dimanche 28 décembre 2014

WAGNER COMME AU CINEMA


Se trouver dans la salle du Metropolitan Opera de New York ce samedi 13 décembre 2014 à midi, c’est un peu aussi se trouver dans toutes les salles de cinémas du monde, de par la très large retransmission en direct de certains spectacles organisée par le Met depuis quelques années. L’on peut se poser la question de savoir si de telles retransmissions au cinéma apportent un nouveau public à l’opéra ou pas. Lors de la grande dépression de la fin des années 1920 aux États-Unis, les habitants de New York s’étaient massivement rués vers les salles d’un cinéma débutant, dont les places coutaient beaucoup moins cher que celles des théâtres de Broadway ou de l’opéra d’alors. Muet dans ses premières années, le cinéma était aussi musicalement accompagné, sinon même consacré à des films musicaux, tels que The Jazz Singer, sorti en 1927. Les choses ont bien changé depuis et le cinéma est non seulement devenu parlant mais aussi un art à part entière, développant sa clientèle. La magie d’un écran suffisamment grand pour rendre les dimensions d’une scène d’opéra et les qualités de retransmissions acquises en haute définition rendent assurément l’exercice tentant. Toutefois, la question demeure du public choisissant de se retrouver dans les salles obscures pour regarder une transmission en direct d’un opéra depuis le Met : est-il un public de mélomanes profitant de l’occasion de voir ces spectacles lorsqu’il n’a pas la possibilité de se rendre sur place à New York, ou nouveau public ? Le cinéma développe toujours plus d’effets spéciaux pour offrir des créations qui dépassent largement ce qu’il est possible de rendre sur scène. Dès lors une autre question se pose : les retransmissions en direct peuvent-elles servir à développer et faire connaître des mises en scène d’avant-garde ou à diffuser le grand répertoire ? L’on sait que les metteurs en scène usent également de haute technologie et il n’est pas rare que des images enregistrées, projetées, forment tout ou partie d’un décor, d’une mise en scène, avec des fortunes diverses. Comment des cinéphiles habitués aux effets spéciaux les plus fous pourraient-ils s'émouvoir face au grand répertoire classique, qui représente ici l'idée que l'on se fait de l'opéra dans sa dimension la plus conservatrice?
Cette quatre cent treizième représentation de Die Meistersinger von Nürnberg sur la scène du Metropolitan Opera est marquée du sceau des représentations du grand répertoire. Confiée à Otto Schenk, l’on y retrouve un classicisme suranné qui garde manifestement ses amateurs dévoués. Nulle prise de risque à nous montrer les choses telles qu’elles sont : un temple protestant comme un temple protestant, la vieille ville de Nuremberg reconstituée à l’identique, avec un grand escalier descendant du lointain entre des maisons médiévales, vers, à cour, l’atelier de Sachs et, à jardin, la maison de Pogner, la scène finale sous le tilleul de la Saint-Jean, aux pieds des remparts de la ville, sous l’ombre de cette belle tour que tous les visiteurs de Nuremberg connaissent parfaitement, le tout dans des costumes d'époque. Il est vrai que l’intrigue de cet opéra est précisément datée et située dans le temps comme dans l’espace ; Hans Sachs y est un personnage réel (né le 5 novembre 1494 et mort le 19 janvier 1576, à Nuremberg), dont on peut aujourd’hui encore admirer la statue au centre ville. Ce genre de mise en scène a ses qualités (pas de prise de risque et l’on voit à la réaction du public, applaudissant au lever de rideau du deuxième comme du troisième acte, que c’est fondamentalement ce qu’il attend dans cette œuvre) comme ses défauts, manquant à se renouveler et offrant à l’amateur éclairé une forme décourageante de banalité. Si ce genre de spectacle rassure le spectateur moyen et le fidélise, ce qui est en soi un objectif pour toute maison lyrique, comment ne pas penser que ceux qui ne vont pas à l'opéra, n'y vont pas justement parce que l'image qu'ils en ont est celle-ci! Ce n’est certes pas pour la mise en scène que je me rendis donc à cette représentation. 
La distribution qui s’offrait ce jour là était globalement équilibrée, sans jamais toucher au génie hors le rôle de Hans Sachs. Johan Botha est un Walter un peu lourd qui peine à réellement séduire par un chant primaire et une grosse voix manquant singulièrement d’éclat dans ce qui est le rôle le plus belcantiste de Wagner, celui qui reste le moins bien servi par les Heldentenors s’imposant par ailleurs en Tannhaüser, Siegmund, Siegfried ou Tristan. Le David de Paul Appelby, jeune diplômé du Lindenman Young Artist Development Program est excellent, bien timbré avec assez d’humour pour réussir sa parties sans coup férir, très bon comme amoureux maladroit, sorte de fanfaron tenant un peu de Leporello. Le Pogner de Hans-Peter König est solide, le Kothner de Martin Gantner moins, n’offrant déjà plus à la Tabulatur ce caractère inaltérable que Beckmesser souhaite lui maintenir. Johannes Martin Kränzle campe un greffier assez drôle. Chantant ailleurs cette année le Musiklehrer de Ariadne auf Naxos, le rôle titre du Château de Barbe-Bleue de Bartók, Amfortas ou Don Giovanni, il est entre deux rôles, entre deux voix, peinant à séduire pleinement (le public, pas Eva, les ahanements écrits pour lui ne lui offrant aucun espoir sur ce plan). Chacun des maîtres tient sa partie correctement pour le surplus. Karen Cargill offre à Magdalene une belle présence et une belle voix, dominant aisément son David et soulignant l’action de sa présence. Ce n’était pas non plus, globalement, pour cette distribution que le détour valait être fait.
Restait le trio de tête, celui qui réellement valait le déplacement et faisait le prix de cette représentation. Premièrement, la Eva d’Annette Dasch, fruitée, présente, sûre d’elle et de son choix amoureux, ne minaudant pas, à l’aise dans les dialogues comme dans le chant. Son dialogue avec Sachs, à la quatrième scène du deuxième acte, la définit parfaitement. Son rôle est ambigu car, si elles est présente dès le début puis tout au long de l’action, elle n’en reste pas moins en marge, cet opéra se réglant entre hommes essentiellement. Surtout, le Hans Sachs de Michael Volle, ensuite, qui possède tout du rôle, du médium chaud et large à l’endurance, en passant par la capacité à surmonter toutes les difficultés d’un rôle dont il est aujourd’hui, c’est certain, le meilleur tenant sur toutes les scènes du monde. Personnage complexe, Sachs exige un interprète hors norme et Michael Volle le lui offre pleinement. Déjà entendu en ce rôle à Salzbourg l’été 2013, il reste et demeure exceptionnel. Enfin le chef, James Levine, qui, dans sa quarante-quatrième saison à la tête du Metropolitan Opera, connaît la maison et la partition intimement. Il a, c’est sensible avant même qu’il ne monte au pupitre, développé avec le public new-yorkais une intimité rare, il est vrai entretenue au fil de plus de deux mille cinq cents représentations qu’il y a dirigées. La battue est ample, le geste large, le souffle profond de bout en bout d’une partition qui ne semble pas, pas plus d’ailleurs que Michael Volle, l’épuiser. La direction de Levine c’est aussi un son, subtil, souple, qui offre aux chanteurs des espaces de confort pour y déployer leur chant, dont Michael Volle, notamment, sait parfaitement profiter. C’est cela que nous étions venus entendre et dont je ne sais comment les frémissements multiples, qui font la richesse d’une présence sur place, pouvaient en être perçus dans les salles de cinémas aux quatre parties du monde.
28 décembre 2014.

dimanche 21 décembre 2014

"FROM THE NEW WORLD"



Should you ask me, whence these stories?
Whence these legends and traditions,
With the odors of the forest
With the dew and damp of meadows,
With the curling smoke of wigwams,
With the rushing of great rivers,
With their frequent repetitions,
And their wild reverberations
As of thunder in the mountains?


Ainsi s’ouvre le Chant de Hiawatha, de Henry Wadsworth Longfellow. Antonin Dvorak y trouva l’inspiration des pages centrales de sa Neuvième Symphonie, sur le manuscrit de laquelle il écrivit rapidement, au moment de le remettre à Anton Seidl en vue de sa création, les mots From the New World, qui lui sont demeurés indissociables. Du 4 au 13 décembre 2014, le New York Philarmonic donnait un programme intitulé Dohnanyi/Dvorák : A Philarmonic Festival, proposant des couplages entre le Concerto pour violoncelle et la Septième Symphonie ou, ce soir du 11 décembre 2014, le Concerto pour piano et la Neuvième Symphonie. Le programme du soir mentionne que, en préparant ce festival, le chef Christoph von Donhanyi répondit à la question de savoir ce qui le rapprochait de Dvorak en ces termes : « It is his honesty. Dvorak does not do anything unnecessary, like some other late-romantic composers. He never overdoes it, and he never says anything he does not mean ». Certes, l’on peut rappeler que tant le compositeur que le chef firent aux Etats Unis des voyages formateurs qui marquèrent leur personnalité musicale, mais les époques et les histoires personnelles sont bien différentes, du compositeur adulé qui vient au faîte de sa carrière répondre à une invitation prestigieuse, au jeune homme débarquant accompagné de son grand-père, compositeur renommé, pour y mener ses études, après les temps tourmentés de la deuxième guerre mondiale et laissant en Europe la mémoire d’un père exécuté pour avoir participé à l’attentat contre Hitler. A 85 ans, le chef semble ne porter que la musique à laquelle il s’adonne, non le poids des ans. 
Des trois concertos écrits par Dvorák, celui pour piano est le premier, mais n’est ni le plus connu, ni le plus joué. Il eut longtemps mauvaise réputation, au point que, après la mort du compositeur, certaines personnes bien attentionnées cherchèrent à le rendre « jouable », en retouchant significativement la partition. En 1956 pourtant reparaissait l’édition originale de ces belles pages, qui s’imposèrent notamment sous les doigts de Richter ou de Firkusny, ce soir sous ceux de Martin Helmchen. Les trois concertos de Dvorák marquent trois étapes décisives dans son parcours musical vers sa maturité, du Concerto pour piano, opus 23, en 1876, en passant par le Concerto pour violon, opus 53, en 1882, jusqu’au point culminant que marque le Concerto pour violoncelle, opus 104, composé aux États Unis en 1894-1895, après donc la Neuvième Symphonie. L’histoire curieuse et mouvementée de ce premier concerto du compositeur ne permet pas de le comparer aux deux suivants. Œuvre anti-virtuose, il offre une structure symphonique dense et riche dans laquelle le pianiste n’est pas en position de tenter de grands combats avec l’orchestre, comme en offre par exemple le Premier Concerto pour piano de Tchaïkovski, à la même époque. Les auditeurs du temps se trouvaient privés du spectacle pyrotechnique, d’éclat et de bravoure tant prisé. Pensez donc, encore du Brahms, dont les concertos pour piano avaient suscité le doute et l’incompréhension en raison d’une écriture jugée grise et opaque. L’on chercha avec le temps à réécrire la partie soliste des pages de Dvorák, pour leur donner un style pianistique plus conventionnel qui ne s’imposa pas. Dvorák lui-même se refusa toujours à le retoucher. Demeurée rare au concert, l’œuvre résonne aux oreilles de l’amateur essentiellement dans l’enregistrement mémorable qu’en produisirent Richter et Carlos Kleiber en 1977. Martin Helmchen rend parfaitement ces pages difficiles, dans lesquelles il trouve beaucoup de finesse et de musicalité, admirablement servi par un orchestre et un chef qui, dans une écoute mutuelle et profonde, lui offre un écrin qui le porte et l’entoure sans l’étouffer. Il est vrai que dans ces pages, comme dans celles de Brahms, il convient de trouver un équilibre qui ne renie pas la place particulière du soliste dans l’annonce du programme, sans avoir pourtant à lui offrir de quoi réellement se mettre en avant. Si la direction de Christoph von Dohnanyi est remarquable, l’on a parfois senti l’orchestre rester en arrière plan, comme si le chef cherchait à s’effacer malgré la partition, pour ouvrir davantage d’espace au pianiste. Le contraste avec la présence du chef en deuxième partie de concert est clair et l’on se prend à regretter un peu cette retenue première qui ne rendait pas pleinement le caractère symphonique voulu par le compositeur mais affadissait un peu le propos.

Dès sa création par le New York Philarmonic, sous la direction de Seidl, le 15 décembre 1893, la Neuvième Symphonie remporte, elle, un succès qui ne s’est jamais démenti. Il y a dans ces pages d’un compositeur installé depuis quelques années à New York, où il dirige le conservatoire, une énergie percutante et lapidaire. Les thèmes sont brefs, de quatre à huit mesures, d’une densité extrême, les mouvements sont associés à travers un thème fondamental d’accords qui se répètent de manière cyclique, issus de l’introduction Adagio. Une certaine mélancolie s’entend également de la tendance à revenir sans cesse à la tonalité fondamentale, tournée vers l’ancien monde, celui dont on vient. Les entrées des thèmes et les explosions dynamiques se produisent sur des points d’orgue ou des quintes de cornemuse, comme réminiscences des pratiques de la musique folklorique. Pourtant, Dvorák a toujours repoussé l’idée d’avoir utilisé des thèmes du folklore américain, estimant n’avoir écrit que des thèmes dotés de leur propre personnalité organique, auxquels il dit avoir incorporé des thèmes indigènes. Ces thèmes « indiens » s’épanouissent dans les acquisitions de la rythmique, de l’harmonisation, du traitement contrapuntique et de la coloration orchestrale que Dvorák leur apporte d’Europe centrale ; les mélodies tchèques et indigènes se rencontrent et s’entremêlent.
Si le compositeur ne donna jamais naissance à l’opéra espéré sur Le chant de Hiawatha, il utilisa le matériau d’un texte qu’il connaissait bien dans les pages de sa dernières symphonie, essentiellement dans les deux mouvements centraux. Le premier mouvement, Adagio-Allegro molto, est construit sur un rythme à 2/4 avec clarté selon un schéma classique ; les groupes secondaires sont académiquement en sol mineur et sol majeur, le thème des flûtes et des hautbois acquérant son caractère particulier par la diminution caractéristique du septième degré. Le Largo en ré bémol majeur présente un thème bien connu au cor anglais, qui ne cesse de retomber vers son centre de gravité harmonique, inspiration vigoureuse et populaire de Dvorák ; ce sont, dans les vers du Chant de Hiawatha, les funérailles de Minnehaha au fond d’une forêt enneigée. Le Scherzo : Molto vivace, en mi mineur à 3/4 est ordonné et va droit au but, marquant aussi le profond attachement de Dvorák à Schubert ; c’est la danse de Pau-Puk-Keewis lors de la fête nuptiale décrite par Longfellow (chant XI) :
You shall hear how Pau-Puk-Keewis,
How the handsome Yenadizze
Danced at Hiawatha's wedding;
How the gentle Chibiabos,
He the sweetest of musicians,
Sang his songs of love and longing;
How Iagoo, the great boaster,
He the marvellous story-teller,
Told his tales of strange adventure,
That the feast might be more joyous,
That the time might pass more gayly,
And the guests be more contented
.
C’est dans ces pages centrales que la direction de Christophe von Dohnanyi prend tout son sens, dans des tempi amples qui jouent sur les sonorités des différents pupitres, allègent l’orchestre et éclairent le propos. Le fameux thème du cor sonne comme un soir au fond de bois enneigés, rendant l’âme de Minnehana, l’âme de l’orchestre, perceptible à chacun. Le Scherzo découpe ses danses festives avec grande précision et de superbes sonorités et l’on sent le travail de l’œuvre mené par le chef sur une partition remise sur le métier comme si elle était jouée pour la première fois, mais avec toute l’expérience acquise d’une vie. Enfin, le Finale : Allegro con fuoco, le moment le plus connu de la symphonie, en est aussi le plus important. En regroupant les thèmes principaux des mouvements précédents, il prend une ampleur qui fait éclater les dimensions classiques traditionnelles tout en revenant à une stricte application de la forme sonate dont Dvorák s’était écarté dans le finale de la symphonie précédente, corroborée ici avec l’application du principe cyclique. C’est à la fois un mouvement indépendant et une reprise générale conclusive dans laquelle le chef fait sonner un grand orchestre parfaitement maitrisé, synthèse d’une œuvre, d’un art et d’une vie, de cultures différentes aussi. Un très grande interprétation de cette œuvre, aux profondeurs mêlées de grands espaces.
Thus departed Hiawatha,
Hiawatha the Beloved,
In the glory of the sunset,.
In the purple mists of evening,
To the regions of the home-wind,
Of the Northwest-Wind, Keewaydin,
To the Islands of the Blessed,
To the Kingdom of Ponemah,
To the Land of the Hereafter!
21 décembre 2014.


samedi 29 novembre 2014

DEUX AMBASSADES CONCERTEES


Les orchestres de Saint-Pétersbourg, qu’ils se nommassent plus tôt de Leningrad n’y changeât rien, ont toujours été de bons ambassadeurs de la culture russe comme soviétique, ambassadeurs politiques au moins autant, envoyés hors les rideaux de fers pour étaler et surtout établir la supériorité de leur art. Lorsque l’on sait en plus la proximité existant entre le Chef d’orchestre Valery Gergiev et Vladimir Putin, l’on comprend que la place de l’artiste en politique et plus généralement en société reste encore et toujours sujet de discussion. De toute l’ère soviétique, les personnalités comme Mravinsky, Gilels ou Richter servaient de figures de justification et d’exportation. Aujourd’hui que les tensions sont fortes autour de la Russie, les deux concerts donnés à Genève, le premier par Valery Gergiev à la tête de l’Orchestre du Théâtre Mariinski, le second avec Yuri Temirkanov et l’Orchestre philarmonique de Saint-Pétersbourg, nous rappelaient des fondamentaux.
A l’heure où les tensions s’exacerbent, quelle meilleure ambassade rêver que celle qui ne porte que sur ce qui plaira à tout le monde et à coup sûr ? Ne pas présenter de difficultés qui seraient délicates à gérer ou à justifier, ne pas froisser une assistance que l’on souhaite acquise et que l’on veut distraire des bruits de bottes sur le front de l’Est. Quel programme alors proposer ? Chostakovitch, Prokofiev ou Khatchatourian ? trop exposés, trop guerriers parfois, trop contestataires et trop soviétiques aussi, trop politiques en somme, le risque serait de ne pas plaire assez. Aller chercher des compositeurs contemporains ou trop méconnus ne remplirait pas la salle et l’on écarte donc en vrac Schnittke, Goubaïdulina, Chtchedrine, Kallinikov, Khrennikov, Taneïev ou Tchérepnine. Rachmaninov et Tchaïkovski s’imposent comme le symbole d’un programme consensuel. Nulle prise de risque à programmer pour le premier concert le Premier Concerto pour piano de Rachmaninov avec Denis Matsuev, puis la Quatrième Symphonie de Tchaïkovski, pas davantage pour le second concert avec le Troisième Concerto pour piano de Rachmaninov sous les doigts de Nikolaï Lugansky, pour terminer sur la Sixième Symphonie de Tchaïkovski. De l’éclat, du faste, la Russie dans toute sa splendeur intemporelle, des solistes nés respectivement à Moscou et Irkoutsk, des chefs aux origines ossètes et tcherkesses nous rappellent la dimension pluriethnique de cette Russie immense et impériale, le titre hautement honorifique que tous portent d’artistes du peuple maintenant une forme de souvenir soviétique comme de proximité populaire lorsque l’on veut montrer une image davantage démocratique. Des orchestres de Saint-Pétersbourg offrant un programme axé sur des compositeurs issus des courants musicaux centrés sur Moscou nous disent encore le caractère bicéphale de ces immensités aux deux capitales historiques. Si la musique classique russe s’est développée autour des deux pôles de Saint-Pétersbourg, sous l’égide de Nikolaï Rimski-Korsakov, et de Moscou, sous l’influence de Piotr Illich Tchaïkovski, la première revendiquait pour la musique russe une identité nationale plus affirmée, la seconde une plus grande influence de l’extérieur, en particulier du monde européen, dans le développement des grands courants symphoniques et du romantisme germaniques et d’Europe centrale. Comment ne pas voir une ouverture vers l’Europe, en ces temps de tensions, quand les orchestres du cœur nationaliste de la Russie jouent les œuvres de l’Ecole influencée par l’extérieur ? Il y a dans ces deux programmes, dont le contenu n’offre évidemment rien au hasard, l’affirmation d’une identité et d’une ouverture, les dosages subtils d’une politique dont nous ne sommes pas toujours capables de déceler les nuances et de comprendre les enjeux, les unes étant trop fines et les autres trop complexes pour la médiocrité de la presse actuelle. Se trouver dans la salle ces deux soirs des 21 mai et 17 novembre 2014, ce n’est pas seulement écouter de la musique, c’est prendre part, pour la plupart des gens sans s’en rendre compte, à deux ambassades aux messages pourtant clairs.
Sergueï Rachmaninov reste un génie parfois méprisé, fi donc, un homme tourné vers le passé, un romantisme suranné et tournant le dos à l’avant-garde, un homme du siècle précédent en somme, alors que Stravinsky, Prokofiev ou Chostakovitch apparaissaient bien plus modernes. Pourtant, il y a du génie dans l’œuvre de Rachmaninov et pas seulement dans celle écrite pour son instrument, même si l’on se trouve souvent face à des interprètes qui en rajoutent par facilité, tant il est aisé de faire de l’effet dans ces pages comme dans toutes celles des quatre grandes pièces présentées ces deux soirs. Le Premier Concerto, en fa dièse mineur, publié comme opus premier de Rachmaninov est une œuvre de jeunesse, la première œuvre concertante d’un compositeur influencé par les monuments en la matière qu’étaient et que demeurent les concertos de Schumann et de Grieg et, bien sûr, de Beethoven. Ce premier concerto, composé en 1890-1891, reste pourtant l’un des meilleurs de Rachmaninov, notamment pour la grande concision et la souplesse rythmique du finale révisé après la composition de ces deux concertos suivants. Rachmaninov le trouvait en effet effroyable dans sa première version, notamment en raison d’une orchestration trop dense. Dans une lettre à un ami musicologue, citée dans le programme du soir, le compositeur écrivait après la révision de 1917 : « J’ai réécrit mon Premier Concerto, qui est vraiment bon maintenant. Toute la fraîcheur de la jeunesse est là et pourtant il se joue beaucoup plus facilement. Personne n’y prête attention. Quand je leur dit, en Amérique que je vais jouer le Premier Concerto, ils ne protestent pas, mais je vois à leurs têtes qu’ils préféreraient le Deuxième ou le Troisième Concerto ». C’est l’époque impériale révisée dans la tourmente révolutionnaire. Effusions romantiques teintées de nostalgie, ces pages sont superbes sous les doigts de Denis Matsuev, dont les tendres instincts poétiques savent se parer de passions virtuoses.  
Grâce à la renommée acquise tant comme compositeur que comme pianiste, Rachmaninov va composer son Deuxième Concerto pour piano, opus 18, en 1900-1901, puis le Troisième en 1908, qui sera créé l’année suivante. Cette œuvre contribua largement au succès de Rachmaninov comme pianiste au cours de la tournée américaine qu’il donna ensuite, la jouant notamment à New York le 16 mai 1910 sous la direction de Gustav Mahler. C’est d’ailleurs pour cette tournée qu’il la composa. Le programme de la soirée nous dit que toute la personnalité de son auteur tient dans le thème du premier mouvement, Allegro ma non tanto : quelques notes, de subtiles bifurcations chromatiques, une harmonisation pour l’orchestre qui peut serrer le cœur ou laisser entrevoir des horizons inconnus, il y a toute une atmosphère de trouble et d’incertitude sous le déroulement rythmique résolu de ce commencement. L’extension et l’autonomie du deuxième thème constituent un important point commun avec la Sixième Symphonie de Tchaïkovski, qui suivra dans le même programme. Le caractère spectaculaire est assumé par le compositeur comme par l’interprète de ce soir, Nikolaï Lugansky sachant toujours rester musical sans sombrer dans la facilité d’effets que la partition permet à celui qui n’a rien à dire de recueillir quand même les suffrages du public. Lugansky garde toujours sous son impressionnante virtuosité une finesse et une sensibilité qui lui permettent d’aller chercher une profondeur de chant dans des pages qui tournent le dos à toute vulgarité pour résolument s’inscrire dans le génie de la composition.
Premier et Troisième Concertos de Rachmaninov, Quatrième et Sixième Symphonies de Tchaïkovski, les débuts impairs d’une œuvre concertante avant le finale pair d’une œuvre symphonique, la symétrie des deux programmes est parfaite. Chacune des symphonies de Tchaïkovski offre de mieux comprendre le tempérament musical d’un homme et d’un artiste émotif et sensible qui mit fin à ses jours dans un accès de désespoir pour échapper au scandale de la révélation au grand jour d’une liaison homosexuelle. La société d’alors en Russie, pas plus sans doute que celle d’aujourd’hui, n’était prête à accepter ce genre de choses d’un homme en vue. Dans une lettre à un ami, il posait cette question rhétorique : « La symphonie ne devrait-elle pas révéler ces impulsions indicibles qui se cachent dans le cœur et demandent avec ferveur d’être exprimées ? ». Peu après la création, le 22 février 1878, de sa Quatrième Symphonie, en fa mineur, opus 36, le compositeur estima que c’était là ce qu’il avait composé de meilleurs à ce jour. Ecrite, par intermittence, à peu près en même temps que son opéra Eugène Onéguine et juste après son Concerto pour violon, elle est une confession en musique de l’âme que des mots ne pouvaient traduire. Il y a beaucoup d’imagination dans l’orchestration instrumentale de l’œuvre, une technique harmonique parfaitement maîtrisée et une richesse mélodique particulière. Le premier mouvement est décrit par le compositeur à Nadejda von Meck comme le destin, cette force inéluctable qui empêche nos espoirs de bonheur de se réaliser, force qui ne peut jamais être vaincue, inspirée de la Cinquième Symphonie de Beethoven. Le troisième mouvement, composé uniquement de pizzicato ostinato est d’une profonde originalité, nous rappelant les chants paysans et les balalaïkas. Le Finale est flamboyant sur let hème dérivé d’une chanson populaire, « réjouis-toi du bonheur des autres et la vie sera encore supportable ». Valery Gergiev nous dirige tout cela avec beaucoup de passion mais sans débordements inutiles. Sa gestique particulière avec cette baguette très courte qu’il est seul à utiliser, lui permet de modeler les impulsions en gardant la précision voulue. Celui qui a fait quasiment toute sa carrière au sein du Kirov, aujourd’hui Mariinski, où il est entré en 1977 comme stagiaire et dont il occupe la direction générale depuis 1998, connaît parfaitement cet orchestre modelé à son geste et à son tempérament. Il en maîtrise la sonorité somptueuse dans l’acoustique immédiatement apprivoisée du Victoria Hall.
D’un style plus austère, Yuri Temirkanov est lui aussi en place à l’Orchestre Philarmonique de Saint-Pétersbourg (alors de Leningrad) depuis 1968, et directeur musical depuis 1988, lorsqu’il succéda à Mravinski, chef illustre qui présida aux destinées de la phalange cinquante ans durant. L’identité sonore est toute autre que celle de Gergiev, l’approche aussi de ces œuvres du grand répertoire russe. Dans la Sixième Symphonie, dont le compositeur exposa à son neveu qu’elle suivait un programme qui devait rester une énigme pour tout le monde, elle a la dimension d’un roman de Dostoïevski par le désir de révéler l’âme et les émotions à nu. Le titre de Pathétique vient du frère du compositeur, Modeste, et Tchaïkovski l’accepta, dans un sens plus proche du tragique grec que du français que connaît aujourd’hui ce terme. L’immense finale en Adagio lamentoso n’est pas une fin en soi, semble faire écho à Masha, dans La Mouette de Tchekhov : « Je suis en deuil de ma vie ». Bernstein y voyait une ouverture sur ce qui sera la Sixième Symphonie de Chostakovitch, qui commence là où se termine celle de Tchaïkovski, par un même adagio aussi inusuel en premier qu’en dernier mouvement et dans ce même si mineur qui donne à leurs pages un caractère si particulier. Yuri Temirkanov et l’Orchestre Philarmonique de Saint-Pétersbourg, comme Valery Gergiev et celui du Théâtre Mariinski mettent en valeur les sonorités idiomatiques de la musique russe lorsqu’elle est jouée par des musiciens russes. Même si, comme toute musique, elle a un caractère universel, il n’en demeure pas moins qu’il n’y a que des orchestres et chefs russes pour faire ainsi sonner ces pages d’une manière que l’on ne peut que percevoir comme authentique.
Face à de telles ambassades, l’on attend sans doute que nous rendions les armes. Il nous faut néanmoins espérer encore que le Concert des Nations retrouve l’harmonie essentielle à résoudre les conflits comme on résout les tensions harmoniques, par un retour à un accord fondamental.
27 novembre 2014.






dimanche 26 octobre 2014

QUE D’EAU, QUE D’EAU !


Une tempête qui se déchaine comme une vengeance d’un ancien duc déchu pour amener sur les plages d’une île magique le roi de Naples, son frère et son fils, trois hommes du péché rassemblés là par les éléments pour découvrir la vérité. Aucune vision harmonieuse du monde ne doit ignorer le mal, dont il faut reconnaître la présence pour la maîtriser. La vérité permet de découvrir une humanité admirable sous la plume de Shakespeare :
O, Wonder!
How many goodly creatures are there here!
How beauteous mankind is! O brave New World!
That has such people in't!
Pour son premier passage à Genève, ce jeudi 23 octobre 2014, le Chicago Symphony Orchestra et son chef, Riccardo Muti, nous proposait un programme très humide, commençant par La Tempête de Tchaïkovski, puis La Mer de Debussy, avant la Troisième Symphonie, « Rhénane », de Schumann.
Dans la pièce de Shakespeare, Prospero, duc de Milan, a été exilé suite à la trahison de son frère sur une île déserte où il vit avec sa fille, Miranda. Maîtrisant par magie les éléments et les esprits, il provoque le naufrage du navire qui transporte son frère félon, Antonio, accompagné du roi de Naples et de son fils, Fernando. Ariel, esprit de l’air aux ordres de Prospero exécute le naufrage et tous se retrouvent sur l’île. Prospero fera subir diverses épreuves initiatiques aux trois personnages égarés et le drame se terminera par la réconciliation des deux frères, le mariage de Miranda et Fernando et la renonciation de Prospero à la magie. Tchaïkovski simplifie à l’extrême cette trame en cinq actes dans sa partition, pour retenir avant tout la rencontre de Miranda et Fernando. Il commence son plan sur la mer, à laquelle il revient pour conclure la pièce. Des appels nobles et puissants des cuivres dominent le flot des cordes, comme la magie de Prospero et la baguette de Muti la mer et le vent. Après un somptueux choral de cuivres qui transporte le navire et ses royaux passagers et qui nous rappelle que ce sont ces pupitres là qui firent la première légende du Chicago Symphony Orchestra, la tempête se déchaine. Les vents et les cordes traduisent la violence des éléments et la naissance de la passion amoureuse de Miranda et Fernando, jusqu’au tableau de départ final, « La mer ».
C’est sur cette mer, celle de Debussy, que le voyage se poursuivait de l’aube à midi, dans des jeux e vagues qui font dialoguer le vent et la mer. Le 12 septembre 1903, Debussy écrivait à André Messager : « Vous ne saviez peut-être pas que j’avais été promis à la belle carrière de marin et que seuls les hasards de l’existence m’ont fait bifurquer. Néanmoins, j’ai conservé une passion sincère pour Elle (la mer). Vous me direz que l’Océan ne baigne pas précisément les coteaux bourguignons… ! et cela pourrait bien ressembler aux paysages d’atelier, mais j’ai d’innombrables souvenirs ; cela vaut mieux à mon sens qu’une réalité dont le charme pèse généralement trop lourd sur votre pensée ». Le travail de Debussy à sa partition se poursuivit néanmoins encore près de deux ans, principalement sur les côtes de la Manche, plus proches des embruns que les riches terres de Bourgogne, entre Jersey et Dieppe, l’été 1904. La partition est terminée le 5 mars 1905 et créée par les Concerts Lamoureux à Paris le 15 octobre 1905, sous la direction de Camille Chevillard. Exécution particulièrement médiocre semble-t-il, qui provoqua, avec la nouveauté de l’œuvre, un accueil mitigé de tous ceux qui venaient à peine d’habituer leurs oreilles au langage de Pelléas et Mélisande. La puissance de l’œuvre, son souffle, son architecture à la fois complexe et légère surprirent, jusqu’à ce que la pièce s’impose après une exécution dirigée par le compositeur, pourtant assez mauvais chef d’orchestre lui-même, chez Colonne, le 19 janvier 1908. Malgré le sous-titre trompeur d’Esquisses, nous avons en fait là ce qui se rapproche le plus d’une symphonie. Après un siècle d’exécutions d’une œuvre qui a pris toute sa place au répertoire, surtout à Genève où elle est la marque de fabrique de l’OSR depuis sa création en 1918 par Ernest Ansermet, l’on perd de vue son caractère génialement novateur, cette succession d’instants sans fins, dans la belle expression d’André Boucourechliev : « son titre même désigne un espace de temps ouvert, non orienté, vierge de toute courbure, de tout pli, de toute direction, de toute tension : jeu de couleurs et de nuances sans commencement ni fin ». Comme le relève cependant Harry Halbreich, « Cela dit, il existe tout de même une grande forme préhensible, et même elle se rattache à des critères traditionnels, profondément repensés et rénovés, mais reconnaissables. Il y a même un grand thème et d’autres éléments qui participent de la conception cyclique chère à Franck et à son école ! ». C’est la subtile révolution debussyste, avec l’équilibre des trois morceaux dont le premier réunit les fonctions habituelles d’un premier mouvement avec introduction lente, le deuxième est un scherzo et le dernier un finale rapide.
L’orchestre et Riccardo Muti réussissent parfaitement à créer l’ambiance qu’il faut aux premières mesures baignées dans la brume mystérieuse et calme précédent le lever du soleil… et l’Esprit de Dieu flottait sur les eaux. Les Jeux de vagues sont le plus complexe et le plus novateur des trois mouvements, entre éclatement de la forme et dispersion spatiale des timbres qui nous amènent supérieurement au finale spectaculaire et dramatique. Muti avec Debussy brosse une fresque puissante des éléments déchainés, parfaitement maîtrisés dans l’acoustique d’une salle que l’Orchestre découvre pour la première fois.  
Devant les inondations qui frappèrent le département de la Garonne le 26 juin 1875, le Président de la République d’alors, le Maréchal Patrice de MacMahon prononça ces paroles d’une rare perspicacité : « Que d’eau, que d’eau ! », à quoi répondit le Préfet de la région par un sarcastique : « Et encore, Monsieur le Maréchal, vous ne voyez que le dessus »… C’est dans les eaux du Rhin que le programme offert par Riccardo Muti se termine ce soir, celles dans lesquelles se jeta Schumann avant d’être ramené à la rive et de finir sa vie dans un asile d’aliéné. La Troisième Symphonie, dite « Rhénane », de Robert Schumann, est sans doute la plus connue, la plus jouée et la plus populaire de ses œuvres orchestrales. Créée sous la direction de son auteur le 6 février 1851, elle connut immédiatement un formidable succès. Il y a dans ces pages nombre de mélodies populaires et de valses rustiques de Rhénanie, un peu de la vie sur les bords du Rhin, une germanité accrue qui se traduit dans le choix de la langue allemande pour les indications de chaque mouvement. Ce Rhin, Schumann l’a beaucoup chanté, notamment avec Heinrich Heine, dans le Liederkreis opus 24 ou surtout dans les Dichterliebe. Offrant une nouvelle architecture en cinq mouvements, cette symphonie s’ouvre sans introduction liminaire, dans un mi bémol majeur typiquement rhénan, qui sera aussi celui de l’Or du Rhin de Richard Wagner cinq ans plus tard. Comme dans la Sixième Symphonie de Beethoven ou la Symphonie Fantastique de Berlioz, le mouvement surajouté à la structure classique est le quatrième, celui où se joue et se noue le drame, orage pour le premier, marche au supplice pour le deuxième, Feierlich, cérémonie solennelle enfin ici.
Avec un orchestre aux timbres fabuleux, ses cuivres légendaires bien sûr mais bien davantage encore à tous les pupitres sous une telle direction, Muti adopte des tempi plus lents que la plupart des exécutions habituelles. L’on est entraîné tout au long de ces cinq mouvements entre deux eaux, entre deux monde, celui réel auquel on se sent étranger et que Schumann chercha à fuir en se jetant dans le Rhin, celui des morts qu’il ne parvint pas à rejoindre, ramené à la rive et à la vie contrainte de l’asile et des voix intérieures. Muti nous entraîne là où Schumann souhaitait aller, corps immergé déjà séparé de la vie, pures sensations de ballotage dans des courants divers, là où l’on peut se laisser aller aux éléments, déjà plus vivant mais pas encore mort, coupé du souffle de la vie, porté entre un ciel voilé par les mirages de l’onde et une terre immergée de roches et de limon, trouver la sérénité même dans le flux indifférent et hors de contrôle des flots les plus puissants. Muti laisse les eaux du fleuve ramener le corps inconscient de Schumann à la rive et les vers de Heine s’imposer pour conclure :
En mon sein sont morts
Tous les désirs vains de ce monde,
Quasi morte aussi en moi
La haine des méchants, et même le sens
De ma propre misère, comme de celle des autres -
En moi ne vit encore que la mort !

26 octobre 2014.

samedi 25 octobre 2014

UNE RONDE DE NUIT


L’œuvre peut être vue come inspirée de La ronde de nuit de Rembrandt, peinture aux dimensions immenses et aux clair-obscur bien connus, qui donne, par la manière dont l’auteur renouvelle la représentation des personnages, une impression de mouvement vers l’avant. L’on sait néanmoins maintenant et depuis la rénovation du tableau en 1949, que la scène est diurne et ne doit son caractère sombre qu’à un vernis à base de bitume mal vieilli et noirci avec le temps. En 1908 cependant, à la création de la Septième Symphonie en si mineur de Gustav Mahler, son ami le chef d’orchestre néerlandais Willem Mengelberg ne pouvait encore avoir qu’une vision nocturne de la célèbre toile, et fort bien soutenir que c’est cette ronde de nuit qui inspira au compositeur ses deux Nachtmusik, deuxième et quatrième mouvement de la Septième Symphonie, baptisée Chant de la Nuit, souvent perçue comme une sorte de Grosse Nachtmusik. Ces deux mouvements ont été composés en même temps que le Finale de la Sixième Symphonie, au cours de l’été 1904, les trois autres l’été suivant, en 1905, l’œuvre ayant été achevée le 15 août 1905. Mahler a eu particulièrement de mal à trouver l’inspiration lui permettant d’intégrer les deux intermezzi dans la structure complète de la symphonie et c’est, selon ses dires, dans le rythme et l’atmosphère des premiers coups de rames sur le lac de Misurina, dans la barque qu’il avait prise pour rentrer chez lui après une journée d’excursion dans les Dolomites, qu’il la trouva finalement. C’est là que l’on retrouve le même mouvement vers l’avant que dans la toile de Rembrandt, mais aussi une ligne de vie comparable. Rembrandt a en effet peint dans ce tableau sa famille, sa femme et leurs trois enfants trop tôt disparus, symbolisés dans la petite fille en robe jaune au milieu de la composition.  C’est en 1901 que Mahler rencontra Alma Schindler, qu’il épousa en mars 1902, et dont il eut deux filles, Maria, née en 1902, et Anna, en 1904. Il y a cependant dans cette époque que l’on aurait pu croire heureuse, les traces de l’inachèvement du cycle de mélodies des Kindertotenlieder, commencé en 1901 et des futurs reproches d’Alma, qui y voyait l’anticipation par son époux du décès de Maria, morte de la diphtérie en 1907, comme des angoisses indicibles qui transpirent la partition de la Sixième Symphonie. La place de la famille de l’artiste relie donc aussi les œuvres de Rembrandt et de Mahler.
Le langage de Mahler dans les pages qui composent cette partition est le plus avancé qu’il n’utilisât jamais, et ceci explique sans doute le fait que cette œuvre soit la moins jouée de ses symphonies. L’on y trouve des dissonances, des modulations soudaines, incessantes et serrées, qui peuvent effacer l’idée de tonalité, comme l’usage de l’intervalle de quartes, que reprendra bientôt Schönberg dans sa première Symphonie de Chambre, opus 9, pour ébranler les principes de la musique tonale. Certains ont même vu, dans la partition de Schönberg, postérieure que de deux ans à celle de Mahler, des citations importantes qui pourraient en faire une longue paraphrase de la deuxième Nachtmusik, quatrième mouvement de la Septième Symphonie. Entre aspérités mélodiques et sonorités audacieuses, sinon même parfois agressives, Mahler nous offre un raffinement orchestral somptueux, qui n’a rien de gratuit. Il y a là aussi une référence au romantisme heureux de Joseph von Eichendorff, dont la poésie a été mise en musique notamment par Schumann, Mendelssohn, Brahms, Wolf ou Schoeck. Les souvenirs de l’enfance heureuse du poète à la campagne, d’une ardente nostalgie de temps anciens, de lointains perdus dans les brumes, la forêt ou la montagne rappellent la nature à laquelle Mahler était également si sensible.
C’est le chant du doux rossignol accompagné à la guitare que l’on retrouve dans la deuxième Nachtmusik, l’image d’une nuit calme et sereine, sans inquiétude sur le lendemain. Déjà dans la marche au clair-obscur fantastique du premier mouvement, l’on retrouve de multiples références, que l’on peut rattacher à Eichendorff, comme Henry-Louis de La Grange, au tableau de Rembrandt avec Willem Mengelberg, ou à n’importe quoi d’autre si l’on se souvient qu’Alphons Diepenbrock, qui a assisté aux répétitions menées par Mahler pour la création à Amsterdam, relevait que le compositeur disait toujours quelque chose de différent à ce sujet.
Ce soir, sous la direction inspirée de Jonathan Nott, qui joue et enregistre régulièrement les pages de Mahler, l’Orchestre de la Suisse Romande semblait se perdre dans le premier mouvement, sous des références sans doute mal maîtrisées dans une œuvre rare à son répertoire. Même si les symphonies de Mahler ont été données à Genève dès 1913 et figuraient au programme des premières saisons de l’OSR dès sa fondation en 1918, la Septième y resta particulièrement rare. Les forces violentes d’une sombre nuit exprimées par Mahler semblaient inquiéter les musiciens face à la souffrance de l’humanité, notamment les flûtes, dont on entendait davantage le souffle que le son. Dans ces moments où se réfugie le tragique de l’existence, il y a une part incompréhensible qui privait l’orchestre d’une solution saine que le chef pourtant leur proposait et que des exécutions plus régulières auraient sans doute rendue accessible. Nos musiciens se sont un peu perdus dans le caractère évolutif du matériau thématique dont ils n’ont su rendre les subtilités et toute la complexité des transformations et déformations mahlériennes. La suite était au contraire parfaitement maîtrisée dans des tempi amples qui respiraient le calme de la nuit ; nulle inquiétude face au lendemain. Il est vrai que la structure de la première Nachtmusik est infiniment plus simple et accessible que celle du mouvement initial, comme le sera celle des trois mouvements suivants, le Scherzo, la seconde Nachtmusik et le rondo du Finale. Le Finale a néanmoins soulevé des controverses que l’on ne retrouvait pas ce soir. Comme le soulignait Henry-Louis de La Grange, « Il suffit de penser au grotesque tragique de E. T. A. Hoffmann, l’un des principaux modèles littéraires de Mahler et de songer à cette fêlure omniprésente, fondamentale dans son art, qui est la source de son ambiguïté et de sa richesse, et donc, en définitive, une force et non une faiblesse » (Gustav Mahler, t. II, L’âge d’or de Vienne, p. 1212). C’est une très brillante et joyeuse Humoreske que Jonathan Nott et l’OSR nous ont livré ce soir, qui illustre la réjouissance dans le mépris des conventions. Nous pouvions alors ressortir sous la pluie d’une froide nuit d’automne sans tragique ni faiblesse.
25 octobre 2014.   

vendredi 12 septembre 2014

OH ! HOMME, PREND GARDE !


Le Festival de Lucerne était placé cette année sous le thème de psyché, la puissance de la musique. Cette ψυχη en laquelle les Grecs voyaient le souffle de la vie, l’âme comme principe de vie et donc par extension la vie même. Trois concerts nous ont apporté trois souffles de vie bien différents, nous menant de Robert Schumann à Gustav Mahler, en passant par Johannes Brahms et Richard Strauss. Dans les programmes proposés, la puissance de la musique relève du souffle de l’amour, de la virtuosité, de la transfiguration, de l’espièglerie et de la nature.
Psyché divisée, mais apaisée
Le premier concert, le 28 août 2014, était entièrement consacré à Robert Schumann, nous proposant successivement l’Ouverture, Scherzo et Finale, opus 52, le Concerto pour piano, opus 54, et la Deuxième Symphonie, opus 61. Le Chamber Orchestra of Europe était confié à la direction de Bernard Haitink, le piano aux doigts de Murray Perahia.
L’essai en anglais de Thomas May, dans le programme de la soirée, titrait sur la psyché divisée de Schumann, sur sa quête de cohérence musicale. Il cite la biographie que John Daverio a consacrée à Robert Schumann, pour décrire la manière dont Schumann absorbait ce qui venait des premiers poètes et philosophes du romantisme comme « a notion of literature that could encompass all works of art through which the subject attempted to represent itself adequately ». En d’autres termes, « by extending beyond the portrayal of the sensible to a representation of Kant’s idea of reason, literature was meant to offer a solution to the problem of the subject unrepresentable to itself ». C’est ce que Schumann aurait envisagé en musique, dans le fameux dualisme de sa personnalité, représenté par lui-même sous les traits alternatifs d’Eusebius et de Florestan. Il y a plus. Si le souffle de vie fondamental de Schumann vient de la musique et de ses voix intérieures qui finiront par le submerger et le tuer, son âme est également profondément liée à celle de Clara, dans un amour absolu qui lui inspira ses plus belles pages. Il y a toujours chez Schumann une instabilité importante, celle qui le mènera à se jeter dans le Rhin puis à finir sa vie dans un asile d’aliénés. Il y a dans sa musique, pour qui accepte de la suivre, quelque chose qui place chacun face à ses propres faiblesses et c’est surtout vrai, me semble-t-il, de cette Deuxième Symphonie. Ecouter Schumann, l’entendre vraiment, c’est s’approcher dangereusement de la rive, avoir envie de se jeter à l’eau sans s’y noyer pourtant, surnager, revenir à soi, s’enivrer de l’amour pour Clara sans pouvoir l’exprimer.
Le Chamber Orchestra of Europe est un magnifique orchestre et Bernard Haitink nous offre un Schumann apaisé, comme s’il nous livrait ses mémoires d’outre-tombe. Chateaubriant n’écrivit-il pas lui-même dans la préface de ses Mémoires : « Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entrées les unes dans les autres : il m’est arrivé que, dans mes instants de prospérité, j’ai eu à parler de mes temps de misère ; dans mes jours de tribulation, à retracer mes jours de bonheur. Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant, ont produit dans mes récits une sorte de confusion, ou, si l’on veut, une sorte d’unité indéfinissable ; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau ; mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais plus, en achevant de lire ces Mémoires, s’ils sont d’une tête brune ou chenue ». Nous sommes le 14 avril 1846 lorsque Chateaubriand écrit ces lignes à Paris. Schumann, outre-Rhin, a trente-six ans et il vient de revoir et de publier la partition de l’Ouverture, Scherzo et Finale, opus 52, de finir le Concerto pour piano, opus 54 et surtout de terminer sa Deuxième Symphonie ; il mourra dix ans plus tard.
Les deux œuvres orchestrales qui suivent de près la Première Symphonie, opus 38, présentent d’importantes innovations et forment, avec elle, un ensemble de trois symphonies complémentaires, rédigées sur une période plus brève encore que la trilogie finale de Mozart, l’été 1788. Ouverture, Scherzo et Finale est un triptyque entier et non une symphonie inachevée, à laquelle manquerait un quatrième mouvement, en l’occurrence, un mouvement lent, qui serait venu classiquement en deuxième position. Après une création malheureuse à Leipzig le 6 décembre 1841, Schumann retouche sa partition à Dresde, à partir du 9 octobre 1845. Remaniée, l’œuvre sera publiée en 1846. Le premier mouvement fait penser à une ouverture féérique à la Obéron de Weber, à Mendelssohn ou à Berlioz. Pour compenser l’absence de mouvement lent, l’introduction, Andante con moto, prend une place essentielle, avec ses deux phrases alternées, qui représentent le matériau du triptyque. L’Allegro adopte une forme parallèle de sonate sans développement central, chère à Schumann mais tout aussi caractéristique des ouvertures d’opéras. Le Scherzo, vivo amplifie la forme de la gigue pointée, que l’on retrouve notamment dans les pièces pour piano, opus 32. Le Finale, Allegro molto vivace est volontaire et complexe. L’œuvre, manifestement destinée à séduire le public, en a pourtant toujours été boudée. Absence de repos central, crescendo agogique implacable, il y a là comme une douloureuse frénésie que la baguette subtile et poétique de Bernard Haitink tempère remarquablement, lui offrant a posteriori sinon le repos manquant, au moins l’apaisement de l’âge qui permet de voir, avec le recul d’une vie, les ombres qui portent Schumann, qui ce soir les regardait de loin.
Le Concerto pour piano, opus 54, représente la fusion de Robert et de Clara, de l’orchestre et du piano, dans une œuvre jaillissante et unitaire. Schuman, qui louait les concertos de Chopin depuis 1836, était parfaitement familier du genre, mais son concerto est passé par plusieurs étapes, commencé comme une Fantaisie refusée par six éditeurs, pour finalement trouver sa formulation finale. Double création, à Dresde le 4 décembre 1845, surtout le 1er janvier 1846, au Gewandhaus de Leipzig, avec Clara au piano et Mendelssohn à la direction. Double triomphe également, qui ne s’est jamais démenti depuis. L’amour de Clara est renforcé par la source de la création de Schumann, à rechercher dans les ouvertures de Léonore de Beethoven et par voie de conséquence dans Fidélio, cet hymne à la fidélité conjugale. Ah ! Meine Clara, was hast du für mich getan ? – Nichts, nichts, mein Florestan. Sous les doigts de Murray Perahia, la finesse et la poésie rejoignent la direction de Bernard Haitink. Le chef et le pianiste se connaissent parfaitement depuis des décennies et tous deux offrent ici ce même apaisement, celui qui pourrait être d’un couple qui, après de nombreuses années de mariage, les passions dépassées, se remémore leurs ardeurs débutantes. Il y a là comme un regard rétrospectif, la jeunesse pénétrant dans la vieillesse, la gravité d’années d’expérience attristant d’autres années légères, les rayons d’un soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant dans la composition et l’interprétation de l’œuvre.
En seconde partie de concert, la Deuxième Symphonie, en ut majeur, opus 61, complétait cette pénétration mutuelle de la jeunesse d’un Schumann mort jeune et de la vieillesse d’un chef qui, a 85 ans, porte sur les partitions qu’il dirige le regard d’une vie. Cette deuxième symphonie est en fait la quatrième composée par Schumann, après la Première, dite Le Printemps, l’Ouverture, Scherzo et Finale donné en première partie, et la première mouture de ce qui sera finalement décompté comme quatrième symphonie et se verra attribuer, après révision, le numéro d’opus 120. Créée par Mendelssohn au Gewandhaus de Leipzig le 5 novembre 1846, elle n’obtint pas le succès escompté, même si l’impression mitigée est rachetée par une reprise réussie le 16 novembre suivant. Les contemporains ont néanmoins senti l’ampleur de l’enjeu et complimentèrent Schumann d’avoir égalé le Beethoven de la Cinquième Symphonie, mais la durée, la longueur de l’introduction, la tonalité comme la formation instrumentale renvoient également à la Grande Symphonie en ut de Schubert. C’est la grande symphonie-drame de Schumann, aussi significative que les Musikdramen de Wagner. Gestation brève et fébrile de l’œuvre, orchestration plus lente ensuite, c’est une œuvre de convalescence après de long mois de maladie qui l’épuisèrent dans des hallucinations auditives qu’il ne parvenait pas à maîtriser. Dans une lettre du 2 avril 1849, Schumann expliquera : « J’ai composé la symphonie en décembre 1845, encore à moitié malade ; il me semble qu’on doit s’en apercevoir en l’écoutant. C’est seulement dans le dernier mouvement que je me suis senti moi-même de nouveau ; maintenant, je vais mieux, depuis que j’ai fini l’œuvre entière. Et pourtant elle me fait surtout penser à des jours sombres ». Même regard apaisé par le recul d’une vie plus longue dans la direction de Bernard Haitink, fusion toujours, interpénétration de la jeunesse et de la vieillesse, Schumann tel qu’il eût été, eût-il davantage vécu, restauration de son âme dans le souffle d’une vie.
Psyché virtuose, transfigurée, mais espiègle
Avec le deuxième concert, c’est le Royal Concertgebouw Orchestra, sous la direction de Mariss Jansons qui occupait la scène. Pour ouvrir cette soirée du 5 septembre 2014, le Concerto pour violon de Brahms était confié à l’archet de Leonidas Kavakos. Aujourd’hui l’un des concertos pour violon les plus joués, l’œuvre a cependant eu du mal à s’imposer. Elle déplaisait. Pablo Sarasate avait eu à son sujet ce mot a posteriori peu inspiré : « Me croyez-vous assez dépourvu de goût pour me tenir sur l’estrade en auditeur, le violon à la main, pendant que le hautbois joue la seule mélodie de toute l’œuvre ! ». Gabriel Fauré la trouvait quant à lui triste et monotone. Pourtant le premier mouvement présente une physionomie très proche de celui du Concerto de Beethoven, en ré majeur à ¾, amplement charpenté en forme sonate. Dans ce premier mouvement tout est pourtant mis en œuvre pour faire briller le soliste, en lui posant de redoutables problèmes techniques à surmonter – ce que fait parfaitement Leonidas Kavakos, sans effort apparent, montrant par là la suprême maîtrise qu’il a de cette partition qu’il joue régulièrement. Brahms n’a pas composé de cadence et celle que l’on joue habituellement et notamment ce soir là, est celle écrite par Josef Joachim, dédicataire de l’œuvre. L’Adagio central commence par une introduction orchestrale où l’on entend la mélodie de hautbois décrite par Sarasate, lequel oubliait dans son ire que le violon la reprend immédiatement et l’ornemente de façon expressive pour peu à peu nous guider vers la fin du mouvement, qui se termine dans un sentiment extatique. Le Finale, Allegro giocoso, ma non troppo vivace, puis Poco più presto, est un rondo librement traité. Dans les choix de tempi de Jansons et Kavakos, l’on insistait ici essentiellement sur le non troppo. Le geste est ample, respire. L’orchestre est loin de se limiter à une simple mission d’accompagnement et est traité d’une façon très symphonique, avec un instrument soliste complètement en dehors de l’orchestre. Pour en donner une interprétation réussie, il faut donc tout à la fois un grand soliste, un grand orchestre et un grand chef, ce que nous avions ce soir. Les timbres de l’orchestre sont fabuleux et le hautbois notamment mérite tous les éloges, que l’on aurait cependant tort de refuser aux autres pupitres, des vents en premier lieu. Il y a encore dans cet orchestre une identité sonore qui lui est propre et qui fait que l’entendre suffit à faire de la soirée un événement exceptionnel.
En seconde partie de programme, deux poèmes symphoniques de Richard Strauss, aux ambiances bien différentes. Tod und Verklärung a été créé à Eisenach, sous la direction du compositeur, le 21 juin 1890. Lors de la première viennoise de l’œuvre, dirigée par Han Richter, le 15 janvier 1895, le critique Edouard Hanslick écrivit que le talent de Strauss ne pouvait que le mener vers le drame musical. Chose curieuse, le poème d’Alexandre Ritter a été écrit après la partition de Strauss. L’on y voit un homme gisant dans un misérable réduit, à peine éclairé par une veilleuse. La mort l’approche, il halète péniblement, la lutte, la terreur l’épuisent. Il s’accroche un instant à une image paisible, un souvenir d’enfance dans un répit par trop fugace. La mort se précise, la lutte s’intensifie mais l’énergie du désespoir pousse le mourant vers la vision de la délivrance. Il voit défiler devant lui les étapes de sa vie, l’innocence de son enfance, les jeux de l’adolescence, les combats de la maturité, les épisodes amoureux aussi. La lutte contre la mort s’avère enfin inutile et son âme trouve outre-tombe la paix à laquelle elle aspirait. C’est l’épisode final, serein, lumineux, de la transfiguration.
Jansons adopte des tempi amples, comme dans le concerto de Brahms, ce qui permet aux différents pupitres de l’orchestre de briller de toute leur beauté sonore.
Avec les Joyeuses équipées de Till l’Espiègle, on change de registre même si l’on reste dans l’un des exemples les plus poussés de musique à programme. Strauss se contente de souligner l’anecdote sans l’analyser, de sorte qu’il faut connaître ces équipées légendaires pour apprécier la partition. Strauss rompt ici franchement avec la gravité de ses autres poèmes symphoniques, pour aborder la légèreté, approcher la bouffonnerie avec un sens de l’humour qu’on lui retrouvera dans Der Rosenkavalier ou Ariadne auf Naxos. Le célèbre motif de Till est d’abord confié au cor, usuellement présenté, et c'est particulièrement vrai ce soir, comme l'âme, cette psyché, de l'orchestre. Till est un joyeux farceur bousculant à cheval les femmes du marché, courtisant les jolies filles, s’amourachant vainement de l’une d’elle. Il en vient à développer des thèses hallucinantes devant de pédants philistins, sifflote, ironique, une chanson des rues. Il devient de plus en plus insupportable, son cynisme, sa désinvolture, dérangent le peuple qui se saisit de lui, le juge et le condamne ; il finit pendu haut et court. L’humour reste immortel dans la riposte des dernières mesures de l’œuvre, dans lesquelles Romain Rolland voyait du Mendelssohn très raffiné.  
Transition difficile après le poème précédent au programme moins frivole, mais réussie. Démarrant tranquillement la partition, les joyeuses équipées de Till l’Espiègle s’emballent dans des accélérations qui montrent la virtuosité extraordinaire de cet orchestre, jusqu’au clin d’œil final. Heureusement que l’humour est éternel, il permet d’alimenter aussi la psyché des hommes, qui serait bien triste autrement.
Psyché angoissée, mais lumineuse
Troisième soir enfin, le 8 septembre 2014, avec l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, dirigé par Alan Gilbert. Au programme la Troisième Symphonie de Gustav Mahler, celle qui contient sans doute le souffle de vie le plus vaste, le plus important, qui embrasse, dans le songe d’un matin d’été, plus exactement dans le travail de deux étés successifs, de 1895 et 1896, la Création toute entière. Après avoir écrit, selon ses propres termes, avec tous les moyens techniques à sa disposition, sa première symphonie cosmique, puis la deuxième, la composition de la Troisième Symphonie semble avoir été pour Mahler moins complexe que les deux précédentes, une vraie lune de miel avec sa muse, se plaisait-il à relever. Cette pièce hors norme est un gigantesque hymne à la nature, celle dont il pouvait profiter dans ses retraites estivales sur les hauts de l’Attersee et des montagnes environnantes.
On connaît la célèbre anecdote de Bruno Walter visitant son mentor cet été là et regardant le paysage, lorsque Mahler lui dit qu’il n’avait pas besoin de s’en soucier, qu’il avait déjà tout mis dans sa partition. En allemand, la citation est plus intéressante : « Sie brauchen gar nicht mehr hinzusehen – das habe ich schon alles wegkomponiert ». Par ce terme de « wegkomponiert », l’on sent mieux à quel point Mahler a retiré le paysage du décor naturel pour le porter tout entier dans sa partition, au point qu’il n’y a, littéralement, plus rien à voir autour de lui.
L’introduction représente, selon le programme bien connu de l’œuvre, l’éveil de Pan, avant que l’été ne fasse son entrée avec le cortège de Bacchus. La deuxième partie raconte le monde, avec des mouvements successifs aux titres évocateurs : ce que me content les fleurs des champs, les animaux de la forêt, l’homme, les anges, puis enfin l’amour. Dans cette œuvre transparaît également le grand lecteur de Nietzsche qu’était Mahler, avant de s’en détourner complètement, sa vision du monde ne pouvant s’accorder avec le refus total par Nietzsche du concept traditionnel de Dieu. Avec le Gai savoir, l’homme consent à ignorer les vérités essentielles, il doit saisir une pensée et bondir à la suivante. Il doit absolument, comme Zarathoustra, chanter et danser, être joyeux dans l’innocence, sans rechercher ailleurs réconfort ni protection.
C’est un passage de Also sprach Zarathustra que retient Mahler comme texte de son quatrième mouvement, supérieurement chanté ce soir par Gerhild Romberger, qui ouvre sur un O Mensch sorti comme un souffle aux origines inouïes, qui vient du plus profond de soi, de la vie exprimant l'âme à la recherche du souffle infini de la nature, de la profondeur de la nuit et des rêves les plus profonds, ceux qui portent le désir vers l'éternité : 
O Mensch ! Gib acht !
Was spricht die tiefe Mitternacht ?
Ich schlieff ! Ich Schlieff !
Aus tiefem Traum bin ich erwacht !
Die Welt ist tief !
Und tiefer als der Tag gedacht !
Tief ist ihr Weh !
Lust – tiefer noch als Herzeleid !
Weh spricht : Vergeh !
Doc halle Lust will Ewigkeit !
Will tiefe, tiefe Ewigkeit !
 
Les points d’exclamation à chaque fin de vers disent l’outrance habituelle de Nietzsche et la puissance de la partition de Mahler. Est-ce là donc ce que l’homme conte au compositeur ? Cette profondeur de la nuit, de la détresse, de la souffrance, mais heureusement, toute joie cherche l’éternité, cette éternité lumineuse que les chœurs de femmes et d’enfants apporteront au mouvement suivant, avant le grand Finale, marqué Langsam, Ruhevoll, Empfunden. Il y a beaucoup de retenue dans les indications de la partition, dont la plus sensible est sans doute ce Unmerklich drängend (mesure 214) qui dit tant de choses.
L’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig est merveilleux dans ces pages de Mahler qu’il connaît si bien depuis si longtemps. L’on attendait moins sans doute dans ce répertoire le chef américain Alan Gilbert que Riccardo Chailly, initialement annoncé dans le programme du festival. Il dirige cette partition titanesque avec beaucoup de passion et d’amour, sans parvenir à y mettre toute la recherche que l’on pouvait attendre de Chailly. Les dernières mesures manquaient un peu de cette tension que l’on sentait si palpable à Vienne avec Bernstein par exemple, tension qui doit nous laisser le souffle apaisé, dans une paix complète et sincère que l’on parvenait néanmoins à trouver suffisamment pour ne pas vouloir sortir vers un retour au monde. Dans la nuit, sur les bords du Lac des Quatre Cantons, il n’y avait plus de paysage autre que la mémoire de cette partition essentielle.
10 septembre 2014