dimanche 19 avril 2015

L’HISTOIRE DU SOLDAT DE RAMUZ ET STRAVINSKI


« Entre Denges et Denezy
Un soldat rentre chez lui
Quinze jours de congé il a,
Marche depuis longtemps déjà
A marché, a beaucoup marché,
S’impatiente d’arriver parce qu’il a beaucoup marché ».
Tout le monde connaît ces premiers mots du texte de Charles-Ferdinand Ramuz, qui ouvrent cette Histoire du soldat, mise en musique par Igor Stravinski. C’est Ernest Ansermet, le fondateur de l’OSR, qui a présenté ces deux auteurs l’un à l’autre, alors que, en 1915, Stravinski était réfugié en Suisse tout à la fois à cause de la guerre et des troubles qui allaient mener à la révolution russe. L’histoire du soldat  est la troisième collaboration entre les deux et elle marque une étape décisive dans la carrière du compositeur.


Dans une lettre de Ramuz à Stravinski, citée dans le programme édité par le Grand Théâtre de Genève pour cette nouvelle production de l’œuvre à l’affiche ce 7 novembre 2009, l’on peut lire : « Aucune discussion artistique ou esthétique, si je me rappelle bien ; mais je revois votre sourire devant le verre plein, le pain qu’on apportait, la chopine fédérale (…) J’ai lié connaissance avec vous dans et par l’espèce de plaisir que je vous voyais prendre aux choses, et les plus ‘humbles’ comme on dit, et en tout cas les plus élémentaires. Je vous regardais dans votre corps sur cette terrasse de la Crochettaz, et vous représentiez déjà pour moi cette chose si rare qu’est un homme au sens plein du mot : un raffiné et en même temps un primitif, capable des combinaisons de l’esprit les plus compliquées et en même temps des réactions les plus spontanées et les plus directes ».
C’est un peu tout ça que L’histoire du soldat. Une œuvre lue, jouée et dansée, nécessitant peu de moyens pour coller aux nécessités du moment, destinée à aller de village en village, comme ces spectacles de tréteaux. Créée en 1918 à Lausanne, l’œuvre ne fut plus représentée avant 1924, du fait des ravages de la grippe, alors dite espagnole. C’est une œuvre créée par Ansermet tandis qu’il se trouve entre la direction des Ballets russes de Diaghilev et la fondation de l’OSR à Genève. C’est une œuvre charnière également pour Stravinski, qui a déjà donné ses principaux ballets, notamment L’oiseau de feu et Le sacre du printemps et qui va s’engager dans sa période dite néoclassique.
L’orchestre n’en est pas vraiment un, composé de sept instruments choisis avec soin : violon, contrebasse, basson, cornet à pistons, trombone, clarinette et percussion : caisse claire avec timbre, deux caisses claires sans timbre de tailles différentes, tambour de basque, grosse caisse, cymbale, tambourin et triangle. Dans cette œuvre, livret et musique font jeu égal. Le texte n’est pas chanté et il ne s’agit donc pas là d’un opéra. Le texte est lu, par le narrateur ou les différents rôles, parfois rythmé lorsqu’il est dit sur la musique, mais ce n’est pas de chanteurs dont on a besoin ici. C’est d’une troupe, capable de donner un spectacle qui soit la quintessence du cirque et du conte pour enfants, qui soit l’histoire du théâtre ambulant, qui pourrait aussi jouer le Pierrot lunaire de Schönberg ou Les tréteaux de Maître Pierre de Falla. Avec Dimitri et sa troupe familiale, nous avions sur scène exactement les artistes qu’il fallait pour faire vivre ces scènes faustiennes de manière drôle et enfantine, sérieuse à la fois, pour ravir les nombreux enfants présents qui n’hésitaient pas à éclater de rire à telle ou telle mimique du clown qui faisait mouche. Dimitri donc, le Diable, avec sa longue queue noire dont il se sert comme d’un fouet, d’une parure ou d’une signature, dans laquelle il s’emmêle parfois aussi, un Diable qui marche sur la pointe des pieds, chaussés de rouge évidemment, qui sait se déguiser de mille manières car il possède l’essence du métier dans tous ses raffinements. Sa fille, Masha Dimitri, la Princesse, d’un mimétisme touchant avec son père dont l’air de famille évident nous fait douter de la nature : princesse ou fille du Diable ? Comme à la fin le Soldat est livré au Diable pour avoir franchi les limites, on peut la voir comme une complice de sa chute et le message n’en est que plus intéressant. Le Soldat de Kai Leclerc, le mari de la précédente, complète la mise en scène familiale. Le pauvre vieux n’avait rien, il rentrait chez lui pour une permission mais rencontra le Diable en chemin qui lui échangea son violon contre un livre qui lui apportera toutes les richesses du monde, un livre qui se lit tout seul car le soldat ne sait pas lire. Touchant dans sa quête de famille puis de richesse, d’amour enfin, il succombera pour avoir voulu, ce qui est évidemment impossible, être ce qu’il est et ce qu’il avait été, conjugaison en somme de ce que le Diable lui apportait et de ce qu’il en rejetait. Le Diable avait raison : « Qui les limites franchira en mon pouvoir retombera. Ne poussez pas plus loin qu’il est permis, sans quoi Madame sera forcée de se remettre au lit ; et quant au prince son époux, qu’il sache qu’à présent ma patience est à bout… On le ramènera droit en bas, où tout vivant il rôtira ».    
Les décors et costumes de la troupe sont simples, de ceux qui vont à l’essentiel, ne distraient pas le spectateur de l’œuvre, lui en offrent un accès facile afin qu’il s’en fasse sa propre image. Un rideau rouge, des toiles naïves présentant les lieux traversés par le Soldat, des accessoires réduits au minimum. L’essence de l’œuvre, la quintessence du métier de clown, l’art du conte pour petits et grands.
Les musiciens sont à nommer également car ils participent pleinement à la représentation de l’œuvre, placés sur scène, tous sur le même plan, sous la direction inspirée de Whitney Reader, jeune chef de vingt-neuf ans né à Atlanta, qui faisait ses débuts en Suisse. Au violon Valeriy Sokolov, vingt-trois ans mais une forte présence et un jeu qui allie une belle maîtrise des rythmes difficiles de Stravinski avec une âme musicale qui en fait le principal protagoniste de l’œuvre, la personnification de l’âme du soldat qui vend son violon au Diable. A la contrebasse, Frank Sanderell, premier contrebassiste de l’Orchestre de la Tonhalle de Zurich, au basson Alfonso Venturieri, premier basson solo de l’OSR, au cornet à pistons Philippe Litzler, trompette solo de la Tonhalle, au trombone Matteo de Luca, collaborateur régulier de La Scala et de l’OSR, à la clarinette Dmitry Rasul-Kareyev, première clarinette solo de l’OSR et, enfin, aux percussions, Pascal Viglino, qui collabore également régulièrement avec l’OSR, qui nous a offert des nuances remarquables, donnant à ses percussions des couleurs d’une rare douceur comme d’une cinglante puissance.
Si L’Histoire du soldat est une histoire de rencontre, celles du soldat avec le Diable, puis avec la Princesse, ce fut aussi au Grand Théâtre une rencontre avec Dimitri et sa troupe familiale, une rencontre avec les nombreux enfants présents, une rencontre aussi avec une œuvre profondément suisse, écrite par un petit-fils de vigneron du pays de Vaud, un conte de langue d’oc mâtiné d’accent vaudois dans lequel l'on verrait presque la Venoge de Gilles s'inviter, sur une musique qui, comme toujours avec Stravinski, est à la fois profondément russe, quasi folklorique, et en même temps tellement universelle qu’elle n’a plus qu’une seule identité, celle non pas du compositeur, mais de sa rencontre avec l’auteur et le chef. Il y a le Soldat, le Diable et la Princesse, comme il y a Ansermet, Ramuz et Stravinski, une histoire de rencontre en somme, comme l’art de cette époque savait les générer. 

8 novembre 2009

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