mardi 12 septembre 2017

DETOURS D’EXIL


Donner en un seul concert les cinq concertos pour piano de Serge Prokofiev relève d’un phénomène digne du caractère du compositeur. Enfant terrible très tôt convaincu de sa supériorité par rapport à tous ses camarades du conservatoire de Saint-Pétersbourg, mais aussi par rapport au talent de ses professeurs, au nombre desquels comptaient tout de même Nikolaï Rimski-Korsakov pour l’orchestration, Anatoli Liadov pour la composition ou Nicolas Tcherepnine pour la direction d’orchestre, il s’impose en cassant les règles.
Etudes et scandales
En 1912, il donne à Moscou son Premier concerto pour piano d’un style très avant-gardiste mais qui remporte néanmoins un succès. Il termine ses études l’année suivante en recevant la plus haute distinction donnée à un étudiant, le prix Anton Rubinstein comme pianiste-compositeur pour ce même Concerto, opus 10 déjà. Prokofiev estimait que cette partition était la première de sa main à être plus ou moins aboutie. Dans une ligne continue, la découpe en reste classique a priori, un mouvement lent central, Andante assai, étant encadré par deux mouvements rapides, le premier Allegro brioso, le dernier Allegro scherzando.
L’entame de ce concert offerte sous les doigts de Behzod Abduraimov est d’amblée d’un niveau d’engagement exceptionnel. Le jeune pianiste, décrit depuis quelques années par la presse comme ayant des doigts de feu et un jeu magique ou comme le maître de tous les suffrages, est né le 11 octobre 1990 à Tachkent, en Ouzbékistan. Il fait de ces premières pages bien plus que la simple ouverture des concertos plus consistants qui vont suivre, une œuvre à part entière qu’il enflamme de bout en bout. N’y eût-il qu’elle au programme, la soirée eût été pleinement réussie.
Le deuxième concerto est une pièce de bravoure peu commune, composée dès 1912 et créée le 5 septembre 1913 à Pavlosk, près de Saint-Pétersbourg, par le compositeur au piano. Il adopte la structure peu courante en ce domaine de quatre mouvements (comme le second de Brahms) avec un très bref deuxième mouvement. Ecrit deux ans après son premier concerto et un an avant le troisième, bien avant les symphonies qui firent la réputation du compositeur, il est mon préféré parmi les cinq. Œuvre de jeunesse encore, elle déborde d’une vitalité telle qu’elle impose l’épuisement du soliste.  Dédiée à Maximilian Schmidthof, un étudiant du même conservatoire et ami du compositeur, qui s’était peu avant suicidé, sa création provoqua un scandale mémorable dans une époque qui en connut plusieurs à l’occasion de la création d’œuvres novatrice, depuis bien installées au répertoire. La partition fut perdue dans les suites de la révolution de 1917, ce qui contraignit Prokofiev à en rédiger une seconde mouture en 1923, dont il refusa toujours de dire si et le cas échéant dans quelle mesure elle s’écartait de la version originale. La création de cette seconde version eut lieu à Paris le 8 mai 1924 sous la direction de Serge Koussevitzky, toujours avec le compositeur au piano, mais elle reçut également un accueil mitigé.
Si l’on commence sur un Andantino qui pourrait laisser croire à une forme de romantisme, le second thème neutralise rapidement cet effet, qui impose une atmosphère extrêmement sombre et tourmentée. La très longue cadence est d’une rare virtuosité et d’une grande complexité technique, le pianiste devant en plus lui apporter une profonde intensité dramatique, qui atteindra un déchainement paroxystique avec le retour de l’orchestre entier dans un énorme crescendo déchaîné. Le Scherzo vivace très bref se poursuit dans un Intermezzo marqué Allegro moderato sur un rythme de marche ironique. La coda est fougueuse et puissante et ne permet pas au pianiste le moindre relâchement. Le Finale marqué Allegro tempestoso dit tout en son titre. Les restes de sauvageries venant du Scherzo explosent dans un caractère qui n’est pas sans rappeler Liszt. Il est vrai que Prokofiev est sans doute le dernier des grands pianistes compositeurs écrivant pour mettre ses propres dons en valeur.
Dans ces pages époustouflantes, Daniil Trifonov offre une interprétation d’anthologie. Né le 5 mars 1991 à Nijni Novgorod, en Russie, il a remporté le Concours Tchaïkovski en 2011 puis le troisième prix du seizième Concours Chopin, à Varsovie. Un ancien article du Figaro, paru en 2013, titrait sur son âme russe, sans le bruit et la fureur. En quatre ans, l’âme russe est intacte, mais le bruit et la fureur occupent ces pages comme il convient. S’il a surtout joué ces derniers mois le troisième concerto de Prokofiev, son interprétation ce soir du deuxième marque durablement les esprits.
Voyages, exil et âge d’or
Prokofiev décide ensuite de partir à la rencontre de l'Europe, avant même l’éclatement des révolutions de 1917. Igor Stravinski et son impresario Serge de Diaghilev triomphent à Paris avec les célèbres Ballets russes. C’est la rencontre à Londres en 1914 ; il joue à Diaghilev son deuxième concerto pour piano, qui est tellement impressionné qu'il lui commande un ballet. Après un premier échec, ce sera le succès de Chout ou L'histoire d'un bouffon. Entre 1915 et 1917, Prokofiev aborde tous les genres et poursuit simultanément la réalisation de partitions radicalement différentes mais, à la chute de l’Empire en mars 1917, il se réfugie dans le Caucase pour continuer à écrire en paix. En 1918, il revient à Pétrograd pour y présenter sa première Symphonie, dite classique, mais le pays est au bord de la guerre civile et la censure bolchevique trop contraignante. Prokofiev, pourtant plutôt ouvert aux idées progressistes, décide de suivre Stravinski dans l’exil, moins par idéologie que simplement pour pouvoir se consacrer pleinement à la composition. En 1918, il rejoint le Japon par Vladivostok, y donne quelques récitals, puis s’embarque pour San Francisco puis New York. La révolution russe n'a pas bonne presse et sa musique avant-gardiste est affublée du qualificatif de « mécaniste », ce qui n’assure guère son succès. Il en a un peu plus à Chicago, qui verra la composition de L’Amour des trois oranges, créé en 1920. L’année suivante, il revient en Europe, d'abord à Londres, puis en France. C’est en Bretagne qu’il achève son troisième concerto pour piano, celui qui, aujourd’hui encore, demeure le plus populaire et le plus joué. Il en assure la création au piano le 16 décembre 1921 à Chicago, mais c’est la première exécution à Paris, en 1922, sous la direction de Serge Koussevitzky, qui amorce la célébrité de l’œuvre. La mélodie introduite à la clarinette avant sa reprise par les flûtes est celle d’un thème russe et, lorsqu’entre le piano, il le fait comme pour les concertos précédents, sur un thème virtuose et brillant.
Behzod Abduraimov revenait au piano pour sa seconde apparition de la soirée. Si nous évoquions le succès rencontré sur la scène internationale par Daniil Trifonov dans ces pages, l’interprétation de Behzod Abduraimov ne lui cède rien. Développant les qualités introduites dans le premier concerto, il parcourt les trois mouvements avec une fougue et une musicalité jamais en défaut.
Rejet
En 1922, Prokofiev cherche le calme et l’inspiration dans les Alpes bavaroises ; il y termine son nouvel opéra, L'Ange de feu, puis travaille sa deuxième symphonie, qui sera un échec, et un premier concerto pour violon. Il revient ensuite à Paris où il reprend sa coopération avec Diaghilev. En 1928, il monte Le Pas d’acier et, un an plus tard, Le Fils prodigue. Il rencontre Picasso et les artistes de son temps, se fait tirer le portrait au fusain par Matisse. C’est lors de ce séjour en France qu'il se querelle avec Igor Stravinski, avec lequel les critiques aimaient à confronter son style. C’est une époque durant laquelle le mal du pays le ronge et Prokofiev supporte de plus en plus mal son exil volontaire. Lors d’une tournée de deux mois au pays, il y rencontre un tel succès qu’il fait salles combles partout et est fêté comme un héros national par l’URSS, comme s’il avait conquis tout l’occident. Il envisage un retour en Russie comme une opportunité pour sortir de l’ombre de Stravinski mais retardera son retour. Le soutien offert par Serge Koussevitzki lui procure en effet  de nombreux succès en Amérique, qu’il ne dédaigne pas.
C’est en 1930 qu’il écrit à la demande du pianiste autrichien Paul Wittgenstein son quatrième concerto pour piano, écrit uniquement pour la main gauche. Ce pianiste avait en effet perdu son bras droit durant la première guerre mondiale et, afin de poursuivre sa carrière, s’est fait le commanditaire d’œuvres écrites pour la seule main gauche, dont la plus célèbre reste le concerto de Ravel. Toutefois, Prokofiev ne parvient pas à établir une bonne collaboration avec ce pianiste, qui refusera même de jouer l'œuvre. Elle ne sera créée que bien plus tard, à Berlin, trois ans après la mort du compositeur, le 5 septembre 1956 par Siegfried Rapp, un pianiste ayant également perdu son bras droit mais durant la Seconde Guerre mondiale, avec l'orchestre radio symphonique de Berlin Ouest sous la direction de Martin Rich. L’accueil fut mitigé comme souvent pour les œuvres de Prokofiev. C’est le seul de ses cinq concertos pour piano dont il n’a pas assuré lui-même la création.
D’une grande exigence technique pour le pianiste, comme toutes les autres pages de Prokofiev, et d’une orchestration à la beauté aérienne, l’œuvre est à nouveau en quatre mouvements, comme son deuxième concerto, mais le finale en est déconcertant de brièveté, qui rappelle un peu celui de la deuxième sonate pour piano de Chopin. Confié à la main gauche de Sergeï Redkin, ces pages sont particulièrement bien servies ce soir. Le pianiste, né à Krasnoïarsk, en Sibérie, le 27 octobre 1991, remporte en 2013 le Sixième concours international Prokofiev à Saint-Pétersbourg, puis le troisième prix et la médaille de bronze au Quinzième concours international Tchaïkovski à Moscou.

L’adieu à l’Ouest
En URSS, le début des années 1930 est marqué par de nombreuses polémiques à propos de Prokofiev, que l’on accuse de développer un style bourgeois. Le compositeur est très attentif à ces critiques, qui ne sont pas sans rappeler celles que Chostakovitch pouvait également avoir à affronter au même moment. Depuis 1932, Staline met en œuvre une politique culturelle que l’on qualifie parfois de réalisme socialiste, qui consiste essentiellement à laisser à des bureaucrates sous la houlette de Jdanov le soin de trier ce qui est compatible avec le projet révolutionnaire du régime de ce qui ne peut l’être. Prokofiev en fait les frais, qui ne parvient pas à contraindre sa force créatrice au respect d’une censure imbécile.
Le cinquième concerto pour piano, en sol majeur, opus 55, est composé justement en 1932. Créé à Berlin le 31 octobre 1932 par le compositeur au piano sous la direction de Wilhelm Furtwängler avec l’Orchestre philharmonique de Berlin, l’œuvre se présente cette fois en cinq mouvements, dont quatre sont des divertissements, musicalement apparentés au ballet, le Larghetto étant plus long et plus profond. Moins populaire que les premier et troisième concertos, il n'en demeure pas moins un de ses ouvrages les plus réussis et novateurs. Toujours sous les doigts de Sergeï Redkin, il nous montre toute la créativité dont ce jeune pianiste peut agrémenter sa virtuosité.
Le retour à l’Ecole
Lorsque les trois pianistes viennent saluer ensemble à la fin du concert, force est de remarquer ce qui les unit et les distingue. Tous nés à quelques mois près, entre le 11 octobre 1990 et le 27 octobre 1991, ils appartiennent à la même génération qui s’impose actuellement au plan international. Tous issus de la grande tradition de l’école russe, ils viennent pourtant de différents points qui forment l’histoire de la Russie : son cœur à Nijni Novgorod, l’immensité sibérienne qui en forme le prolongement et l’Ouzbékistan à ses confins. Nourris de la culture russe qui s’enseigne dans les grands conservatoires de Moscou et de Saint-Pétersbourg, ils projettent encore les rêves de conquête de l’occident qui étaient assignés à Prokofiev par un régime depuis disparu.
10 septembre 2017.

vendredi 8 septembre 2017

CUM MORTUIS IN LINGUA MORTUA


Modest Moussorgski reste sans doute une référence incontournable de la musique russe, l’un de ses plus éminents représentants, qui fait même figure, sur plusieurs plans, de fondateur au sein du groupe des cinq. En matière d’exécution musicale du répertoire russe, l’Orchestre du Mariinsky et son chef, Valery Gergiev se sont également imposés comme une référence incontournable. Les 1er et 2 septembre 2017, ils offrent deux concerts successifs aux programmes concentrés à chaque fois sur un seul compositeur : Moussorgski pour le premier, Prokofiev pour le second. Encore convient-il de relativiser ce point pour le premier programme, puisque les œuvres qui y sont proposées sont orchestrées par Dimitri Chostakovitch ou Maurice Ravel.
Un lever de soleil sur la Moskova, la rivière qui traverse Moscou. C’est à ce thème que Moussorgski consacre l’ouverture de son dernier opéra, La Khovanchtchina, qui repose sur un livret du compositeur, relatif à la révolte de Moscou en 1682 et des autres révoltes des streltsy de 1689 et 1698. Demeuré inachevé à la mort du compositeur en 1881, l’œuvre a été terminé par Rimski-Korsakov, et créé le 21 février 1886 à Saint-Pétersbourg. Détail piquant ce soir : le Théâtre Mariinsky en avait rejeté la partition et c’est donc à une troupe d’amateurs que la création revint dans la salle Kamonov. Si la version de Rimski-Korsakov est restée jouée jusque dans les années 1980, elle a depuis été supplantée par une nouvelle orchestration de Dimitri Chostakovitch, basée sur l’édition critique de l’original de la partition de Moussorgski pour chant et piano et plus respectueuse de l’esprit de l’œuvre.
La journée passe vite dans les plaines russes puisque le chef enchaîne avec l’une des pages les plus célèbres de la musique classique : Une nuit sur le Mont Chauve. Il en existe également plusieurs versions, dont les plus notables sont celle, originale, de Moussorgski et celle orchestrée par Rimski-Korsakov, ou encore celle donnée par Léopold Stokowski en support musical au film de Walt Disney, Fantasia. La première, qui apparaît plus âpre, plus slave, en un mot plus authentique, a été publiée en 1968 et gagne progressivement en notoriété. C’est celle jouée ce soir par Gergiev.
Au cours de cette nuit terrifiante, les Chants et danses de la mort viennent hanter les âmes. Il s’agit d’un cycle de quatre chants lyriques pour une voix solo et piano, composés entre 1875 et 1877 et chantés sur des poèmes d’Arseni Golenichtchev-Koutouzov. Dans ces pages, Moussorgski se trouve influencé par la situation très sombre de la Russie à la fin du XIXème siècle. Une grande pauvreté, un Etat difficile à réformer, si seulement le Tsar le voulait vraiment. La guerre, de  Crimée déjà, accentuait la crise. Modeste Moussorgski, lui-même né dans une famille noble ruinée par l’abolition du servage, se trouvait finalement dans cette sorte de situation des pères, bienveillants mais fatigués, que nous évoquions hier en citant Pères et fils, d’Ivan Tourgueniev. Conscient des difficultés du pays, partisan de réformes profondes, il était d’abord entré en rupture avec la société, comme ces pères décrits par le roman, pour finir par se laisser submerger par l’alcoolisme qui l’emportera. Dimitri Chostakovitch a orchestré ce cycle de mélodies en 1962, travail qui lui a fourni le matériau de base pour composer sa Quatorzième symphonie, suite de mélodies, que nous évoquions hier également. Berceuse : Une mère berce son bébé malade, qui gémit ; la Mort apparaît, déguisée en nourrice, et berce le bébé qui s’endort d’un sommeil éternel. Sérénade : La figure de la Mort chante une sérénade sous la fenêtre d’une jeune fille mourante, à la manière d’un amant faisant la cour. Trepak : Un paysan ivre trébuche pris dans une tempête de neige et s’allonge, s’endort sous la couverture mortelle de neige et rêve de colombe en champs d’été. Le Chef d’armée : La figure de la Mort est dépeinte comme un officier monté sur un cheval et inspectant ses troupes après une bataille terrible ; elle veut compter ses troupes enfin réconciliées avant que leurs os n’aillent en terre pour l’éternité.
En deuxième partie, la mort reste présente, mais sous la forme de la visite d’une exposition rétrospective consacrée à un artiste disparu, le peintre et architecte russe Viktor Hartmann, mort d’une rupture d’anévrisme en 1873, alors qu’il n’avait que trente-neuf ans. Hartmann se consacrait à une définition de l’art russe qui était aussi la source de la création de Moussorgski. Le développement de leur amitié relève donc d’une certaine logique créatrice et, lorsqu’une exposition de près de quatre cents œuvres de Hartmann est montée à Saint-Pétersbourg en 1874, Moussorgski prête des pièces de sa collection personnelle. Dans la foulée, il compose ses Tableaux en quelques semaines. En juin 1874, il écrivit au Général Stassov  que « Hartmann bouillonne comme bouillonnait Boris, – des sons et des idées sont suspendus en l’air, je suis en train de les absorber et tout cela déborde, et je peux à peine griffonner sur le papier ; je suis en train d’écrire le no 4. Les transitions sont bonnes (la promenade). Je veux travailler plus rapidement et de manière plus sûre. Mes états d’âme peuvent être perçus durant les interludes. Jusqu’à présent, je pense que c’est bien tourné... ». La plupart des desseins de Hartmann sont aujourd’hui perdus, de sorte qu’il est difficile de repérer toutes les sources de l’imagination du compositeur et impossible de remonter l’exposition.
Comme pour la plupart des œuvres de Moussorgski, l’histoire de la publication des Tableaux d’une exposition est complexe. Ce n’est qu’en 1886 que Nikolaï Rimski-Korsakov, encore lui, publiait une version, une fois encore, largement revue par ses soins, de la partition. Ce n’est qu’en 1931 que les Tableaux d’une exposition ont été publiés dans une édition critique fidèle au manuscrit du compositeur, dont le facsimilé de la partition attendra encore 1975 pour être publié. En 1940, le compositeur italien Luigi Dallapiccola publiait une édition critique importante de l’œuvre de Moussorgski avec des commentaires. La version orchestrée qui s’impose au répertoire est celle préparée par Maurice Ravel en 1922, à la demande du chef d’orchestre russe Sergei Koussevitzky, qui en dirigea la création le 19 octobre 1922 et rédigea ensuite sa propre orchestration.
Dans ses pièces, l’orchestre et le chef parlent leur langue maternelle, celle dont ils maîtrisent toutes les couleurs, toutes les nuances. Certes, cette langue dans les œuvres de ce soir, parle avec les morts mais demeure bien vivante. Si la musique possède indubitablement un caractère universel, il n’en demeure pas moins que les pièces russes jouées par des orchestres et chefs russes sonnent autrement. Il existe réellement une forme d’identité sonore, qui triomphe ce soir sous la baguette inspirée du chef. Alors que les grands orchestres s’internationalisent et regroupent des musiciens de dizaines de nationalités différentes, leur identité sonore s’internationalise également et se perd. Si le niveau technique de ces orchestres n’a sans doute jamais été aussi élevé, une certaine uniformisation du son en est également la contrepartie. Les orchestres russes sont sans doute parmi les derniers à n’être composés que de musiciens russes, issus tous des mêmes écoles qui poursuivent encore une certaine dimension nationaliste de leur enseignement. Ces orchestres et ces artistes sont des ambassadeurs itinérants dont la mission est de faire connaître la qualité de l’art russe. Leur mission est remplie au-delà des espérances, à l’exception de la mezzo-soprano du soir, Oksana Volkova. Elle aussi de l’Ecole russe, formée à Minsk, lauréate du Concours international Glinka puis du programme de jeunes chanteurs du Bolchoï de Moscou, elle enchaine les prises de rôles du grand répertoire russe : Marina (Boris Godounov), Marfa (La Khovanchtchina), Olga (Eugène Oneguin), Polina (La Dame de Pique), Kontschakovna (Prince Igor) ou Liubascha (La fiancée du Tsar). Nous l’avons trouvée ce soir d’un très beau timbre et une belle interprétation assez typique de cette identité du chant russe. Toutefois, elle manquait singulièrement de profondeur dans ces chants où la mort est omniprésente. Trepak et Le chef d’armée en particulier ne revêtaient pas la dimension requise et le chef se laissait aller à couvrir cette voix qui chantait cum mortuis in lingua mortua.
7 septembre 2017.


vendredi 1 septembre 2017

PERES ET FILS


« …N’est-ce pas la même chose ? demanda Paul Pétrovitch.
-        Non, pas du tout. Un nihiliste, c’est un homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui ne fait d’aucun principe un article de foi, quelque soit le respect dont ce principe est auréolé.
-        Et l’on s’en trouve bien ? l’interrompit Paul Pétrovitch ».
Dans Pères et fils, Ivan Tourguéniev présente la Russie au lendemain de l’abolition de l’esclavage par Alexandre II. Les pères y sont bienveillants, un peu fatigués, sceptiques, mais convaincus qu’une bonne dose de libéralisme à l’anglaise résoudra les problèmes d’un pays encore médiéval. Les fils sont sombres, amers, désespérés avant l’âge haïssant toute idée de réforme, ne croyant qu’à la négation, au déblaiement, à la destruction de l’ordre.
La Première Symphonie de Dimitri Chostakovitch est l’œuvre d’un jeune homme de 17 ans qui en commence les esquisses à l’été 1923 et qui présentera la partition comme travail de fin d’études au Conservatoire de Leningrad, où elle sera créée sous la direction de Nikolaï Malko, le 12 mai 1926. Sa Quinzième Symphonie est composée entre avril et juillet 1971, au terme de sa vie, sera crée à Moscou sous la direction de son fils, Maxime, le 8  janvier 1972, Maxime qui émigrera en 1981 vers l’Allemagne de l’ouest puis les États Unis et ne reviendra en Russie qu’en 1992, après la destruction de l’ordre soviétique.
Entre les deux, une vie.
La vie d’un compositeur qui connut très tôt le succès puisque sa première symphonie n’est, de loin, pas restée une œuvre scolaire, mais a été immédiatement reprise partout dans le monde. Après la création triomphale, des chefs de premier plan, dont Bruno Walter, Léopold Stokowski ou Arturo Toscanini la reprirent et le compositeur viennois Alban Berg écrivit une lettre de félicitation à son cadet. Si cette première symphonie doit beaucoup au classicisme dun Tchaïkovski ou dun Scriabine, Chostakovitch a néanmoins su immédiatement se démarquer de linfluence directe de ses deux contemporains les plus imposants, Stravinski et Prokofiev.
La vie d’un compositeur dont l’art s’est vite et longtemps trouvé contraint par les règles imbéciles d’une censure tatillonne et dont la création couvre une période qui va de la mort de Lénine à l’ère Brejnev et passe donc au travers des affres de la dictature stalinienne des années 1930, des horreurs de la guerre et des évolutions politiques qui suivirent la mort de Staline, entre détente aux temps de Khrouchtchev et retour à des formes d’oppression avec Brejnev.
La vie d’œuvres majeures du XXème siècle dans tous les genres mais dont les symphonies disent à elles seules les grandes étapes : la Quatrième, dont le compositeur dut renoncer à la création, en 1936, du fait du scandale créé par le pouvoir autour du succès de son opéra Lady McBeth du district de Mzensk ; la Cinquième, qu’il dut présenter comme « l’humble réponse d’un compositeur soviétique à de justes critiques », pour en assurer la création en 1937 ; les symphonies de guerre, surtout la Septième, liée aux neuf cents jours du siège de Leningrad par l’armée allemande, créée en 1942, pendant le siège ; la Neuvième, qui prend résolument et avec beaucoup d’humour le contrepied de ce qui était attendu pour célébrer la victoire de 1945 ; la Dixième, composée à la mort de Staline et créée avec un succès tel en octobre 1953 qu’elle fut qualifiée de seconde mort du dictateur ; la Treizième, titrée « Babi Yar », rappelant le grand massacre mené par les Einsatzgruppen nazis en URSS, mais écrite sur des poèmes de Evgueni Alexandrovitch Evtouchenko, auteur emblématique de la génération du dégel (décédé en avril 2017), créée en 1962, moins de deux avant la chute de Khrouchtchev et la fin du dégel ; la Quatorzième enfin, sur des poèmes de Baudelaire, Apollinaire, Garcia Lorca et Rilke, dédiée au compositeur britannique Benjamin Britten et créée le 29 septembre 1969.
Durant les cinquante années qui séparent les deux symphonies données le 31 août 2017 à Lucerne par le Philharmonique de Berlin et Sir Simon Rattle, la vie d’un homme qui ne s’est jamais incliné qu’en apparence devant l’autorité, mais qui a su faire passer sa création en abusant la censure pour continuer de s’exprimer, un homme qui n’a jamais fait d’aucun principe soviétique en matière de culture un article de foi, qui a sans doute dédaigné les critiques politiques présentant sa musique comme relevant d’un formalisme petit-bourgeois indigne du grand projet révolutionnaire soviétique. Un homme qui finit fatigué et sans aucun doute sceptique mais convaincu que la détente qui apportait une bonne dose de libéralisme dans l’art lui permettait à nouveau de s’exprimer pleinement.
La Première symphonie, opus 10, est également tôt présente au programme du Festival de Lucerne, puisque on l’y entend dès 1946, sous la direction de Sir Malcolm Sargent, pour la dernière fois en 2014, par le Concertgebouw d’Amsterdam sous la direction de Mariss Jansons. La Quinzième, opus 141, vient au programme la première fois en 1998, sous la direction de Charles Dutoit, la dernière fois en 2009 sous celle de Bernard Haitink.
Sir Simon Rattle fréquente Chostakovitch avec bonheur depuis de longues années et a notamment donné à Berlin des interprétations marquantes des Quatrième, Dixième ou Quatorzième Symphonies, en plus des deux qui forment le programme de ce soir. Il parcourt avec aisance tant la fougue du jeune compositeur que l’écriture décantée des dernières lignes d’une vie. Son interprétation des pages de jeunesse de la Première symphonie est d’une grande fraîcheur et il capture à la perfection les différents caractères des quatre mouvements. Louverture de l’œuvre à la trompette et au basson fait irrémédiablement penser à deux personnes qui parlent à voix basse et cette notion de dialogue se maintient dans toute la symphonie. Elle deviendra vite le seule manière de sexprimer durant la terreur. Le piano, intégré à l’orchestre et qui est surtout sollicité dans le deuxième mouvement, Allegro, donne une identité particulière à cette œuvre. Avec le Lento-Largo qui suit et attaque sans interruption le Finale découpé d’un Lento entre deux Allegro molto, Chostakovitch offre une ouverture contrastée sur l’avenir. Chostakovitch avait suggéré que la symphonie pourrait se jouer en vingt-deux minutes, soit dix bonnes de moins quelle ne lest en général ; il ajoutait que plus cest rapide, mieux cest! L’on se trouve déjà sur le fil du rasoir, entre un caractère pathétique et une forme de détachement ironique, qui ne quittera jamais le compositeur.
Dans la Quinzième Symphonie, les références au grand répertoire, du dernier opéra de Rossini, Guillaume Tell, à Die Walküre ou Tristan und Isolde de Wagner, nous disent le pied de nez à l’autorité mais aussi la négation et la destruction de l’ordre des dieux ou le dépouillement de la mort des amants. Rattle offre une interprétation d’anthologie qui déblaie toute approche politique de ces pages pour les inscrire résolument dans le grand répertoire symphonique. De construction de type iambique, son centre contextuel se trouve dans le dernier mouvement. Chostakovitch y reprend le modèle de sa première symphonie mais avec une liberté artistique incomparable, dans un dernier sursaut dun cycle charismatique. Comme lécrit Leonid Kagel dans lessai qui accompagne la parution du même programme par lOrchestre du Mariinski sous la direction de Valery Gergiev, Chostakovitch « se retire tranquillement, sans solliciter la compassion, sans rendre de comptes. Il nous fausse compagnie, cest tout ». Il ajoute: « Il reste cependant très présent. Si les symphonies 1 et 15 constituent pour nous une telle source denrichissement, cest parce que leur essence et leur esprit se perpétuent et se renouvellent. Limage de la boucle qui se referme, aussi séduisante fût-elle, dessert la comparaison (...). La boucle de la véritable créativité ne se referme jamais elle-même, car les générations à venir peuvent sy ressourcer au même titre que les contemporains ».
Certes, aucune de ces deux œuvres n’est réellement teintée politiquement, comme peuvent l’être les autres symphonies du compositeur et Rattle vient justement de ce libéralisme à l’anglaise qui pouvait rendre les pères russes du début du XIXème siècle bienveillants. Il pénètre profondément chaque mesure pour donner à entendre ce que l’on pourrait qualifier d’unité narrative, au plan d’une éthique musicale, de la vie de Chostakovitch. Une action ou un événement ne peut devenir intelligible qu’en trouvant sa place dans un contexte, c’est-à-dire un récit et la notion d’unité de vie chez Alasdair MacIntyre rend compte du telos, du but de la vie et du bien interne recherché dans cette vie. L’unité de la vie humaine de Chostakovitch, c’est l’unité d’une quête narrative, ce qui suppose une certaine conception du bien pour l’homme mais aussi intégrité et persévérance, qui nous soutiennent au sein de nos héritages historiques et culturels. En donnant la première et la dernière symphonie de Chostakovitch avec la rigueur de l’analyse et la profondeur de la musicalité qui le caractérisent, Rattle rend intelligible l’unité narrative de la vie du compositeur, en la plaçant au plan éthique qui lui convient, c’est-à-dire exclusivement musical. Maintenant que l’on se trouve presque trente ans après la fin de l’URSS, de nouvelles générations d’artistes, nés sans avoir connu ni la Révolution de 1917, ni le nazisme, la guerre ou le stalinisme, ni même l’URSS, qui ne voient au mieux ces éléments que sous un angle historique, peuvent se consacrer à la musique et offrir de Chostakovitch une approche qui dépasse les sombres amertumes désespérées des fils. C’est lorsqu’il n’en reste que la musique que ces pages sont les plus belles.
1er septembre 2017.