Difficile de programmer Don Giovanni de Mozart, tant les versions légendaires abondent au
disque comme sur scène. Se mesurer avec un tel mythe de la musique peut offrir
le meilleur comme le pire et l’on a vu des mises en scène tenter des
modernisations inabouties ou affreuses, rarement bonnes ou des classicismes
pauvres ou de mauvais aloi lorsqu’ils marquent une absence de projet ou une
volonté de ne prendre aucun risque. La générale de ce soir nous préparait au
festin de pierre qui sera servi en alternance avec L’Etoile de Chabrier comme spectacle de fin d’année, dans une
répartition alerte des tâches, le drama
giocoso d’une part et le giocoso seul
de l’autre, même si les excès du Roi Ouf 1er ne sont pas sans rappeler,
de loin en loin, ceux d’un Don Giovanni.
La direction de cette nouvelle production du
chef-d’œuvre de Mozart était confiée à Kenneth Mongomery, chef né à Belfast,
qui a appris son Mozart dans le style de Glyndebourne avec les meilleurs, Sir
Adrian Boult, ou Sir John Pritchard (sourtout) pour les anglais, Sergiu
Celibidache pour le surplus. Sa direction est vive, alerte, les silences bien
tenu, allongés, pour donner du souffle, du rythme à l’action. Le chef assure
lui-même les continuos, ce qui donne une grande homogénéité à son
interprétation et nous présente des récitatifs particulièrement réussi, partie
intégrante de l’action et non temps morts entre deux moments musicaux. C’est
nous rappeler que seul sans doute Mozart, avec Strauss peut-être, a su à ce
point maîtriser la dimension purement théâtrale de l’opéra. Des récitatifs
ainsi joués sont de purs moments de théâtres,
de ceux qui permettent aux artistes de n’être pas que chanteurs mais de
se faire acteurs aussi. Cette dimension n’est pas sans évoquer la conversation
en musique que sera bien plus tard le Capriccio
de Richard Strauss.
La mise en scène est entre les mains de notre
compatriote Marthe Keller, actrice et metteur en scène qui connaît de très
beaux succès à l’opéra, depuis des Dialogues
des carmélites de Francis Poulenc à l’Opéra du Rhin il y a dix ans ou un premier
Don Giovanni au Metropolitan Opera de
New York en 2003. A la lire dans Le Temps
du 7 décembre, Marthe Keller déclare : «J’ai lu presque tout ce qui existe
sur Don Giovanni. On a tout dit sur lui, qu’il cherche sa maman, qu’il est
homosexuel. Je n’en peux plus de cette psychologie à deux francs cinquante. On
ne peut pas analyser un homme qui n’existe pas» ! Alors que faire de
cet homme qui n’existe pas mais est pourtant si présent, non seulement sur
scène, mais dans le mythe populaire ? «J’ai
cherché à limiter autant que possible la misogynie du livret. Je ne voulais pas
qu’Anna ou Elvira paraissent faibles ou ridicules. C’est pour ça que mon Don
Giovanni n’est pas un coq ou un play-boy, ce qui aurait fait paraître les
femmes bêtes. Au contraire, il est très sûr de lui, tellement apolitique, athée
et révolutionnaire qu’il n’a pas besoin de faire la révolution. Je trouve
l’intelligence très sensuelle chez un homme». Sans retomber dans les
pseudos analyses psychologiques faciles, Marthe Keller reconnaît néanmoins une
certaine ambiguïté chez son personnage : «Don Giovanni a un côté très féminin. Il aime séduire, c’est un maître
des préliminaires. A l’époque, pourtant, c’était les femmes qui courtisaient,
les hommes ne le faisaient pas». Elle pourrait alors comme beaucoup – c’est
très à la mode dans l’art dit moderne – se limiter à une approche
conceptuelle : «Non! Les concepts
empêchent le chant d’exister. Si on place l’action dans un jardin zoologique ou
la salle d’attente d’un hôpital psychiatrique, on n’écoute plus, on regarde, on
observe. La musique se noie. Ce qui est très difficile dans cet opéra, c’est
qu’il n’y a pas d’histoire. On peut couper la partie centrale, la mettre au
début, à la fin, ça ne change rien. C’est un peu un catalogue de sketches dans
les dernières vingt-quatre heures de la vie d’un séducteur». Et Le Temps de relever chez Marthe Keller « un plateau zen, nu, qui cite
volontiers Patrice Chéreau et file l’œuvre comme d’une seule traite. Les scènes
s’enchaînent comme les conquêtes, sans qu’on s’en aperçoive ». Cette
référence à Chéreau est juste et l’expérience du cinéma n’est sans doute pas
étrangère au ton toujours juste trouvé pour chaque détail de la partition. Elle
sait son Don Giovanni sur le bout des
doigts, nous le montre sans nous l’imposer, avec simplicité, humilité, se
plaçant au service de l’œuvre et non dans l’expression de son égo.
Deux chanteurs se partagent le rôle titre, Ildebrando
D’Arcangelo pour deux soirs, les 14 et 19 décembre, qui n’est plus à présenter
dans ce rôle dont il a la voix et le physique. Ce soir de générale, c’était
Pietro Spagnoli qui endossait le costume du séducteur. C’est également un
habitué des rôles mozartiens et de celui-ci en particulier, dans lequel la
critique l’a salué un peu partout et qui lui permet ce soir de compter parmi
les notables interprètes de ce rôle, avec, faut-il le souligner, les avantages
d’un physique qui convient lui aussi à l’image que l’on peut se faire du
sémillant hâbleur, la quarantaine rugissante, alignant les conquêtes grâce à sa
belle gueule et son sourire charmeur. C’est aussi un portrait riche, qui va
chercher Don Giovanni entre le Maréchal de Richelieu et Lord Byron, entre le
réel et le romantique, mais d’un classicisme toujours de bon ton. Veule comme
il doit l’être, non dénué d’humour, de grandeur, de peur, de sensualité. C’est
un sybarite qui a vécu pleinement sa vie sans se soucier de son salut, misant
sans doute un peu là sur le pari de Pascal. Le timbre est riche, les nuances
sont là, dans les parlers comme dans le chant et il y a une montée en puissance
jusqu’à la fin grandiose où il passe de l’autre côté du miroir et l’on sentait
encore qu’il avait des réserves pour les soirs de première.
Les dames ne sont pas en reste et il faut ici avant
tout saluer la prise de rôle de Diana Damrau en Dona Anna, qui joue avec
aisance des rôles de coloratures aux plus lourds, Dona Anna ce soir et plus
encore l’an passé Gilda dans le Rigoletto
de Verdi. Après des débuts remarqués à New York en 2008, où elle remplaça au
pied levé Anna Netrebko, enceinte, dans le rôle titre de Lucia di Lamermoor de Donizetti, elle se lance ce soir dans un rôle
qu’elle n’avait abordé auparavant qu’en récital. Cette artiste couronnée du
titre de chanteuse de l’année 2008 par le très respecté magazine germanique Opernwelt nous a ce soir donné la mesure
de tout son talent. A la voir dans ses photos de présentation, l’image qui
vient immédiatement à l’esprit est celle d’une Carry Bradshaw de Sex and the City, et c’est assurément un
peu court, car elle n’a pas l’inconstance qu’elle laisse à sa rivale Donna
Elvira, mais cette force féminine qui lui permet de résister aux avances si
prégnantes du fauve séducteur. Elle présente ici un charme et une élégance qui
justifient pleinement que Don Giovanni en fût tombé éperdument amoureux au
point de tout tenter pour la conquérir et qui ne se limitent aucunement à une
plastique avantageuse, alliant à celle-ci une présence scénique formidable – elle
brûle littéralement les planches – et une forme vocale étincelante, Or sai chi l’onore très expressif et
pour elle encore, des moments de récitatifs d’une telle éloquence que l’on
oublierait presque que le Sprechgesang
n’est pas l’invention de Mozart !
La Donna Elvira de Serena Farnocchia et le Don Ottavio
de Christoph Strehl complétaient les premiers rôles, sans être à leur niveau.
Elvira est de celle qui plaisent sur scène un soir mais que l’on oublie
rapidement, qui chante le rôle sans le marquer – n’est pas Lisa Della Casa ou
Joan Sutherland qui veut… Ottavio n’est pas ce soir un ténor mozartien au sens
que Léopold Simoneau ou Anton Dermota ont donné à ce rôle, c’est un ténor plus
grave, presque un baryton martin, ce qui lui donne une certaine noblesse qui
n’est pas sans le rapprocher de Don Giovanni, dans des postures moins axées sur
les contraires qu’habituellement. En contrepartie, il peine un peu sur l’aigu
et son Il moi tesoro intanto est
forcé, pas toujours très juste.
Le Leporello de José Fardilha est excellent, naturel,
pas surjoué comme trop souvent, attaché à son maître tout en souhaitant pouvoir
s’en séparer, pas fâché finalement de sa disparition, il est constamment lucide
sur tous les personnages du drame, y compris lui-même. Le Masetto de Nicolas Testé, jeune,
attachant, emporté et un peu douillet, qui défend sa Zerlina avec fougue contre
les avances du monstre qui la tente, non sans courage et un brin de forfanterie,
est assez bon et gagnera certainement en qualité au fil des représentations. Sa
Zerlina est par contre le maillon faible de la distribution, une faute de goût
presque qui dépareille le plateau, tant Rafaella Milanesi semble plate avec sa
voix sans puissance, son timbre rêche, qui ne lui offrent aucune souplesse,
aucune fraîcheur. L’on eût presque pensé à l’entendre entrer sur scène que Don
Giovanni allait lui préférer Masetto…
Enfin, le Commendatore de Feodor Kuznetsov est
maigrelet, décharné, sans le charisme nécessaire à faire trembler Don Giovanni,
mort et bien mort en somme, de ceux qui ne nous feraient pas nous relever pour
l’entendre à nouveau.
10 décembre 2009
Le lien vers le Grand Théâtre de Genève :
Le lien vers les artistes du concert :
Le lien vers l’article cité dans Le Temps du 7 décembre 2009 :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.