La 9ème Symphonie de Gustav Mahler, en ré majeur, est un monument des plus impressionnants. De toutes les symphonies de Mahler, elle est celle qui, d’un premier abord, semble la plus classique : l’une des rares à s’en tenir aux quatre mouvements réglementaires, sans ajout de voix soliste ou de chœur. A y regarder de plus près, elle n’a plus rien de vraiment classique et s’avère au contraire être une porte qui ouvre sur la modernité, comme Arnold Schoenberg l’avait bien compris. Ses dimensions, globales comme pour chacun de ses mouvements, sa structure polyphonique et harmonique, sa fin sur un Adagio en font notamment une œuvre résolument moderne. C’est en outre une œuvre extrêmement complexe. Un critique musical de 1912 la considérait comme « la seule inachevée achevée » et c’est une vision sans doute assez juste. Achevée, l’œuvre l’est totalement, aboutie même, entièrement composée, orchestrée, préparée, prête à être jouée. Pourtant Mahler est mort avant d’avoir pu en entendre la première exécution en concert. C’est à Bruno Walter que reviendra l’honneur de la création en juin 1912, à Vienne. L’on sait à quel point le compositeur aimait à modifier et corriger sa partition en fonction des répétitions et des exécutions de concert, à quel point il avait besoin de cette étape dans sa création pour effectuer tous les ajustements qu’il estimait nécessaires. Mahler ayant été privé de cette opportunité dans cette symphonie, l’on peut à bon droit considérer que la partition en eût été revue comme les autres et qu’il lui reste donc un petit caractère inachevé.
La 9ème de Mahler n’est
pas une œuvre qui s’offre facilement à l’interprète, pas plus qu’à l’auditeur.
Seuls les plus grands ont pu venir à bout d’une exécution authentique de
l’œuvre, au sens qu’Adorno donnait à ces termes. Bruno Walter à Vienne en 1938,
dernier concert avant l’Anschluss, qui
aborde l’œuvre comme le legs du compositeur et dont personne n’a jamais osé
reprendre les tempi aussi rapides
d’un Adagio final mené de manière si
pressante. Otto Klemperer, l’autre disciple, à Londres en 1967, qui nous montre
une cathédrale engloutie, créant des vides immenses, magistral. Vaclav Neumann
à Leipzig en 1964, la plus aboutie des interprétations et sans doute la plus
sensible. Sir John Barbirolli à Berlin en 1967, à une époque où Mahler y était
délaissé nous en laisse, grâce aux timbres de l’orchestre, la version la plus
belle. Bruno Maderna, à Londres en 1971, aborde l’œuvre comme un grand compositeur
et en donne une interprétation magistrale, sans doute la plus authentique.
Herbert van Karajan, qui n’aborda l’œuvre qu’une fois à Berlin et dans
l’interprétation de laquelle il mit tant d’émotion qu’il refusa d’y jamais
revenir, en livre la plus bouleversante version. Léonard Bernstein enfin, à
Vienne, qui la voyait, mouvement après mouvement, comme un quadruple
renoncement, à l’amour, à la nature, à la musique et à la vie, a été le seul à
lui donner réellement un style, au sens où Louis-Ferdinand Céline entendait ce
mot – je n’ai d’ailleurs jamais compris ce qu’il entendait par
« style » et je crois qu’il n’a jamais su le dire non plus, l’écrire
seulement, car le style pour Céline se ressent plus qu’il ne s’explique. Il y a
dans la 9ème de Mahler par Bernstein un voyage au bout de la nuit
extraordinairement prenant, à nul autre pareil.
Interpréter une telle symphonie
n’est dont pas à la portée de tout le monde, y créer un style moins encore.
Fabio Luisi qui dirigeait hier au Victoria Hall est un ancien directeur
artistique et musical de l’OSR, entre 1997 et 2002. Son mandat s’était mal déroulé,
la communication avec l’orchestre ne passant pas, il avait eu un sens des
responsabilités suffisant pour en tirer les conclusions nécessaires et annoncer
très tôt qu’il ne le renouvellerait pas. Il en a découlé quatre ans pendant
lesquels l’orchestre a simplement expédié les affaires courantes sous sa
direction, ce qui n’offrait aucun intérêt artistique, raisons pour laquelle
j’avais déserté les concerts d’abonnement de cette période. En revenant ce
soir, sept ans après son départ, alors qu’il a connu de bons succès ailleurs et
notamment en Allemagne, Fabio Luisi montre un plaisir certain, rencontrant plus
de réussite comme chef invité que comme directeur musical. Il nous a livrée une
lecture intéressante de l’œuvre mais a ajouté un cinquième renoncement à ceux
décrits par Bernstein, celui de l’interprétation. Les yeux rivés sur la
partition comme avec la peur constante de s’y perdre, il est capable de lire et
de comprendre l’œuvre, incontestablement, mais il ne la ressent pas, l’essence
lui échappe, la nuit le guette et il cherche à s’en sortir, hésitant entre
l’être et le néant. Les voix multiples de la partition ne lui disent rien ou si
peu et sa direction laisse souvent la partition parler toute seule, d’où des
équilibres parfois incertains. Notre orchestre, on le sait, est à son meilleur
niveau lorsqu’il est placé sous une baguette d’exception. Luisi ne parvient pas
à laisser les timbres de l’orchestre s’exprimer dans cette partition où ils
auraient pourtant tant à apporter.
L’on oublie trop souvent que Gustav
Mahler est aussi l’un de ces compositeurs qui ont formé les piliers du répertoire
de l’OSR, Ansermet l’ayant joué dès les premières années, à une époque où il était
encore un contemporain qui ne s’était pas imposé. Genève a très tôt fait bon
accueil à la musique de Mahler et cette 9ème symphonie, créée à
Vienne en juin 1912, a été donnée pour la première fois à Genève par
l’Orchestre du Grand Théâtre sous la direction de Bernhard Stavenhagen le 1er
février 1913 ! La lecture d’hier soir nous a montré une grande partition
livrée à elle-même et qui a su s’imposer par elle-même, reléguant l’interprète
à un rôle de repère métronomique.
21 mai 2009
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