son Adagio initial, seul mouvement terminé par Mahler avant sa mort.
Rattle, encore lui, ou Chailly, ont cependant définitivement démontré toute la
pertinence d’une exécution de la symphonie complète dans l’édition de Deryck
Cook. D’un autre côté, il ne viendrait certainement à personne l’idée de jouer
le Requiem de Mozart dans une forme
inachevée laissée par le compositeur à sa mort, ni de revenir à une
représentation de Lulu de Berg sans
son troisième acte. L’avenir nous dira le sort réservé à l’accueil de ce quatrième
mouvement d’une symphonie qui prend là profondément un autre sens.
A la tête des Wiener Philarmoniker dans ces deux
concerts, Bernard Haitink est resté résolument encré dans la version
traditionnelle en trois mouvements. Sa maîtrise de la partition et de
l’orchestre, sa très longue expérience des symphonies de Bruckner aussi, nous
ont livré une interprétation de très haut niveau. Comment ne pas ressentir dans
cette interprétation livrée avec foi, toute l’affirmation, fût-elle dernière,
que tout quatrième mouvement serait inutile, voire contreproductif ? Le
programme de la soirée ne faisait nulle mention d’un quatrième mouvement,
restant dans la ligne de la longue tradition d’une vision en trois mouvements
considérée comme définitive. C’est
tout juste si, dans ses dernières lignes, Jürgen Ostmann consentait à
mentionner au sujet de l’Adagio :
« Zwar sollte nach seinem Willen mit
diesem Adagio noch nicht das letzte Wort gesprochen sein. Der Satz ist kein
Finale – und dennoch bildet er einen würdigen Abschluss der Symphonie und
zugleich des gesamten symphonischen Schaffens von Anton Bruckner ». Si
l’Adagio n’est ni un Finale ni le dernier mot de Bruckner,
alors quelque chose fait défaut et tout l’art consommé de Haitink n’efface pas
le manque que l’on peut ressentir face à l’infini comme à l’inachevé.
3 septembre 2012
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