dimanche 19 avril 2015

L’INFINI ET L’INACHEVE


Les Wiener Philarmoniker sont chez eux à Salzbourg, leur résidence d’été depuis la fondation du Festival en 1920. Ils demeurent également un orchestre masculin, une seule femme au dernier rang des violons dans la première partie, une seconde au fond des altos dans la seconde, c’est peu dans des partitions aussi fournies. Pour ce cinquième concert de l’année au Grosses Festspielhaus, donné deux fois, la première en matinée, le 25 août 2012, et la seconde, en soirée, le surlendemain, l’affiche offrait en effet un Quatrième Concerto pour piano de Beethoven avec Murray Perahia, puis une Neuvième Symphonie d’Anton Bruckner, le tout sous la direction de Bernard Haitink. Le chef connaît parfaitement cet orchestre qu’il dirige souvent et l’on sent une parfaite harmonie entre tous ces musiciens. De même, il connaît parfaitement  Murray Perahia, pour avoir notamment enregistré avec lui, il y a près de trente ans, une intégrale remarquable des concertos de Beethoven.
Leur association était particulièrement prometteuse donc, et les Salzburger Nachrichten ont eu raison de relever, après le premier concert, que Murray Perahia était sans doute le soliste idéal dans le Quatrième Concerto, en sol majeur, de Beethoven. La genèse de cette pièce est intimement liée à la composition de la Cinquième Symphonie et de Léonore, première version de ce qui sera finalement Fidelio, et à la relation amoureuse de Beethoven avec Joséphine, Comtesse Deym, née Brunswick. Il y a entre ces œuvres une dynamique de la pensée qui tend à quelque chose de ganz neu, comme en témoigne ce concerto aux gestes hardis, qui n’en demeure pas moins une pièce appelée à mettre en valeur les qualités du soliste dans un concert public. Contrairement à l’habitude, c’est une courte phrase du piano seul qui ouvre l’œuvre, entrée en matière surprenante de simplicité avant de plonger dans une écriture audacieuse, tant sur le plan harmonique que de la forme. Il y a notamment, dans le deuxième mouvement, qui oppose le piano à l’orchestre des tensions fortes et inquiétantes dans une dramatisation du discours. L’on y sent quelqu’un à genou, devant le destin, la femme qu’il aime ou simplement sa propre musique, qui parvient à renouer le dialogue à force de persuasion pour reprendre finalement le dessus et nous emporter dans le Finale, Rondo, Vivace.
Murray Perahia était d’une parfaite musicalité dans une partition maîtrisée de bout en bout, dans une plénitude de jeu qui trouvait en l’orchestre un partenaire idéal aux timbres d’une richesse toujours confondante sous une telle baguette.
La suite du programme pose clairement la question de l’infini et de l’inachevé. Dans sa dernière symphonie, Bruckner se tourne vers Dieu, mais il n’achève pas. Pourtant, l’on a voulu chercher à l’œuvre un achèvement jusque dans des falsifications de la partition qui devinrent une sorte de tradition intouchable, de celle que Mahler qualifiait volontiers de schlamperei. Dans cette même salle du Grosses Festspielhaus, avec ces mêmes Wiener Philarmoniker, un soir d’août 2002, Harnoncourt m’avait littéralement passionné par un exposé d’une recherche profonde, présenté dans un allemand d’une rare élégance. Ouvrant sur la question fondamentale : « Warum hat man eigentlich 100 Jahre lang gedacht, es gäbe nichts von diesem 4. Satz? », il démolit le mythe d’une pratique et d’une critique musicales inféodées à une fidélité mal comprise à l’œuvre. Il en était fini de la légende d’une décrépitude intellectuelle de Bruckner à la fin de sa vie qui ne lui eût permis que de gribouiller un tas d’esquisses incohérentes. Ces esquisses étant inexploitables au cliché d’une rigueur prussienne de mise à l’époque, l’on a forgé des trois premiers mouvements un tout que l’on présentait comme cohérent. La symphonie était inachevée mais n’exigeait pas d’être achevée, selon Ferdinand Löwe, le chef qui en assura la création. L’idée s’en répandit.
Les recherches ont montré que la Neuvième Symphonie, commencée le 12 août 1887, était conçue en quatre mouvements et Bruckner travailla un an au moins au finale, dont la composition était en grande partie terminée en juin 1886, l’orchestration seule n’étant pas achevée. Harnoncourt nous exposant les règles de l’art, les harmonies  et les différentes voies de ces esquisses, il portait cette œuvre inachevée à l’infini de Dieu, dédicataire d’une véritable profession de foi. L’attention accordée par Bruckner à la musique ancienne (caractéristiques  des tonalités, rhétorique, principe du Tactus, structure des mouvements, théorie des passions et figuralisme, selon l’essai de Benjamin-Gunnar Cohrs, publié avec le disque de ce concert) fait le lien avec les préoccupations plus habituelles d’Harnoncourt et explique sans doute qu’il se sentît aussi passionné par le débat qu’il avait conscience d’ouvrir. Bruckner pousse néanmoins jusqu’aux formes sonores les plus hardies, à la limite de l’atonalité, ce qui fit évoquer à Harnoncourt, dans ses commentaires, une troisième Ecole de Vienne. Les liens vers ce finale longtemps inexistant existent cependant, notamment dans un motif d’une gamme descendante de la grâce divine, issue du thème principal du premier mouvement, qui devient dans l’Adagio un grave choral aux tubas qualifié d’adieu à la vie pour finir en choral solennel dans le Finale. Quant au motif dit du Horngang, symbole ancien pour le cycle et l’éternité, il devait sans doute être le but ultime de l’œuvre, ce qui fit dire à Sergiu Celibidache que, dans cette symphonie, la fin serait le début, autre voie vers l’infini comme vers l’inachevé. Comme le relève encore Benjamin-Gunnar Cohrs, « Tous les motifs de tous les mouvements sont dérivés du matériau contenu dans les 74 premières mesures du premier mouvement et développés l’un dans l’autre, au sens de la définition du mouvement sonate classique. Ils sont soumis à des processus de mutation uniques, par leur rigueur logique et leur perfection artistique, dans l’œuvre de Bruckner ».
Dès lors, la thèse que Bruckner n’aurait rien produit de sérieux pour le finale n’est plus philologiquement défendable depuis dix ans au moins. Harnoncourt plaidait donc pour que l’on cessât de transfigurer cet Adagio en un Finale au profit de la conception voulue par Bruckner d’un quatrième mouvement dont l’audace n’était guère comparable avec les clichés véhiculés sur le compositeur. En 2012, c’est de Berlin et de Rattle que vint la révélation de ce Finale reconstitué, Misterioso, Nicht schnell. Les travaux d’édition de Samale, Phillips, Cohrs et Mazzuca ont permis de déterminer que, sur environ 650 mesures, 600 étaient écrites en partition d’orchestre de la main de Bruckner ou bien clairement reconstituables sur la base des esquisses développées qu’il avait laissées. Ce Finale apparaît construit sur un matériau très discipliné concentré dans une double fugue que Simon Rattle qualifie de supernova et dans lequel, selon lui, « il y  plus de Bruckner qu’il n’y a de Mozart dans le Requiem ». Il est vrai que l’écoute de cette symphonie complétée, enfin en quatre mouvements, se développe de manière très différente que la grande arche en trois mouvements que l’on cherchait à présenter comme complète depuis un siècle.
Se pose alors la question de déterminer aujourd’hui que faire d’une interprétation de la Neuvième Symphonie de Bruckner. Dans quelle mesure une approche en trois mouvements est-elle encore défendable ? Il est vrai que la discussion est la même pour les différentes œuvres laissées inachevées par leur auteur à sa mort et finies par d’autres. Il demeure d’ailleurs des tenants du refus de jouer autre chose de la Dixième Symphonie de Mahler que son Adagio initial, seul mouvement terminé par Mahler avant sa mort. Rattle, encore lui, ou Chailly, ont cependant définitivement démontré toute la pertinence d’une exécution de la symphonie complète dans l’édition de Deryck Cook. D’un autre côté, il ne viendrait certainement à personne l’idée de jouer le Requiem de Mozart dans une forme inachevée laissée par le compositeur à sa mort, ni de revenir à une représentation de Lulu de Berg sans son troisième acte. L’avenir nous dira le sort réservé à l’accueil de ce quatrième mouvement d’une symphonie qui prend là profondément un autre sens.
A la tête des Wiener Philarmoniker dans ces deux concerts, Bernard Haitink est resté résolument encré dans la version traditionnelle en trois mouvements. Sa maîtrise de la partition et de l’orchestre, sa très longue expérience des symphonies de Bruckner aussi, nous ont livré une interprétation de très haut niveau. Comment ne pas ressentir dans cette interprétation livrée avec foi, toute l’affirmation, fût-elle dernière, que tout quatrième mouvement serait inutile, voire contreproductif ? Le programme de la soirée ne faisait nulle mention d’un quatrième mouvement, restant dans la ligne de la longue tradition d’une vision en trois mouvements considérée comme définitive. C’est tout juste si, dans ses dernières lignes, Jürgen Ostmann consentait à mentionner au sujet de l’Adagio : « Zwar sollte nach seinem Willen mit diesem Adagio noch nicht das letzte Wort gesprochen sein. Der Satz ist kein Finale – und dennoch bildet er einen würdigen Abschluss der Symphonie und zugleich des gesamten symphonischen Schaffens von Anton Bruckner ». Si l’Adagio n’est ni un Finale ni le dernier mot de Bruckner, alors quelque chose fait défaut et tout l’art consommé de Haitink n’efface pas le manque que l’on peut ressentir face à l’infini comme à l’inachevé.
3 septembre 2012


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