Anton Bruckner aurait sans doute
encore davantage raison aujourd’hui qu’en octobre 1862, lorsqu’il écrivait dans
une lettre : « A Vienne j’ai
perdu tout ressort et toute joie. Pour pouvoir vivre, il faut faire tant de
choses qu’on en perd tout son temps pour l’art ». Ce cycle des
symphonies du Maître de Saint-Florian auquel Marek Janowski consacre beaucoup
d’énergie depuis quelques saisons à la tête de l’OSR commence à prendre
suffisamment corps pour en justifier la programmation. La confrontation
régulière à ces œuvres immenses auparavant peu familières de l’Orchestre a
permis au fil des saisons de charpenter de belles interprétations, là où
souvent, notamment dans une Huitième
Symphonie abordée trop tôt, un manque de connaissance et de travail nous
montrait malheureusement davantage les carences de l’Orchestre dans ce
répertoire que les beautés de ces partitions.
Avec la Quatrième Symphonie, en mi bémol majeur, dite Romantique, nous abordons sans doute en ce 18 janvier 2012, l’œuvre
la plus connue et la plus jouée du Compositeur, celle par laquelle son style
parvient à maturité. Ce titre de Romantique,
donné par Bruckner lui-même à cette œuvre, est la seule qu’il ait pourvue d’un
titre en lequel nombreux sont ceux qui ont voulu rechercher tout un programme.
Il n’en demeure pas moins qu’il y a dans cette partition un certain souffle
romantique, au sens que l’on donnait à l’époque à ce terme en l’associant aux
légendes populaires idéalisées, une puissance de plus grande profondeur que
dans ses œuvres antérieures.
Sous la baguette de Marek Janowski,
l’OSR avait belle allure dans cette partition, non sans forcer parfois sur les
cuivres, comme trop souvent dans ce genre de répertoire. Günter Wand a
définitivement démontré, dans ses enregistrements des symphonies de Bruckner à
la tête de l’Orchestre Philarmonique de Berlin, que la puissance de ces œuvres
réside ailleurs que dans d’assommants volumes de cuivres lâchés à leurs excès.
N’atteignant jamais à une si rare sensibilité, la lecture de Janowski et de
l’OSR offrait néanmoins de belles couleurs, de beaux élans qui eussent gagné à
être mieux retenus mais qui n’en démontraient pas moins l’installation
progressive au répertoire de l’Orchestre de ces pages majeures de la symphonie.
C’est un peu dans la même approche
que Janowski nous offrait, le surlendemain, 20 janvier 2012, la grande Symphonie en ré mineur de César Franck.
Debussy, qui avait été son élève, aimait à dire que César Franck était un homme
sans malice et que le simple fait d’avoir trouvé une belle harmonie suffisait à
sa joie d’un jour. Dans la rareté du répertoire symphonique français, l’œuvre
de César Franck est une réussite remarquable, qui reste l’unique symphonie du
compositeur. Ecrite entre 1887 et 1888, elle reçut pourtant un accueil
méprisant lors de sa création l’année suivante, aux Concerts du Conservatoire.
Symphonie classique, selon les termes du compositeur, elle s’est ensuite
largement imposée au répertoire. Rêverie désintéressée, cette œuvre en trois
mouvements, successivement Lento –
Allegro non troppo, Allegretto et Allegro
non troppo, est bien plus ancienne au répertoire de l’OSR que les œuvres de
Bruckner.
L’auditeur qui entendit, à deux
jours d’intervalle, ces deux grandes œuvres symphoniques, peut regretter qu’on
ne lui offrît pas une diversité d’approche plus marquée. Fort belle dans ses
timbres et parfaitement maîtrisée, l’interprétation de Janowski dans celle de
Franck gardait cependant un je-ne-sais-quoi d’encore brucknérien, sur la lancée
du concert précédent. J’eusse pour ma part aimé plus de clarté dans cet
orchestre, une approche plus latine peut-être, qui aurait mis en valeur tout le
chromatisme de l’écriture.
Chacun de ces concerts était ouvert
par une œuvre concertante de grande stature, qui offrait ainsi la contrepartie
adéquate à ces deux importantes symphonies. Le premier, le 18 janvier 2012,
offrait à l’archet remarquable de Nicolaj Znaider les lignes célèbres du Concerto pour violon et orchestre en ré
mineur, op. 47 de Jean Sibélius. Si Sibélius a joué une part considérable
dans l’histoire du nationalisme finlandais en développant une œuvre résolument
tournée vers son folklore et la construction d’une identité culturelle qui la
distinguât de la Russie dominatrice d’alors, la composition de ce Concerto, au
contraire, lui a permis de gommer les aspects les plus revendicatifs pour
chercher un plus large public en Finlande comme à l’étranger et faire taire les
critiques liées à une musique trop politique. Remanié deux ou trois ans après
une création difficile, à l’occasion d’un voyage à Berlin où sa Deuxième Symphonie connut un succès
honorable, c’est surtout la découverte de la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler et des poèmes symphoniques de
Richard Strauss qui redonna une envie nouvelle de composer à Jean Sibélius. La
nouvelle version du Concerto, créée à Berlin en 1905 sous la direction de
Richard Strauss s’est imposée au répertoire.
Nicolaj Znaider, qui partage
désormais sa carrière entre le violon et la direction d’orchestre, a fait
beaucoup ce soir pour cette interprétation remarquable de l’œuvre. Maîtrisant
parfaitement cette partition, il entraînait l’orchestre, renforçant
significativement la direction de Janowski, sans parvenir totalement à lui
éviter certaines lourdeurs. Il y a des couleurs extraordinaires dans les
partitions de Sibélius et il n’est pas donné à tout le monde de les apercevoir
et moins encore de les rendre. Celles et ceux qui se souviennent de la Cinquième symphonie donnée à l’OSR par
Susanna Mälkki, il y a une année, savent à quel point les sonorités de
l’orchestre peuvent convenir à ce compositeur. Il y avait moins de richesse,
moins de compréhension identitaire de cette culture typique du Kalevala et de ses héros tragiques chez
Janowski qu’il y en eut chez Mälkki, c’est vrai. Néanmoins, cette approche de
type grand répertoire romantique ou postromantique adoptée par Janowski
n’était, de loin, pas hors sujet dans cette pièce.
Vint le 20 janvier 2012 et le Concerto pour piano et orchestre en la
mineur, op. 54, de Robert Schumann. Selon les termes du compositeur, qui en
pensait encore les lignes avant de les écrire : « Ce sera un mélange de symphonie, de concerto
et de grande sonate. Il faut que je pense à quelque chose d’autre comme forme,
car je ne saurais écrire un concerto pour virtuose ». C’est sans doute
l’absence de ce caractère purement virtuose qui fit dire à Liszt qu’il
s’agissait en fait d’un « Concerto
sans piano ». Il y a beaucoup dans cette œuvre de la relation entre
Robert et Clara, du compositeur poète écrivant pour la virtuose adorée.
Sous les doigts fins et
intelligents de Nicolaï Luganski, très à son aise dans cette partition, qu’il
emmena ensuite en Russie avec l’OSR et son chef dans deux haltes à
Saint-Pétersbourg et à Moscou, la partition était remarquablement rendue, sans
que l’on y trouve cependant cette symbiose entre le chef et le soliste qui
puisse en faire un moment inoubliable.
4 février 2012
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