En cinquième concert d’abonnement de la série
Symphonie, l’OSR se confiait ce vendredi 12 février 2010 à la baguette de Neeme
Järvi, dans un programme russe dans première partie, soviétique ensuite.
Le célébrissime Concerto
pour violon et orchestre en ré majeur op. 35 de Tchaïkovski ouvrait les
feux, avec Boris Brovtsyn au violon. Ce violoniste moscovite né en 1977 était
déjà venu à l’OSR en 2008. Il nous a présenté ce soir avec une grande humilité
cette musique si souvent ressassée que l’on hésite à l’entendre à nouveau. Il y
a tellement d’effets faciles possibles dans cette œuvre qu’il est rare de
l’entendre pour ce qu’elle est réellement au répertoire, l’un des concertos qui
offre les plus belles mélodies à déployer sans se soucier d’un combat entre le
soliste et l’orchestre, dans une vision très différente du concerto de Brahms,
composé la même année.
Le concerto de Tchaïkovski est devenu une œuvre phare
du répertoire, malgré des débuts difficiles avec la critique qui ne le
comprenait pas. C’est aussi l’une des œuvres les plus joyeuses du compositeur,
qui la composa au bord du Lac Léman, à Clarens, dans une retraite qui lui permit
littéralement de fuir l’échec de son mariage et la souffrance que lui impose
cette vie privée réduite au pire. A Clarens, Tchaïkovski se remet en compagnie
de son frère et d’un jeune élève, le violoniste Joseph Kotek, qui lui donna
plein de conseils techniques pour l’écriture de la partie soliste et peut-être
plus. Ce n’est pas un concerto épique, mais mélodieux. La mélodie jaillit de la
partition et nous emporte vers d’autres cieux lorsque l’archet du violoniste ne
tente pas de mettre en avant une virtuosité déplacée mais sa sensualité et son
désir d’évasion.
Ce soir, le jeune Boris Brovtsyn s’est humblement
effacé derrière l’œuvre, laissant simplement la mélodie faire son effet toute
seule, sans en rajouter. L’orchestre dirigé par Neeme Järvi lui offrait l’écrin
nécessaire à l’expression de cette sensualité. Les tempi sont tenus, variés,
dans la grande tradition romantique, notamment dans l’accélération voulue juste
avant la cadence du premier mouvement. Il y a dans ces variations de tempi de
quoi nous tenir toujours en éveil, ne jamais nous lasser de la réapparition
d’un motif. Il n’y a eu qu’un court moment, au milieu du troisième mouvement,
où le chef et le soliste se sont perdus, désynchronisés juste le temps de se
retrouver pour conclure en beauté. L’on ne tiendra pas rigueur aux musiciens en
présence de cette courte errance, tant l’ensemble est d’un niveau supérieur,
d’une grande sérénité, d’une grande beauté aussi, d’une sonorité riche qui
devait sans doute rappeler à la mécène Nadejda von Meck la volupté d’un verre
de sherry.
En seconde partie, l’atmosphère passait du russe au
soviétique, de la volupté joyeuse au pessimisme et de la sensualité à la
dénonciation des crimes de Staline. Chostakovitch est en effet un compositeur
qui nous mène toujours sur le fil du rasoir. Les difficultés rencontrées par
lui comme par d’autres compositeurs durant les années où Jdanov censurait la
culture pour éviter un formalisme petit bourgeois indéfinissable. Cette
accusation de formalisme était pourtant des plus graves et Chostakovitch s’y
est vu exposé plusieurs fois, craignant à chaque accusation que la déportation
et la mort ne missent fin à sa carrière. Si l’on en croit les difficultés des
dictionnaires soviétiques à définir ce terme, l’on comprend mieux qu’il pouvait
s’appliquer à n’importe quelle œuvre qui pourrait déplaire à Jdanov :
« culte de l’atonalité et de la
dissonance » ou « adoption
de combinaisons confuses et neuropathologiques qui transforment la musique en cacophonie »…
La Symphonie
N°10, en mi mineur, op. 93 date de 1953. Le 5 mars 1953, Staline et
Prokofiev disparaissent, tous deux frappés d’une attaque cérébrale.
Chostakovitch et Khatchatourian en profiteront pour figurer parmi les premiers à
revendiquer un retour à la liberté artistique, Chostakovitch allant jusqu’à
écrire un article dans la Pravda en
novembre 1953, dans lequel il déclare qu’il « importe de reconnaître le droit de l’artiste à l’indépendance,
d’explorer hardiment les chemins nouveaux ». Ce commentaire paraît
quinze jours avant la création de la 10ème Symphonie, à Leningrad,
sous la direction d’Evgeni Mravinski. Immédiatement, tous les auditeurs ont
perçu cette œuvre comme un règlement de compte avec Staline et les horreurs des
deux décennies passées. Les critiques soviétiques n’étaient toutefois pas
encore prêts à franchir le pas et se sont alors étendus en propos peu flatteurs
sur le pessimisme de la partition, sur cette œuvre dénuée d’espoir et partant
tout le contraire d’une société socialiste en marche, par définition, vers un avenir
radieux… Devant le succès de la symphonie, on s’accordera finalement à la
considérer comme une « tragédie
optimiste » ! Peu importe, c’est
aujourd’hui l’une des œuvres maîtresse du répertoire symphonique du
XXème siècle et sa présence au répertoire est au-delà des mesquineries
sémantiques d’un régime qui a perdu son chef. En ce sens, cette œuvre est à la
musique ce que le fameux discours de Khrouchtchev fut à la politique
soviétique. La fin d’une époque et la revendication d’un progrès qui ne pourra
pas se faire aussi facilement qu’escompté.
Le premier mouvement, Moderato est d’une dimension monumentale et l’expression de
sentiments d’une profondeur rare dans le romantisme tardif. C’est le résumé du
pessimisme, du désespoir, de la brutalité et de l’oppression de la période
stalinienne. La partie des cordes tourne en rond à la recherche d’une issue
impossible avant une citation de la Symphonie
N°2 de Gustave Mahler, sur les mots du lied Urlicht : « Der
Mensch liegt in grösster Noth ! ». L’on ne saurait mieux
dire ! Les pupitres des bois de l’OSR, surtout la clarinette et le basson,
nous ont fait entendre des parties de toute beauté ce soir là, dans une
richesse de timbres qui est celle de l’OSR lorsqu’il est bien dirigé.
L’Allegro a fait
la célébrité de la partition et est un Scherzo
d’une intensité terrifiante. Bien qu’il ne mesure que le cinquième du mouvement
précédent, il ne paraît pas plus court et eût été réellement insupportable plus
long. Dans ses Mémoires, Chostakovitch écrivait à son sujet : « Il est difficile de dessiner l’image d’un
homme politique mais ici j’ai rendu son dû à Staline ; avec moi il a
trouvé chaussure à son pied. On ne peut guère me reprocher d’éviter un
phénomène repoussant de notre réalité ».
Le troisième mouvement est un Allegretto qui s’apparente également à un Scherzo, avant l’Andante
final, qui fut la seule partie de la partition à réellement satisfaire son
auteur. Dans le motif qui lui sert de signature, ré-mi bémol-ut-si, soit dans
la notation germanique D-Es-C-H, c’es-à-dire les initiales du compositeur dans
sa translitération allemande, et qui se répand à tout l’orchestre,
Chostakovitch accomplit sa vengeance.
Neeme Järvi est un spécialiste de Chostakovitch, dont
il a donné au disque des interprétations de référence, et l’OSR a souvent fort
bien sonné dans ses œuvres. Lui qui n’était plus venu diriger l’OSR depuis
1993, l’a marqué ce soir d’une présence forte. Le geste est mesuré, rare même,
allant à l’essentiel. Il sait laisser jouer l’orchestre, lui faisant confiance
après un travail en répétition qui s’est avéré remarquable. Rarement on aura
entendu l’OSR sonner si bien et si juste, dans une totale maîtrise de ses
timbres, offrant aux différents pupitres de quoi briller de toutes leurs
qualités. Cette œuvre d’une puissance dévastatrice était parfaitement
maîtrisée, là encore dans un refus de tout pathos trop facile, trop évident. Il
n’était pas utile de l’appuyer pour que nous le comprenions. L’on en ressort la
tête habitée pour longtemps de cette musique là, si passionnante lorsqu’elle
est interprétée à ce niveau, comme si nous comprenions mieux le besoin
d’humanité après une si dure période de dictature.
14 février 2010
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.