La Sixième
Symphonie de Gustav Mahler est une œuvre particulière, sans doute la plus
personnelle du compositeur, comme le relève le programme de cette soirée en
titre de l’essai de Jürgen Ostmann. Il semblerait que ce puisse également être
la plus classique des symphonies de Mahler, celle qui serait le plus proche du
schéma traditionnel en quatre mouvements. Sur les dix symphonies (sans compter
le Chant de la Terre) du compositeur,
seules en effet les premières, sixième et neuvièmes sont construites en quatre
mouvements, sans apport de chant soliste ou choral. Classique facture de façade
seulement, tant la conception de l’œuvre est éloignée des canons usuels issus
de Haydn et Mozart. Très personnelle, cette œuvre a pu apparaître à certains
comme la seule sixième symphonie, malgré la Pastorale
de Beethoven. Génie de la symphonie, Beethoven lui a donné un souffle épique,
mais sa Sixième déjà casse le moule,
en cinq mouvements, évocations de la nature dans ses phénomènes pastoraux, que
Mahler reprendra pour une évocation globale du monde comme sa volonté et sa
propre représentation. Comme le précise Henry-Louis de La Grange, « un examen attentif relèvera, sous cette
apparence, un ouvrage rien moins que classique. Avec cet immense Finale, qui
dure une demi-heure à lui tout seul, tendu, crispé, inéluctablement tragique,
cette énergie presque brutale, cette fin en catastrophe, il s’agit au contraire
d’une des symphonies les plus difficiles de Mahler. Par son caractère excessif,
par sa longueur, ses violences et son pessimisme fondamental, c’est l’une de
celles qui ont le plus intéressé les commentateurs et exégètes… ».
C’est un tournant dans l’œuvre de Mahler, un
adieu à l’univers enchanté du Knaben
Wunderhorn, présent dans toutes ses œuvres précédentes. Tragique, l’œuvre
est pessimiste, de ce pessimisme que l’on trouve chez Schopenhauer. Mahler
semble penser qu’il n’y a pas eu d’âge d’or et qu’il n’existe pas d’espoir
d’amélioration, pas d’espoir de progrès vers une situation moins misérable de
l’humanité, ni même, bien moins encore sans doute, vers un au-delà meilleur.
L’homme n’est pas perfectible, mais Mahler n’a pas encore, dans sa Sixième Symphonie, vaincu ce
vouloir-vivre qui lui permette d’aboutir au non-être, comme il le fera au stade
ultime de sa création, avec sa Neuvième
Symphonie. La contemplation esthétique se révèle alors comme un calmant
provisoire, un moyen de percer le voile de Maya mais qui pourrait également
être cet élan vital s’effondrant sur lui-même que Kierkegaard mentionne comme
maladie mortelle. Mahler nous livre cette profonde contemplation dans des pages
très personnelles qu’il habille sous une forme d’apparence classique, dans la
recherche d’une certaine esthétique qu’il sait plus largement admise. Un
message aussi personnel ne pouvait pas opter pour une forme ouvertement nouvelle
sans risquer une incompréhension plus grande encore.
Classique, l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig l’est plus que tout autre. Il est le plus
ancien orchestre en activité, ayant été fondé en 1743 et c’est à lui que l’on
doit l’exécution en concerts des premiers cycles des symphonies de Beethoven,
sous la direction du compositeur, de Bruckner ou de Chostakovitch. Il a donc
joué un rôle majeur dans l’évolution de la tradition symphonique. A sa tête
depuis 2005, Riccardo Chailly dispose également d’un très large répertoire
symphonique. Il est surtout l’un des rares musiciens capables d’une profonde
réflexion sur les œuvres qu’il choisit de présenter, réflexion novatrice et
authentique, au sens que Leibowitz donnait à ce terme. En cela, il est, à mon
sens avec Simon Rattle et Esa-Pekka Salonen ou Nikolaus Harnoncourt, le plus
stimulant des musiciens, celui qui ouvre des perspectives, qui a quelque chose
de profond à dire lorsqu’il monte au pupitre la baguette à la main. Plus que
tout autre, il est la musique qu’il dirige, qui semble littéralement sortir de
lui au point que l’on peut réellement dire de lui, en allemand, dans une
expression que le français est incapable de rendre, es musiziert.
Commençant par un monumental Allegro energico, ma non troppo de près
de vingt-cinq minutes, l’œuvre déploie immédiatement son sombre caractère.
Chailly adopte des tempi globalement rapides, vifs, mais pas exempts de plages
de sérénité dès ce premier mouvement, auquel il donne également un certain
lyrisme. La sonorité de l’orchestre, superbe à chaque pupitre et possédant une
réelle personnalité esthétique, est renforcée par un placement
inhabituel : les violons sont répartis de gauche et de droite, les
violoncelles à gauche et les altos à droite, les contrebasses derrière mais à
gauche et les harpes à droite, c’est une forme d’inversion de la formation
usuelle dont on doit reconnaître qu’elle offre, dans l’acoustique généreuse du Grosses Festspielhaus, un bel équilibre.
Le deuxième mouvement, dans le choix de Chaily,
est l’Andante moderato. Mahler a en
effet hésité dans l’ordre qu’il souhaitait donner aux deux mouvements centraux
et semble ne pas avoir tranché définitivement de la place de l’Andante moderato par rapport au Scherzo, Wuchtig. Dans son analyse de
l’œuvre, Henry-Louis de La Grange place l’Andante
en troisième position. Barbirolli, Bernstein, à New York comme à Vienne, Boulez
placent également le Scherzo en
deuxième position ; Mitropoulos, Rattle, dans son premier concert à Berlin
en 1987, ou Abbado, le placent en troisième position. Chailly (comme Mahler) a
varié, car il plaçait le Scherzo en
deuxième position dans son intégrale réalisée avec l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, alors qu’il le
place maintenant en troisième. Ce choix, comme tout choix, est défendable et
critiquable et l’on ne saurait espérer trancher définitivement la question. En
ce qui me concerne, j’ai toujours préféré voir le Scherzo en deuxième
mouvement, car je trouve que ses relations avec le premier mouvement ressortent
davantage que celle qu’il entretient avec le Finale, Allegro moderato, que l’Andante
moderato prend une expression plus complète lorsqu’il se trouve placé entre
ces deux énormes précipices que forment ensemble l’Allegro energico ma non troppo et le Scherzo,
Wuchtig, d’une part, et le Finale,
Allegro moderato, d’autre part, qu’il introduit mieux le Finale. Néanmoins, il faut admettre que
placer le Scherzo en troisième
position nous rapproche de la forme classique de la symphonie, dont le
mouvement lent occupe en principe la deuxième place. L’on peut donc considérer
le choix de Riccardo Chailly ce soir comme celui du rapprochement avec une
forme plus classique dont l’Orchestre demeure le meilleur représentant.
Quoiqu’il en soit, l’Andante moderato
est magnifique et l’élégance qu’il déploie ce soir est à faire pleurer les
pierres. N’y a-t-il vraiment nul espoir quand l’humanité s’exprime ainsi ?
Le Scherzo qui commence nous dit que
non, le Finale, dans un tel
enchainement, nous aurait peut-être laissé espérer davantage.
Le Scherzo
nous entraîne donc avec des tempi
très vifs et contrastés dans une course à l’abîme que forme l’immense Finale dont Chailly mesure parfaitement
toutes les dimensions pour y plonger sans y sombrer. L’on s’abîme sans tomber
dans les bruissements d’une vie qui n’est jamais rattrapée par l’extérieur (les
coups de marteau) et dont l’immanence ne tolère pourtant aucune issue. C’est le
calice de la vie que l’on boit jusqu’à lie et qui nous plonge déjà dans les
deux Nachtmusiken de ce qui sera la Septième Symphonie, ces deux mouvements
intermédiaires qui enserreront un Scherzo
monumental, composés en même temps que Mahler finissait le Finale de la Sixième. Aucun renoncement au vouloir-vivre mais un moment de
musique qui place la contemplation esthétique au centre de nos préoccupations
pour une heure et demi ne peut que nous permettre de poursuivre le rêve d’une
humanité dans laquelle, comme l’écrivait Pindare, l’homme est le rêve d’une
ombre.
15 septembre 2012
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