dimanche 19 avril 2015

LA VALEUR DE NOS PROPRES TRADITIONS


Pour sa première apparition au pupitre de l’OSR dans sa nouvelle dignité de principal chef invité, Kazuki Yamada proposait un programme aux allures contemporaines que tentait de gommer la communication de l’orchestre, dont les affiches en ville proclamaient largement Yamada dirige Beethoven ! Il y a là un je ne sais quoi de craintes irrépressibles face à la musique contemporaine, qui doit certainement conduire à penser que l’on ne pourra remplir la salle en mettant davantage l’accent sur Takemitsu ou MacMillan, que la bourgeoise calviniste, si elle devait les connaître, n’hésiterait sans doute pas à fuir, les plus éduquées à bouder. Tant de préjugés sur la musique moderne, contemporaine, du XXème siècle, peu importe du nom dont on la décrive. Inécoutable, dissonante, incompréhensible, inconvenante. C’est oublier que l’OSR s’est essentiellement construit sur un répertoire contemporain cher à Ansermet qui, dès 1918, jouait Stravinski, Debussy, Ravel, Bartók, souvent avec eux, Mahler aussi qui n’était pas encore un classique au début des années 1920.  Ce pilier de tout répertoire symphonique qu’est Beethoven, sur lequel tant d’orchestres se sont construits, n’est venu que plus tard et il revint somme toute au mandat de Wolfgang Sawallisch d’élargir le répertoire de l’orchestre vers les fondamentaux germaniques. C’est dire qu’alors, l’on eût annoncé en tête d’affiche Takemitsu et MacMillan.
De Toru Takemitsu, l’on nous proposait donc Mittsu no eiga ongaku – Three Film Scores pour orchestre à cordes, pièce de 1995, composées, successivement, de Music of Training and Rest (Allegro), de José Torres (1959), Funeral Music (Espressivo ma pesante), de Black Rain (1989), et La Valse (Molto sostenuto), de Face of Another (1966). Comme l’exposait le compositeur dans une phrase citée dans le programme de la soirée, « J’ai longtemps lutté pour ne pas avoir de qualités ‘japonaises’. Grâce à John Cage, j’ai enfin compris la valeur de mes propres traditions ». L’influence occidentale pour tout Japonais contemporain de Takemitsu (1930-1996) vient essentiellement de l’occupation américaine qui suivit la seconde guerre mondiale. Les reproches de mimétisme occidental au détriment de la création d’un idiome national plus typiquement japonais tombèrent sur Takemitsu comme sur d’autres en ces temps difficiles. Jean-Noël von der Weid, dans son ouvrage consacré à La musique du XXè siècle ne pouvait s’empêcher de poser la question problématique essentielle : les œuvres occidentales – ou considérées, à tort ou à raison comme telles – composées par les compositeurs orientaux ne seraient-elles que des produits hybrides, sinon même acculturés ? Takemitsu eut à s’y débattre, puisqu’il travailla, sous l’occupation, sur une base militaire américaine où il se trouva confronté au jazz, notamment. Compositeur autodidacte, il découvrit Debussy et Messiaen et c’est dans une série de conférences données avec John Cage à Hawaï dans la première moitié des années 1960 qu’il se fit remarquer en occident. C’est sous l’impulsion de Cage que Takemitsu revient aux sources de la musique nippones et à ses instruments traditionnels, surtout dans ses musiques de film. Cependant, les trois pièces données ce soir, écrites pour orchestre à cordes occidentales est une notable exception sur ce point. Suite de concert tirée de trois partitions écrites pour le cinéma, c’est à Gstaad en 1995 qu’elles furent créées. Les films ici concernés sont José Torres, de Hiroshi Teshigawara, qui plante le décor d’une salle de gym à Harlem, documentaire sur l’entraînement du boxeur portoricain éponyme, Black Rain, de Shohei Imamura, dont le sujet est la destruction d’Hiroshima par la bombe atomique et, finalement, Face of Another, à nouveau de Hiroshi Teshigawara, qui dépeint la vie de deux personnes gravement brûlées au visage, l’une par la bombe atomique lâchée sur Nagasaki. Musique universelle, ces trois pièces n’ont rien de déroutant et sont parfaitement adaptées au cinéma, offrant à Kazuki Yamada une entrée en matière pas trop risquée vers la musique de son pays.
Dans le Concerto pour violon et orchestre de James MacMillan, né en 1959, l’atmosphère change. Musique à multiples références, la coupe tripartite est celle d’un concerto classique, avec un mouvement initial plein d’énergie, un mouvement lent central et un final porté par un certain élan. Le matériau thématique provient des danses et mélodies traditionnelles de son pays, qu’il reconnait comme « modes d’expression et de récit fort anciens qui sont au chœur de [son] œuvre ». La partie violonistique est constamment d’une grande difficulté, écrite pour Vadim Repin, créateur de l’œuvre en mai 2010 au Barbican Hall de Londres, avec le London Symphony Orchestra dirigé par Valery Gergiev. Redonnée en 2011 à New York avec le Philadelphia Orchestra sous la direction de Charles Dutoit, elle l’est ce soir à Genève en première suisse. C’est d’ailleurs là tout l’enjeu de la création musicale contemporaine, qu’il ne s’agit pas seulement de donner une fois, mais de rejouer ensuite pour lui permettre une entrée au répertoire.
Dance, premier mouvement, s’ouvre comme un coup de fouet et fait penser à Bartók comme à Chostakovitch, davantage qu’aux dances traditionnelles anglaises. Song, partie centrale, se base sur des mélodies traditionnelles celtes. Song and Dance, mouvement final, s’ouvre sur une scansion des musiciens : Eins, zwei, drei, meine Mutter, tanz mit mir, hommage à la mère du compositeur qui laisse cependant perplexe, mais qui se poursuivra en fin de mouvement avec : Fünf, sechs, sieben, bist Du hinter das blaue Glas gegangen ? Si Repim se montre plein d’énergie et d’une grande maîtrise technique dans la défense de cette pièce agréable à l’écoute, l’orchestre montre également de belles dispositions. Bien que les couleurs soient un peu toujours les mêmes – le temps n’est plus où Ansermet consacrait des répétitions entières aux timbres de l’orchestre, l’on se dit que le répertoire contemporain reste l’un de ceux qui convienne le mieux à l’OSR et qu’il est bien dommage que l’on n’ose le programmer davantage. Alors qu’approche le centenaire de la création du Sacre du printemps, il faut convenir que la période de création la plus expérimentale, et partant la plus délicate à convaincre un large public, est aujourd’hui largement dépassée et que l’on n’est plus au temps des audaces les plus folles qui déchainaient tumultes et émeutes ou vidaient les salles de concerts d’un public hermétiques aux concepts inapprochables.
Quant à la Troisième Symphonie, en mi bémol majeur, opus 55, dite Héroïque, de Ludwig van Beethoven, elle est un classique inaltérable, dont on ne peut guère s’empêcher de penser que la présence au programme du jour servait à faire passer la première partie et à s’assurer une présence minimale du public dans la salle. Ce programme donné deux fois, les mercredi 28 et vendredi 30 novembre 2012, nous a permis de mesurer l’apport d’une exécution en public d’une œuvre de cette ampleur. Rappelons tout de même qu’il ne s’agit que du deuxième concert dirigé par Kazuki Yamada à la tête de l’OSR. Le premier avait soulevé l’enthousiasme d’un début passionnant, dans un programme plus proche des fondamentaux de l’Orchestre, avec notamment le Prélude à l’après-midi d’un faune de Claude Debussy, et L’oiseau de feu d’Igor Stravinsky. Dans Beethoven, il fallait aux musiciens et au chef apprendre à se connaître. Ainsi, le premier soir nous offrait une interprétation intéressante dans laquelle on entendait bien quelque chose, qui demeurait cependant inabouti. S’il y a bien du Napoléon dans cette œuvre, ce n’est pas le révolutionnaire qui allait mettre l’Europe à genoux que l’on entendait. Des tempi amples donnaient du souffle à la partition qui manquait cependant de tension, voire de nervosité, d’héroïsme. Ce ne fut pas Waterloo, non, mais ce ne fut pas Arcole, le soleil levant d’un jeune chef, pas encore à son zénith. Au deuxième soir, l’effet fut tout autre. Les prémices de la première exécution intégrées, c’est une interprétation pleinement convaincante que nous livraient le chef et l’orchestre. Ce Napoléon-là était vainqueur, pas d’Austerlitz non, Empereur il s’était perdu aux yeux du génie, mais de Rivoli, des Pyramides, de Marengo, lorsqu’encore révolutionnaire il emballait Beethoven, grand lecteur de Kant, qui voyait dans la Révolution française triompher l’esprit des Lumières, alors que le conservatisme contre-révolutionnaire de Metternich allait durablement marquer l’Autriche jusqu’en 1848.
Ce début de saison à l’OSR laisse ainsi perplexe, comme si nous étions dans une période de transition. La direction artistique et musicale de Neeme Järvi n’a pas convaincu dans les deux premiers concerts extraordinaires donnés en début de saison. Les premiers concerts ordinaires, dirigés par Marek Janowski, regardaient encore vers les saisons passées. Kazuki Yamada nous tourne résolument vers l’avenir alors qu’à Genève toute vision fait malheureusement défaut et que l’on ne sait jusqu’où on le laissera nous mener.
2 décembre 2012

LES JEUX D’ATMOSPHERES DE SIMON RATTLE


Un concert des Berliner Philharmoniker est toujours un événement, surtout à Genève où l’orchestre n’était pas venu depuis une vingtaine d’années. Dans une tournée marquant son cent trentième anniversaire, la phalange fondée en 1882 présente un programme d’une grande richesse, mêlant des œuvres de compositeurs aussi différents que Ligeti, Wagner, Debussy, Ravel et Schumann. Là où un tel programme pourrait passer pour un patchwork improbable, Rattle lui confère une cohérence réfléchie autour de pièces qui offrent toutes des écritures dans lesquelles l’orchestre peut montrer l’étendue de sa palette sonore.
Le programme s’ouvre sur Atmosphères – In memoriam Mátyás Seiber, de György Ligeti, œuvre de 1961, présentée comme un nuage unique traversé de couleurs et d’harmonies, où le compositeur évoque quelques couches atmosphériques, flottantes, vagues, sans contours, se fondant les unes dans les autres jusque dans un canon à quarante-huit voix qui remet en cause la tradition musicale toute entière. Rattle y parvenait merveilleusement à créer des atmosphères confondantes et éthérées ou parfois plus denses pour nous faire entrer dans le programme proposé. Sans interruption, il enchaînait avec le Prélude du premier acte de Lohengrin de Richard Wagner, dont la substance sonore si particulière trouvait avantage à venir des atmosphères de Ligeti pour aller rejoindre sur un cygne celles de la pureté du Graal.  
Poursuivant avec Jeux, poème dansé de Claude Debussy, les atmosphères changeaient. Contemporaine du Sacre du printemps de Stravinsky, cette pièce est l’une des dernières de Debussy. Commande des Ballets russes de Diaghilev, elle fut créée quinze jours avant le tumulte du Sacre. Si l’argument du ballet disparut rapidement, la pièce trouva sa place au répertoire symphonique, où elle demeure cependant assez rarement jouée. Jeux érotiques à trois ou apologie plastique de l’homme de 1913, l’argument pouvait sembler assez scandaleux et, comme le relève André Boucourechliev, le substrat de l’œuvre est le fruit de trois fantasmes. Plus insidieux que Le Sacre dans son langage musical, c’est selon Boulez le chef-d’œuvre de Debussy, même s’il est à peu près complètement tombé dans l’oubli. Rattle ressuscite ici un esprit véhément et passionné aux multiples couleurs rendues par un orchestre brillant.
Les jeux de couleurs se poursuivent dans Daphnis et Chloé, la deuxième suite de Maurice Ravel, autre pièce issue d’une commande des Ballets russes de Diaghilev, d’une année antérieure à Jeux mais avec un orchestre comparable. C’est l’époque de L’oiseau de feu, de Petrouchka, d’une créativité débordante dans tous les domaines de l’art, où Stravinsky, Ravel et Debussy croisent également Cocteau et les premiers surréalistes, Picasso, Fernand Léger ou Soulage. Les amours de Daphnis et Chloé comme celles de Syrinx et de Pan se terminent dans une débauche d’orchestre au son plein, parfaitement tenu. Il est hallucinant de voir à quel point Rattle et l’orchestre maîtrisent l’acoustique de cette salle qu’ils ne connaissent pas, alors que l’OSR, qui n’y donne ses concerts que depuis 1918, s’évertue à jouer des cuivres qui sonnent toujours beaucoup trop fort !
La seconde partie de concert était consacrée à la Troisième Symphonie, en mi bémol majeur, opus 97, dite Rhénane, de Robert Schumann. Les pages de Schumann plongent dans les eaux profondes  de ce fleuve déjà célébrées par Heine, qu’il verra lui-même comme calme, paisible, grave ou fier comme un vieux dieu germain et dans lesquelles il se jettera quelques années plus tard. La plus jouée des symphonies de Schumann, la Troisième bruit de mélodies populaires et de valses rustiques pour refléter un peu de la vie au bord du Rhin, d’où cette appellation apocryphe néanmoins correcte de Rhénane. Œuvre radieuse, majestueuse qui rappelle également la Cathédrale de Cologne, ce mi bémol majeur rhénan sera aussi celui, trois ans plus tard, de Wagner dans Das Rheingold. Rattle nous donnait l’impression de découvrir cette symphonie pour la première fois. La réflexion dont il sait parer ses interprétations ne laisse jamais de répéter simplement des traditions mais vise toujours à offrir une écoute nouvelle. Il y parvient par une intelligence musicale jamais prise en défaut et par la qualité de l’orchestre qu’il dirige dans un vrai partage. La cohésion de l’orchestre est impressionnante, de même que le plaisir que les musiciens prennent à jouer ensemble. Alors lorsque l’on entend certains intéressants, à la sortie du concert, critiquer le fait d’avoir entendu autre chose que ce qu’ils attendaient, d’avoir été surpris par la clarté du propos, la mise en perspectives des rythmes de ländler du premier mouvement, la profondeur d’un Schumann pour une fois paisible et grave, restant pour l’heure sur les berges du fleuve avant que d’y plonger pour s’y perdre ou s’y retrouver, qu’importe les esprits obtus aux oreilles formatées. Rattle nous offre ce savant mélange propre à la musique classique : un élitisme certain car il s’adresse évidemment à ceux qui savent l’écouter, un universalisme réel car à ce niveau tout un chacun peut apprécier la beauté des choses et gagner un peu d’humanité.
25 novembre 2012

REPONSE DES COSAQUES ZAPOROGUES AU SULTAN DE CONSTANTINOPLE


Début de saison ordinaire à l‘OSR
La nouvelle saison 2012-2013 de l’OSR s’annonçait porteuse de bouleversements majeurs : un nouveau directeur artistique et musical avec Neeme Järvi, assisté du jeune Kazuki Yamada pour qui l’on créait le poste inédit à Genève de principal chef invité, deux concerts extraordinaires hors abonnement pour commencer et un cycle Rachmaninov en fin de saison.
Dunkel ist das Leben, dunkel ist der Tod…
Las, l’extraordinaire n’avait rien de tel dans un programme dont la pertinence n’apparaît pas a priori : pourquoi choisir deux œuvres qui ne sont emblématiques ni du chef ni de l’orchestre pour cet événement ? Un mauvais choix de programme qui coulait d’emblée toute chance d’atteindre les sommets visés. Il était beau, à l’affiche, pourtant. Tod und Verklärung, poème symphonique opus 24, de Richard Strauss et Das Lied von der Erde, de Gustav Mahler, avec en solistes Paul Groves, ténor, et Thomas Hampson, baryton.
Dès les premiers accords du poème de Strauss, c’était la mort des attentes annoncées. L’Orchestre pâteux, banal, à peine préparé, nous livrait une lecture superficielle d’une pièce que l’on n’avait placée là que comme introduction à la suite, qui ne fut pas meilleure. Dans le premier chant, Das Trinklied vom Jammer der Erde (« Chanson à boire de la douleur de la terre »), Paul Groves s’époumonait vaillamment sans parvenir à franchir un orchestre déjà trop fort. Dunkel ist das Leben, dunkel ist der Tod... Dans Der Einsame im Herbst (« Le Solitaire en automne »), Thomas Hampson montrait de belles qualités de timbre. Devenant audible grâce à un orchestre moins puissant dans ce chant, Paul Groves se tirait bien de Von der Jugend (« De la jeunesse »), avant que Thomas Hampson ne s’effondre dans Von der Schönheit (« De la beauté »), les tempi rapides du chef lui rendant impossible à la fois une bonne articulation du texte et une projection adéquate, bref, une solution saine du passage. Der Trunkene im Frühling (« L’Ivrogne au printemps ») sonnait la rédemption de Paul Groves et l’Abschied final celle de Thomas Hampson, qui manquait néanmoins d’émotion pour nous faire réellement ressentir le renouvellement éternel de la nature au printemps.
L’Orchestre n’était guère mieux préparé pour Mahler que pour la première pièce de Strauss et l’on se prend à songer qu’il pourrait y avoir là, en germe, les difficultés d’une direction nouvelle que l’on souhaitait prestigieuse. Certes, Neeme Järvi est un grand chef à la riche expérience, annoncé par l’OSR comme une sorte de Sultan de Constantinople. L’habitude de fréquenter les meilleurs orchestres lui donne une certaine nonchalance dans la préparation de ses concerts, dont il survole les répétitions. C’est une méthode de travail qui nous fait craindre ne pas convenir à l’OSR. Celui-ci a en effet toujours eu besoin d’une baguette très présente pour donner le meilleur de lui-même, se limitant facilement à la banalité lorsqu’elle n’allait pas chercher les impulsions nécessaires au plus profond des musiciens. Le contrepoint de Kazuki Yamada sera sans doute important pour que cette nouvelle direction ne s’avère pas être le quatrième mauvais choix en cinq directeurs artistiques successifs.
Mille et une nuits dans des jardins d’Espagne
Lorsque l’ordinaire prenait la relève, le ton changeait. Annoncé sous la direction de Rafael Frühbeck de Burgos, le premier concert des deux séries d’abonnement échut finalement à la baguette d’Alain Altinoglu. Au programme des pièces qui forment le socle du répertoire historique de l’OSR, dans lequel il s’avère toujours très à l’aise. Manuel de Falla ouvrait les feux avec la suite d’orchestre El amor brujo, avant de nous entrainer, avec Nelson Freire, dans Las noches en los jardines de España, impressions symphoniques pour piano et orchestre. Ce titre d’impressions symphoniques dit clairement qu’il ne s’agit pas là d’un concerto pour piano et que le soliste ne peut en conséquence espérer y briller de tout l’éclat de sa virtuosité. Il y faut des timbres subtils qui appellent des couleurs debussystes. Le programme de la soirée nous rappelait d’ailleurs l’anecdote de la première rencontre à Paris entre De Falla et Debussy. Le premier, commençait timidement par un « j’ai toujours aimé la musique française… », qu’il souhaitait sans doute introductif à des échanges constructifs. Il se vit répondre par un sec « moi jamais ! », qui réduisit sa tentative à un simple prélude. Nelson Freire était superbe dans ces pages de musique, aussi espagnoles que la musique de Debussy est française, mais qui méritent le qualificatif d’impressionnistes autant que le Prélude à l’après-midi d’un faune. L’orchestre parfaitement dirigé par Alain Altinoglu lui offrait toute la quiétude qu’il recherchait pour explorer ces nuits en harmonie avec les chants de la terre. A noter qu’il existe deux enregistrements de cette œuvre par l’OSR, le premier avec Robert Casadesus et Ernest Ansermet, le second, plus connu et qui demeure une référence, avec Alicia de Larrocha et Sergiu Commissiona.
La seconde partie de concert nous offrait la suite symphonique opus 35, Shéhérazade, de Nicolaï Rimski-Korsakov, l’une des dernières œuvres purement symphoniques du compositeur, lequel se consacrera ensuite quasiment plus qu’à l’opéra. Issu des Mille et une nuits, cette pièce est à peu près contemporaine de l’expansion de l’Empire russe au sud et à l’est, à l’intérieur du monde islamique, qui généra chez Rimski-Korsakov une passion pour l’Orient qu’il fut bien seul à éprouver parmi ses collègues de l’époque. Cette pièce se découpe en épisodes distincts, sans lien entre eux, images de conte oriental dans lesquels l’OSR donnait son meilleur engagement. Le troisième mouvement, dans lequel Shéhérazade raconte elle-même son histoire merveilleuse au terrible Sultan met en valeur les qualités musicales du premier violon solo de l’OSR. La baguette précise et inspirée d’Altinoglu agitait avec soin ce kaléidoscope de voiles vaporeux, dont les sons parvinrent sans doute au Sultan de Constantinople.
La réponse des cosaques zaporogues
Le 12 octobre 2012, le deuxième concert de la série répertoire nous portait enfin aux sommets annoncés plus tôt… Une Huitième symphonie, opus 93 de Beethoven ouvrait les feux, avant la Quatorzième Symphonie, opus 135, de Dimitri Chostakovitch.
Beethoven écrit son avant-dernière symphonie en même tant que la lettre à l’immortelle bien-aimée. C’est aussi le temps de sa rencontre avec Goethe. Travaillant à son œuvre en relation avec la Septième Symphonie, il y cherche des solutions nouvelles, s’orientant vers un dépassement de la référence au rythme au profit de la pulsation, élément qui repose sur la répétition jusqu’à saturation sonore comme sur le contrepoint. Dans cette œuvre très cohérente et homogène, d’un aspect de grande simplicité le rapprochant de Haydn en particulier, Beethoven ne commence pourtant pas par une introduction mais directement par le thème principal, déjouant les habitudes d’écoute en superposant la fin et le début des différentes parties d’un mouvement. Parfaitement exécutée, la direction de Marek Janowski mettait tout le monde d’accord pour la suite.
La suite offrait une œuvre d’exception qui eut sans doute fort avantageusement remplacé le Chant de la Terre tenté en ouverture extraordinaire de saison. L’Orchestre a toujours été très à son aise dans les œuvres de Chostakovitch, dont il a donnée souvent de très belles interprétations, notamment sous la direction d’Armin Jordan ou de chefs invités. Si l’on n’attend peut-être moins Janowski dans ce répertoire, il n’en a pas moins donné ce soir là une interprétation en tout point convaincante.
De mauvaise santé lorsqu’il l’écrivit, Chostakovitch compose sous ce titre de Quatorzième Symphonie une suite non conventionnelle de onze pièces sur des poèmes de Garcia Lorca, Apollinaire, Rilke et Küchelbecker, pour méditer sur la mortalité du compositeur lui-même, dans une référence plus ou moins explicite au suicide et à l’œuvre de Marina Ivanovna Tsvetaïeva, poétesse qui avait déplu à Staline et mis fin à ses jours le 31 août 1941, qui lui rappelait sans doute ses propres angoisses face à la répression dont son œuvre avait également fait l’objet à la même époque. Si Tsvetaïeva n’apparait pas explicitement ici, elle le fera néanmoins dans une œuvre postérieure que le compositeur lui consacrera entièrement, qui mettra en musique six de ses poèmes dans son opus 143 pour alto et piano en 1973, orchestrés en 1974, l’année de son décès. A noter qu’un autre compositeur, Sofia Goubaïdoulina, mettra elle en musique L'Heure de l'âme, en 1974 également, pour mezzo-soprano et orchestre à vent, puis en 1984, cinq de ses poèmes réunis en un Hommage à Marina Tsvetaïeva pour chœur a cappella. Le plan de cette composition singulière qui n’a sans doute rien d’une symphonie est en bien des points issu de son travail d’orchestration de Chants et danses de la mort de Modeste Moussorgski, sur lesquels il avait travaillé une dizaine d’années plus tôt. Plus encore que dans l’œuvre de Mahler, la vie comme la mort sont ici bien sombres.
S’ouvrant sur un De profundis, texte de Federico García Lorca, l’œuvre enchaîne sur Malagueña, du même poète. Vient ensuite la Loreley sur un texte de Guillaume Apollinaire d’après Clemens Brentano. Le Suicidé, du même Guillaume Apollinaire, met en musique un texte poignant :
« Trois grands lys
Trois grands lys sur ma tombe sans croix
Trois grands lys poudrés d’or que le vent effarouche
Arrosés seulement quand un ciel noir les douche
Majestueux et beaux comme sceptres des rois
L'un sort de ma plaie et quand un rayon le touche
Il se dresse sanglant c'est le lys des effrois
Trois grands lys
Trois grands lys sur ma tombe sans croix
Trois grands lys poudrés d’or que le vent effarouche
L’autre sort de mon cœur qui souffre sur la couche
Où le rongent les vers
L'autre sort de ma bouche
Sur ma tombe écartée ils se dressent tous trois
Tout seuls tout seuls et maudits comme moi je crois
Trois grands lys
Trois grands lys sur ma tombe sans croix ».

Les Attentives I et II sont toujours sur des textes d’Apollinaire, comme À la Santé et La Réponse des cosaques zaporogues au sultan de Constantinople. O, Delvig, Delvig! est écrit sur un texte de Wilhelm Küchelbecker. L’œuvre se termine sur deux poèmes de Rainer Maria Rilke, auprès duquel Tsvetaïeva avait un temps trouvé réconfort, Der Tod des Dichters, puis Schlußstück, aux titres on ne peut plus explicites. Matériau thématique dodécaphonique et textures dissonantes en font une œuvre aventureuse dans laquelle l’OSR, dans ces effectifs très resserrés, offre de superbes sonorités et une grande tenue. Ricarda Merbeth, soprano et Dimitri Ivaschenko, Basse, incarnaient parfaitement les profondeurs des textes et les inquiétudes du compositeur dans cette œuvre crépusculaire.
La mémoire d’un ange
Le 17 octobre 2012 était donné le deuxième concert de la série symphonie, dont le programme inversé s’ouvrait sur la Deuxième Symphonie en ut mineur, d’Anton Bruckner, pour se terminer sur le Concerto pour violon et orchestre, Dem Andenken eines Engels, d’Alban Berg, confié à l’archet de Franck Peter Zimmermann.
Cette deuxième symphonie de Bruckner n’est de loin pas la plus intéressante de ses œuvres, mais elle n’en démérite pas et garde sa place au répertoire, au moins dans un cycle ou une intégrale consacrée au Maître de Saint-Florian. Tout au long de ces dernières saisons, Marek Janowski a conduit l’Orchestre à se familiariser avec ces œuvres qu’il connaissait mal et qui n’ont jamais vraiment fait partie de son répertoire. L’on mesure là tout le travail accompli et l’on s’interroge sur l’ordre dans lequel le chef a fait découvrir ces symphonies à l’orchestre. Commencer par les monuments que peuvent être les six dernières, dont les Cinquième et Huitième d’une rare complexité, exposait forcément l’OSR à montrer ses limites et à nous offrir des interprétations bien peu intéressantes face aux nombreuses gravures d’exception des meilleurs brucknérien, au nombre desquels comptent les plus grands chefs germaniques, Furtwängler, Böhm, Klemperer, Jochum, Célibidache ou Wand. Nous n’avons jamais eu de quoi régater avec ceux là dans ce cycle patiemment mis en place par Janowski. Maintenant que l’orchestre maîtrise l’exercice, ce n’est pas dans la Deuxième que l’on souhaiterait l’entendre. Il serait peut-être temps de nous redonner les plus grandes pages qui nous furent présentées trop tôt, afin que l’on puisse apprécier enfin à sa juste valeur le grand travail effectué par Janowski à la tête de l’OSR.
Quant au concerto de Berg qui suivait, il avait les couleurs romantiques dont Janowski le parait, à la tête d’un orchestre réduit comportant notamment un saxophone alto, une harpe et des percussions. Datant de 1935, cette œuvre vit le jour en même temps que s’éteignait Manon Gropius à dix-huit ans, la fille d’Alma Mahler et de l’architecte Walter Gropius, que Berg admirait beaucoup. Il dédia donc sa partition à la mémoire de cet ange et il se trouve que ce fut aussi sa dernière œuvre. Recelant d’innombrables références, dont au choral de Bach Ich habe genug, la forme de ce concerto, en deux mouvements, successivement Andante – Allegretto, pour le premier, et Allegro –Adagio – (Coda), pour le second, est très particulière. Frank Peter Zimmermann en maîtrise toute la difficile texture avec la souveraineté de celui qui garde aussi sans doute, quelque part en lui, une part de la mémoire d’un ange. Présent au répertoire de l’OSR depuis longtemps, Ansermet en a gravé deux enregistrements avec des musiciens d’exception, Yehudi Menuhin et Christian Ferras. L’interprétation entendue ce soir n’avait rien à leur envier.
C’est décidemment bien dans l’ordinaire de nos concerts d’abonnement que l’OSR se révèle à son meilleur niveau et commence réellement sa saison. 
4 novembre 2012

FRAUENLIEBE UND LEBEN – RECITAL DE WALTRAUD MEIER AU GRAND THEÂTRE DE GENEVE


En ouverture de son dernier essai, L’œil et l’esprit, Maurice Merleau-Ponty opposait la peinture et l’écriture à la musique, « trop en deçà du monde et du désignable pour figurer autre chose que des épures de l’Être, son flux et son reflux, sa croissance, ses éclatements, ses tourbillons ». Si, pour Paul Valery, lorsqu’il peint, le peintre apporte son corps, pour Merleau-Ponty, il pratique une théorie magique de la vision. Ce sont les choses qui regardaient Paul Klee ou André Marchand, et toute théorie de la peinture serait une métaphysique. Pierre Boulez également a consacré un essai à Paul Klee, Le pays fertile, en qui il voyait l’artiste qui avait tenté une transposition plastique de la musique. C’est donc que l’oreille n’est pas complètement absente de l’œil ni de l’esprit, qu’elle participe à déterminer ce lieu où, selon Paul Klee, notre cerveau et l’univers peuvent se rejoindre. Ce n’est pas entre le visible et l’invisible, mais entre le visible et l’audible, physis et logos, que nous transportait Waltraud Meier dans son récital, le dernier de la saison au Grand Théâtre de Genève, le mercredi 20 juin 2012.
Le programme de la soirée soulignait que la star wagnérienne pouvait transcender le lied en termes dithyrambiques, comme si l’éloge devait se contenter de l’affiche de la soirée et que, avant même que la cantatrice ne rentrât sur scène dans une robe rose rehaussée d’une ceinture bleu roi, l’on n’avait pas même à l’entendre, moins encore à l’écouter, tout étant d’ores et déjà dit, entendu. Pourtant, la dimension du drame wagnérien dans laquelle elle brille depuis trente-six ans n’a pas grand-chose de commun avec le caractère plus resserré de la courte forme du lied. Si l’on reprend néanmoins les termes de Goethe cités en exergue du programme de la soirée, le rapprochement du lied et de la légende wagnérienne semblerait pourtant naturel : « Qui sait ce qu’un lied peut subir quand il passe un certain temps dans le peuple, de bouche en bouche, et pas seulement dans celle de celui qui n’est pas cultivé ! Pourquoi celui qui, en dernière instance, l’enregistre et le rassemble avec d’autres n’aurait-il pas aussi un certain droit à l’arranger ? ». Schubert, Schumann et Mahler, au programme de la soirée, ont abordé le lied sous différentes formes mais pas seulement le lied populaire, celui des meilleurs poètes contemporains, des amis aussi parfois, sous forme isolée ou dans la progression de cycles, accompagnés au piano ou à l’orchestre.
Ouvrant sur quelques lieder de Schubert, c’est par Der Wanderer, D489, figure wagnérienne s’il en est, que commençait la soirée. « Ich komme vom Gebirger her, Es dampft das Tal, es braucht das Meer, Ich wandle still, bin wenig froh, Und immer fragt der Seufzer, wo? ». Interrogation profonde ouvrant d’entrée les abîmes de l’âme. Puis ce fut Der Zwerg, D771, qui voit le nain contempler la femme emportée par la mort et qui n’accostera plus jamais aucun rivage, image qui rappelle absolument celle de la légende de Tristan et Isolde. Dans Du bist die Ruh, D776, c’est le retour au repos, à la paix clément mais aussi au désir et à ce qui le calme : « Kehr ein bei mir, Und schliesse du Still hinter dir Die Pforten zu », c’est aussi la confusion des amants que chantera Wagner plus tard. Enfin ce fut Die junge Nonne, D828, la jeune nonne attendant son sauveur, fiancé céleste délivrant son âme de sa prison terrestre.
Il y avait là d’emblée du corps à travailler pour la tragédienne, qui manqua cependant à entrer immédiatement dans le récit. Schubert avait coutume de dire que ses productions étaient le fruit de ses connaissances musicales et de sa douleur. Il en manquait, de douleur, dans ces premiers chants qui ne furent finalement qu’un tour de chauffe avant que d’aborder le premier cycle du programme. Ce n’est qu’en revenant, en troisième bis, au fameux Erlkönig, que Waltraud Meier donna pleinement la mesure d’un lied schubertien, invoquant et revêtant tour à tour les rôles de l’enfant terrorisé, du père inquiet puis désespéré, du roi des aulnes tentateur ambigu. L’endurance si nécessaire aux drames wagnériens et à l’âge peut-être aussi a fait que les premiers lieder n’ont pas réellement pris toute leur dimension dramatique. Ils eussent sans doute gagné à être chantés en dernier, car c’est alors que l’on eût pu entendre le cri inarticulé d’Hermès Trismégiste, qui aurait semblé la voix de la lumière.
Schumann a composé son cycle Frauenliebe und Leben, op. 42, sur huit poèmes d’Adelbert von Chamisso. C’est l’année, 1840, où il peut enfin épouser Clara Wieck et celle de la floraison d’environ cent trente lieder, sur les cent cinquante composés tout au long de sa vie. Frauenliebe und Leben est en quelque sorte le miroir de cet autre cycle contemporain, Dichterliebe, tous deux conclus au piano seul. Le cycle entendu ce soir raconte huit épisodes de la vie d’une femme et constitue l’un des archétypes du romantisme en musique. Cette femme qui raconte sa passion amoureuse éveillée par la rencontre de l’homme, puis l’extase amoureuse qui mène à la reconnaissance, c’est la réalité des fiançailles à la maternité, en passant par les noces. C’est aussi la passion amoureuse de Robert pour Clara et les épreuves du refus du père enfin surmontées. Quand vient la mort de l’époux, il ne reste que le silence, le bonheur perdu et le souvenir d’un homme aimé à travers un dernier lied dépouillé.
Immédiatement plus à son aise dans ce cycle où elle peut prendre le temps de développer ses moyens dramatiques, Waltraud Meier nous mène dans un parcours musical subtil, à l’énergie amoureuse perturbée par le doute et la nostalgie. La voix accuse de vraies tensions et cette manière de terminer certaines phrases en basculant vers l’arrière accuse aussi un certain âge, que l’apparence soignée d’une robe éclatante cherche à faire oublier.
Dans Mahler, c’est sur des extraits du Knaben Wunderhorn, avant les cinq Rückert-Lieder, que le choix de la cantatrice porta la seconde partie de programme. La dimension symphonique du lied chez Mahler convient bien à Waltraud Meier, qui y retrouve l’ampleur dans laquelle elle sait si parfaitement exprimer son talent de tragédienne. Cette Rheinlegendchen nous rapprochait encore de thèmes wagnériens, par le conte de l’anneau avalé par le poisson et finissant sur la table d’un roi. Wo di schönen Trompeten blasen sonnait efficacement et l’humour emportait le fameux Antonius von Padua Fischpredigt. Nous restâmes comme il se doit tels que nous fûmes après l’avoir ouï, quoique davantage réjouis.
Sur les cinq poèmes de Friedrich Rückert, l’ambiance n’était plus à cet humour là. Quel signe que de commencer par « Blicke mir nicht in die Lieder » ! Je n’ose pas moi-même les regarder grandir ; ta curiosité est une trahison. Le doux parfum du tilleul enivrait Ich atmet’ einen linden Duft. Um Mitternacht déployait toute la puissance d’une voix habituée à franchir les orchestres. C’est dans la tonalité d’une mort d’Isolde que fut abordé Ich bin der Welt abhanden gekommen. Je suis mort au tumulte du monde et je repose dans une région tranquille ; je vis seul dans mon ciel, dans mon amour et dans mon chant. Liebst du um Schönheit refermait le cycle sur le besoin de l’amour pour l’amour, négligeant la beauté, la jeunesse et les autres trésors, Tristan und Isolde encore.
Généreuse en bis (Mozart, Brahms, Schubert et Wagner), la soirée était belle et c’est en un pays fertile que la voix de Waltraud Meier, bien que tout ne fut pas parfait dans ce récital, par les tourbillons, les éclatements, la croissance du drame, le flux et le reflux du romantisme, nous menait point trop en deçà du monde vers certaines épures de l’Être, lorsqu’il est touché par le génie de la création.
23 juin 2012

L’OUVERTURE DE LA SALLE DE CONCERT


Il existe depuis les années 1920 une distinction croissante entre les genres musicaux, certains étant dits savants lorsque d’autres sont seulement divertissants, partant indignes de la salle de concert classique. L’auditeur en effet qui est un amateur de musique classique, de grande musique, la seule donc, ne saurait déroger en acceptant n’importe quelle programmation dans une salle réservée au grand art. Pourtant, les frontières musicales sont sans doute parmi les plus poreuses qui soient, notamment entre le classique et le jazz, ou entre les mélodies ou les chansons. Une chanteuse de jazz comme Sarah Vaughan possédait une projection vocale et une tessiture bien plus proche des cantatrices classiques que de ses consœurs. Il n’existe également à mon sens que peu de distinction de nature entre des mélodies de Ravel ou Debussy sur des textes de Mallarmé ou les chansons écrites ensuite et chantée par Yves Montand ou Juliette Gréco pour ne citer qu’eux, sur des textes de Prévert, Eluard ou Aragon. De telles distinctions en catégories étanches n’ont sans doute guère de sens, comme le démontrait le programme d’abonnement de l’OSR en ce mercredi 23 mai 2012 au soir, le dernier de la saison pour la série Symphonie. A la baguette, un chef américain déjà connu du mélomane genevois, Léonard Slatkin, à la riche expérience, qui nous proposais le rare Essay N°2, opus 17, de Samuel Barber, puis le très connu mais pourtant rare au concert Concerto pour piano et orchestre en fa majeur, de George Gershwin, confié à Jean-Yves Thibaudet, pour terminer sur la Cinquième Symphonie en ré mineur, opus 47, de Dimitri Chostakovitch.  
Eclectique au premier abord, ce programme contient davantage que les œuvres jouées ce soir. S’ouvrant sur le deuxième Essay de Barber, il s’inscrit d’amblée dans la rareté injustement méprisée. Enfant prodige rapidement reconnu, Barber partagea sa vie avec Gian Carlo Menotti, dont l’influence également s’étendit loin au-delà de la musique classique. Se considérant comme obsolète face à Boulez ou Cage, Barber n’en demeure pas moins l’un des principaux compositeurs américains, qui partagea ses classes avec Léonard Bernstein, autre touche à tout de génie, qui abolit les frontières de l’opéra aux comédies musicales en passant par la forme symphonique notamment. Doté d’une magnifique voix de baryton, animateur d’une émission de radio à la NBC dès 1935, ses mélodies ont toujours joui d’une grande popularité parmi les chanteurs, de même que le célébrissime Adagio pour cordes, remixé en 2004 par le DJ Tiesto dans un album intitulé Just Be.
L’Essay donné ce soir fut une commande de Bruno Walter pour son orchestre de New York, avec lequel il le créa en 1942. De forme concise d’une dizaine de minutes, son matériau thématique trouve sa source dans le motif exposé à la flûte, repris par les vents successivement puis par tout l’orchestre, avant que les altos ne soumettent une autre idées, les cuivres appelant la dernière lancée par une clarinette sous la forme d’une fugue reprenant le motif initial pour embraser ensuite le tutti, la pièce se terminant par une fusion des trois thèmes dans un finale tonitruant se refermant sur une coda à l’ambitus restreint. La baguette inspirée de Slatkin et l’OSR en grande forme ouvraient ainsi magistralement le programme du jour.
Mettre à l’affiche ensuite le Concerto pour piano de Gershwin relevait de la même entreprise d’ouverture de la salle de concert. Gershwin, dont on a dit qu’il avait fait entrer le jazz dans la salle de concert, a donné à la musique l’un de ses plus célèbres opéras, Porgy and Bess, des comédies musicales dans les meilleures du genre, dont Un Américain à Paris, une opérette, Of Thee I Sing, satire des campagnes présidentielles qui lui vaudra le Prix Pulitzer, et bien sûr Rhapsody in Blue, sans oublier, comme Barber, de très nombreuses mélodies, au premier rang desquelles il convient de citer Swanee, enregistrée dès 1920 par le grand chanteur de jazz Al Jolson, la première voix du cinéma parlant dans le film bien nommé The Jazz Singer, produit à Hollywood en 1927. Brouillant les genres, le premier air de son opéra Progy and Bess, Summertime, est ainsi devenu un standard du jazz et même de la musique pop. L’on aurait recensé il y a peu 48'812 interprétation publiques de cet air, dont 39'622 auraient été enregistrées ! Mélodiste reconnu, il ne fut guère encouragé à se lancer dans l’écriture d’un concerto pour piano, bien qu’il fut l’un des meilleurs pianistes de sa génération en Amérique. De Ravel à qui il demandait conseil, il se vit répondre : « Vous perdriez la grande spontanéité de vos mélodies pour écrire du mauvais Ravel »…
Il n’y a rien dans ce concerto qui soit du mauvais Ravel, même si le compositeur a reconnu avoir dû apprendre le genre pour l’écrire et honorer la commande de Walter Damrosch et de l’Orchestre philarmonique de New York, lui dont on disait qu’il était un génie incapable d’instrumenter ses propres œuvres. Créé par le compositeur au piano en décembre 1925, l’accueil fut mitigé, chaleureux du côté du public, réservé du côté des critiques qui n’apprécièrent pas ce qu’ils qualifiaient de défauts techniques et de nombreux emprunts. Comme pour Gershwin seuls les mélomanes présents dans la salle comptaient, c’est grâce à eux que le concerto s’imposa, pour le moins aux Etats-Unis. On y entend, dans le premier mouvement, Allegro, un rythme caractéristique de charleston, danse très en vogue dans ces années folles, l’accompagnement annonçant la mélodie I got Rythm, de 1930. D’une texture orchestrale très dense qui n’est pas sans évoquer Rachmaninov davantage que Ravel, le piano demeure marqué par le rythme syncopé du ragtime. Il y a dans la partie centrale, Andante con moto, une trompette avec sourdine planant au-dessus des clarinettes qui évoque inévitablement le blues, mais également le premier concerto pour piano, avec trompette obligée, que Chostakovitch composera en 1933. Dans l’Allegro agitato final, l’influence de Stravinsky n’est pas loin pour mener à son terme une partition bien plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord.
Je me suis souvent montré critique avec le jeu de Jean-Yves Thibaudet, dont je peine à apprécier les maniérismes et affectations diverses, comme le côté clinquant du personnage qui n’hésite pas à arborer de larges boucles dorées aux souliers ou à la ceinture et des vestes rehaussées d’effets moirés dans lesquelles le pianiste se met en scène davantage qu’il ne présente l’œuvre choisie. Bien qu’incontestablement à l’aise dans une partition qu’il domine parfaitement, il a toujours ce côté qui m’exaspère plus qu’il ne m’enchante et qui m’interdit toujours d’apprécier pleinement ses interprétations. Offrant en bis une courte pièce de Frédéric Mompou tirées des scènes d’enfant composées entre 1915 et 1918, Jeunes filles au jardin, qui évoque un pas de danse de ces jeunes filles rêvant du prince charmant, nul doute qu’il partageait leur rêve en les laissant cependant seules au jardin.
En seconde partie de concert, la Cinquième Symphonie de Dimitri Chostakovitch pouvait sembler a priori trancher sérieusement avec la première partie. Œuvre marquée par le contexte politique de l’Union soviétique peu avant que n’éclate la seconde guerre mondiale, elle marque en effet, en 1937, le retour en grâce du compositeur, après la condamnation sans appel que lui attira son opéra Lady MacBeth une année plus tôt et le retrait forcé de sa quatrième symphonie. Si l’on s’en tient à l’autocritique bien compassée du compositeur, intitulant son œuvre comme une humble réponse d’un compositeur soviétique à de justes critiques, si l’on juge de l’exaspération de la ligne du pouvoir et de la censure de Jdanov à l’encontre de tout ce qui pouvait rentrer sous l’appellation vague mais assassine de formalisme petit-bourgeois, il n’y aurait rien là de plus étranger au jazz, ragtime et charleston de Gershwin. Ce serait méconnaitre que Chostakovitch a également participé à l’ouverture de la scène musicale, en créant des musiques de ballet pour le cinéma, en écrivant en 1928 un célèbre foxtrot connu de tout un chacun, le fameux Tahiti-trot, puis en publiant sa première suite de jazz en 1934, sans parler de l’usage de la trompette déjà évoquée dans son premier concerto pour piano.
Très à l’aise dans cette partition remarquable que l’OSR connaît bien depuis de nombreuses années, le chef américain Léonard Slatkin en donnait une remarquable interprétation, sans oublier de faire ressortir ce qu’il pouvait y avoir comme référence au jazz dans les interventions percussives du piano dans le premier mouvement, noté Moderato. Très bel Allegretto également, dans lequel on trouvait beaucoup d’humour sans effet gratuit, le Largo trouvait également toutes les beautés musclées dont il pouvait rêver. Le Finale peut laisser songeur et l’on ne sait jusqu’où peut pousser l’ironie du compositeur. Abordé sur un tempo relativement lent par le chef, il prenait de l’ampleur et du souffle jusqu’à sa conclusion, même si j’ai regretté une baisse de tension tout à la fin du mouvement qui ne lui a pas, à mon sens, donné toute sa dimension dramatique.
27 mai 2012

CETTE CONSCIENCE HISTORIQUE EXTRAORDINAIRE DE LA MODERNITE


Il y a longtemps que je n’ai pas eu le temps de revenir sur la vie musicale genevoise ou internationale et la faute n’est pas au manque des concerts de qualité mais au manque de temps disponible pour prendre la plume. Un Winterreise de Mathias Goerne, un récital de René Pape, un rare opéra, Juliette ou la clé des songes, le tout au Grand Théâtre de Genève, auraient mérité pourtant quelques lignes. Le concert de l’OSR du mercredi 25 avril 2012, est de ceux qui ramènent à l’essentiel, forcent à prendre le temps de l’écoute et de la réflexion. Comme l’on n’a jamais que le temps que l’on prend, c’est de la Septième Symphonie « Leningrad » de Chostakovitch dont il sera ici question, donnée en seconde partie de concert, après quelques lieder de Mahler confiés à Thomas Hampson.
Hampson a longtemps défendu les lieder de Mahler et l’a souvent fort bien fait, dès ses premiers enregistrements avec Bernstein. Donner deux d’entre eux dans l’orchestration de Luciano Berio, qui soulignait en Mahler justement « cette conscience historique extraordinaire de la modernité », est une excellente idée. Toutefois, la voix est méchamment usée et dès que l’aigu est sollicité la fragilité de l’instrument dépasse celle que pourrait vouloir une interprétation maîtrisée. Le médium reste néanmoins fort beau comme le grave et la puissance comme la présence charismatique du chanteur donnent à ces lieder leur juste dimension, sans en faire toutefois l’événement de la soirée.
L’on sait à quel point la Septième Symphonie de Dimitri Chostakovitch est une œuvre immense, liée, dans sa composition et sa réalisation, au siège de Leningrad par l’armée nazie. Hors norme par ses dimensions (le premier mouvement dure plus longtemps à lui tout seul que la plupart des symphonies de Mozart ou Haydn en entier) comme par la densité de sa structure musicale, son audition en concert est toujours un choc imposant. Encore faut-il une baguette à la hauteur de l’enjeu, qui puisse tout à la fois libérer et contenir ces effusions colossales aux puissances dévastatrices. Celle de Vassily Petrenko l’était assurément, avec un charisme certain et ce je ne sais quoi qu’apportent toujours les musiciens russes à la musique russe, des couleurs et des élans reconnaissables entre tous.
Si l’œuvre de Chostakovitch a su si rapidement s’imposer au niveau international, c’est effectivement dû essentiellement au contexte de sa composition et de sa création. Perçue comme une exaltation de la résistance soviétique à l’envahisseur nazi, la partition en partie écrite durant le siège de Leningrad avait pu traverser l’Atlantique sous forme de microfilme pour être créée, alors que le siège durait toujours, par Arturo Toscanini à New York, dans une interprétation qui déçut cependant le compositeur. Chostakovitch aurait ainsi dépeint dans le premier mouvement une grande marche de l’armée nazie sur la ville, au son d’un tambour jusque sous les bombes. C’est, dans l’imaginaire collectif qui s’est imposé depuis,  le déluge de fer, de feu et de sang qui s’abattit sur la ville martyre durant huit cent septante-deux jours, du 8 septembre 1941 au 27 janvier 1944, provoquant environ un million huit cent mille morts. Plus récemment, on en a fait une œuvre antistalinienne. Chostakovitch lui-même n’avait-il pas écrit que, selon lui, Staline avait fait bien plus encore qu’Hitler pour la destruction de Leningrad ?
En toute hypothèse, le lien entre l’Histoire et une œuvre d’art peut s’avérer complexe à discerner. Lorsqu’elle s’impose au répertoire, avec le temps, une œuvre prend nécessairement ses distances avec le contexte historique qu’elle a pu représenter au moment de sa conception ou de sa création, sans compter que la vision de l’artiste n’est pas forcément celle des commentateurs. Dans l’univers soviétique, une œuvre de cette importance ne pouvait qu’être instrumentée par l’Etat totalitaire et Chostakovitch, pour qui le souvenir dramatique de l’interdiction de son opéra Lady McBeth du district de Msenzk, en 1936, suivi du retrait cuisant de la création de sa Quatrième Symphonie, voyait ainsi consolidé le retour en grâce amorcé avec sa Cinquième Symphonie. La médaille Staline, reçue sans doute avec une pointe d’ironie, lui permettait de souffler un peu et de ne plus craindre être emporté par les reliquats de la répression des années trente. Une page se tournait sans doute avec cette œuvre mais Chostakovitch, à son habitude, y dit bien plus que la glorieuse résistance du peuple soviétique à l’envahisseur nazi. Ayant passé sa vie sur une corde raide où tout pouvait basculer à tout instant, sachant parler au peuple et écrire la musique sous des dehors abusant habilement la censure imbécile de Jdanov à cette époque, il y a dans l’œuvre de Chostakovitch une grande œuvre musicale qui déborde les contingences politiques et qui peut, depuis la chute de l’Union soviétique, gagner sa place artistique au panthéon des grands symphonistes de l’histoire de la musique, pour autant qu’on l’écoute avec des oreilles sauves.
Ainsi, Vassily Petrenko apporte-t-il quelque chose de nouveau à cette œuvre en la dépouillant de son côté historique et militaire, ne cherchant pas à nous montrer le siège de Leningrad ni les horreurs de la guerre, moins encore la gloire de l’Union soviétique dans sa victoire éclatante. Né après la mort du compositeur, longtemps déjà après la guerre et les pires moments du stalinisme, âgé de quinze ans à la chute de l’URSS, le chef appartient à une nouvelle génération qui tourne, et c’est normal, le dos à la période communiste. Adoptant une approche musicale, il dépouille cette œuvre de ses oripeaux politiques. Elle y gagne une dimension artistique majeure dès le premier mouvement, qui se confirme dans les suivants. Ce premier mouvement n’apparait plus ainsi comme la représentation d’un épisode dramatique de la guerre, mais comme une architecture musicale à l’orchestration extraordinairement maîtrisée, la marche centrale de dix-huit mesures prenant un tour désinvolte, accompagnée de ce rythme répété à la caisse claire, répétée douze fois, de plus en plus fort, avec une exploitation de l'orchestre similaire à celle de Maurice Ravel dans le Boléro. Le Scherzo navigue subtilement vers une espièglerie apeurée, l’Adagio reste douloureux, comme peut l’être le grand final de la Neuvième Symphonie de Gustave Mahler, de cette amertume de l’homme face à lui-même et à la prégnance de son destin humain, simplement humain. Il y a dans le Finale une ironie mordante dans laquelle la baguette de Vassily Petrenko nous montre que, sans doute, Chostakovitch se moquait-il déjà au temps de la composition de cet engouement belliqueux que les circonstances attiraient sur sa partition. Comme dans la Cinquième Symphonie, on peut entendre ici, avec le recul, une grande page du répertoire symphonique à l’ironie mordante face à la vie comprise comme un tout englobant le politique certes mais le dépassant de très loin et c’est encore à certaines pages de Mahler que l’on peut penser ici ou à la citation par Bartók, dans son Concerto pour orchestre, de la marche du premier mouvement, dans son sens véritable. 
Vassily Petrenko nous a permis d’entendre cette œuvre en laissant loin derrière le contexte politique prévalant à sa création et l’inscrit ainsi clairement dans le grand répertoire. Il ne viendrait à personne aujourd’hui l’idée de limiter la dimension de l’Héroïque de Beethoven à la prise de Vienne par Napoléon, à une œuvre de circonstance, et c’est l’heureux chemin sur lequel on peut maintenant s’engager avec les pièces de Chostakovitch. Aujourd'hui qu’il existe des musiciens capables de nous présenter Chostakovitch comme un grand musicien du répertoire, encore faut-il que le public et les critiques s’habituent à l’entendre comme tel et à ne plus ressasser l’hommage aux victimes comme leitmotiv de leurs commentaires. C’est aussi cela la conscience historique extraordinaire de la modernité.
30 avril 2012

ROUSSEL, LISZT, BERIO ET RACHMANINOV A LA PHILARMONIE DE BERLIN


Un programme de l’Orchestre philarmonique de Berlin est toujours d’une rare richesse en tous les domaines. Qu’il s’agisse de la qualité de l’orchestre, du choix du chef ou des solistes et des œuvres programmées, l’on y trouve toujours de multiples sources de réjouissances. En ce soir du samedi 21 janvier 2012, était donné pour le troisième soir consécutif un programme comportant des œuvres de Roussel, Liszt, Berio et Rachmaninov qui semblaient a priori ne pas avoir beaucoup de titres à partager la même affiche.
Albert Roussel ouvrait le programme avec la deuxième suite de Bacchus et Ariane, op. 43. La vie de Roussel, de Tourcoing à Royan, a embrassé toutes les mers du globe dans une première carrière dans la Marine française, avant que toutes les couleurs du monde ne se retrouvent dans ses diverses partitions, dont les deux suites écrites à partir de la partition du ballet Bacchus et Ariane. La seconde, donnée ce soir, avait été créée sous la baguette de Pierre Monteux, le 2 février 1934, par l’Orchestre symphonique de Paris. Les sept numéros qu’elle comporte nous mènent du réveil d’Ariane jusqu’à son couronnement par Bacchus d’astres dérobés aux constellations. Au répertoire de l’Orchestre philarmonique de Berlin depuis que Sir John Barbirolli la dirigea le 22 août 1949, elle n’y revint pourtant à l’affiche que sous la baguette de Georges Prêtre pour trois concerts d’octobre 1993. Œuvre rare donc en ces lieux, que la baguette non plus française mais russe de Tugan Sokhiev (quoiqu’il ait succédé avec succès depuis quelques années à Michel Plasson à la tête de l’Orchestre du Capitole de Toulouse, chef et orchestre éminemment français) faisait sonner admirablement jusqu’au bouquet astral final.
Passant ensuite à Liszt, le chef nous proposait le Premier Concerto pour piano et orchestre, en mi bémol majeur. Créé à Weimar avec le compositeur au piano et l’orchestre dirigé par Berlioz en 1855, l’œuvre a connu une gestion particulièrement lente s’étalant sur plus de vingt-cinq ans. En quatre mouvements mais relativement court, Bartók y voyait la « première composition parfaite de forme-sonate cyclique, avec des thèmes communs traités sur le principe de la variation ». Au piano ce soir un pianiste que certains présentent comme le dernier génie du piano de la grande tradition russe, le nouvel Horowitz, Richter ou Gilels, rien moins que cela. Pour l’avoir entendu à diverses reprises à Genève avec l’OSR, j’avoue n’avoir jamais partagé un tel enthousiasme pour le jeu d’un pianiste que j’avais trouvé en rajouter beaucoup dans un concerto de Rachmaninov et trop flou dans le deuxième de Bartók. J’ai compris, à l’entendre ce soir là, ce que l’on peut lui trouver de génie dans un toucher d’une richesse infinie qui donnait à cette partition des nuances multiples, toutes en douceur, qui tournaient résolument le dos à toute volonté d’effet facile ou autre démonstration gratuite de virtuosité mais en gardant cependant une dimension phénoménale. Il est vrai que d’entendre Boris Berezovski entouré de l’Orchestre Philarmonique de Berlin n’a rien de vraiment comparable avec l’écrin fort limité en tous points que lui offrait l’OSR. Dans un environnement pareil, le jeu du pianiste prend une toute autre valeur que je suis ravi d’avoir enfin réellement pu apprécier à sa juste dimension.
Il peut sembler bizarre de vouloir entamer la seconde partie d’un concert symphonique par une œuvre pour un instrument soliste, ce soir la Sequenza VI, pour alto solo. Sixième parmi les quatorze pièces pour instrument soliste, chacune confiée à un instrument différent, composée entre 1958 (la première, pour flûte) et 2003 (la dernière pour violoncelle), l’œuvre est d’envergure et d’une difficulté technique ahurissante. Confiée à l’archet redoutable d’Amihai Grosz, par ailleurs premier alto solo de l’Orchestre, il déploie tous ses talents dans  cette œuvre à l’ample architecture difficile d’accès pour finalement pleinement convaincre le public.
L’Orchestre et son chef revenaient sur la scène pour terminer par les Danses symphoniques, dernière œuvre de Sergei Rachmaninov. Le caractère postromantique de la Troisième Symphonie ne doit pas occulter l’intérêt que le compositeur portait aux musiques de son temps, que l’on perçoit notamment dans la liberté rythmique, l’influence du jazz et les innovations harmoniques. Titrée dans un premier temps Danses fantastiques, avec trois sous-titres, Jour, Crépuscule et Minuit finalement abandonnés, la musique se suffit à elle-même sans nécessiter l’adjonction d’un quelconque programme. L’orchestre est très fourni et l’on y aura notamment retrouvé un saxophone et de riches percussions. Le premier mouvement, au titre sibyllin, Non Allegro, permettait à l’orchestre de déployer une puissance à l’énergie bondissante parfaitement maîtrisée, les timbres acides des bois n’ayant sans doute jamais été aussi bellement rendus. Le mouvement central, Andante con moto – Tempo di Valse a un côté valse triste au climat conflictuel. Le Finale, Lento assai – allegro vivace nous fait apparaître un Dies Irae en riches variations rythmiques et harmoniques qui affronte un autre motif religieux orthodoxe, Béni soit le Seigneur, dont on a pu dire que les accents vigoureux permettaient de dessiner la victoire du Créateur contre la mort. Tugan Sokhiev se montra dans ses danses particulièrement à son aise, faisant exprimer à l’orchestre toutes les couleurs d’une Russie sublimée par l’exil. Pour la deuxième fois seulement à la tête de l’Orchestre, gageons que ce jeune chef y reviendra, tant le partage avec les musiciens s’est avéré d’un rare niveau de plaisir et de qualité.
Il faut encore souligner ici la politique suivie par Simon Rattle depuis son accession à la tête de cet Orchestre de légende, qui ne craint pas d’inviter de jeunes baguettes à le diriger, parmi lesquelles on peut nommer, outre Tugan Sokhiev, également Andris Nelson ou quelques autres. Ils ajoutent à leurs qualités musicales un enthousiasme qui ne peut que maintenir le niveau de l’Orchestre à son meilleur en faisant partager au public les nouvelles émotions des grandes découvertes.
5 février 2012

POUR POUVOIR VIVRE, IL FAUT FAIRE TANT DE CHOSES QU’ON EN PERD TOUT SON TEMPS POUR L’ART


Anton Bruckner aurait sans doute encore davantage raison aujourd’hui qu’en octobre 1862, lorsqu’il écrivait dans une lettre : « A Vienne j’ai perdu tout ressort et toute joie. Pour pouvoir vivre, il faut faire tant de choses qu’on en perd tout son temps pour l’art ». Ce cycle des symphonies du Maître de Saint-Florian auquel Marek Janowski consacre beaucoup d’énergie depuis quelques saisons à la tête de l’OSR commence à prendre suffisamment corps pour en justifier la programmation. La confrontation régulière à ces œuvres immenses auparavant peu familières de l’Orchestre a permis au fil des saisons de charpenter de belles interprétations, là où souvent, notamment dans une Huitième Symphonie abordée trop tôt, un manque de connaissance et de travail nous montrait malheureusement davantage les carences de l’Orchestre dans ce répertoire que les beautés de ces partitions.
Avec la Quatrième Symphonie, en mi bémol majeur, dite Romantique, nous abordons sans doute en ce 18 janvier 2012, l’œuvre la plus connue et la plus jouée du Compositeur, celle par laquelle son style parvient à maturité. Ce titre de Romantique, donné par Bruckner lui-même à cette œuvre, est la seule qu’il ait pourvue d’un titre en lequel nombreux sont ceux qui ont voulu rechercher tout un programme. Il n’en demeure pas moins qu’il y a dans cette partition un certain souffle romantique, au sens que l’on donnait à l’époque à ce terme en l’associant aux légendes populaires idéalisées, une puissance de plus grande profondeur que dans ses œuvres antérieures.
Sous la baguette de Marek Janowski, l’OSR avait belle allure dans cette partition, non sans forcer parfois sur les cuivres, comme trop souvent dans ce genre de répertoire. Günter Wand a définitivement démontré, dans ses enregistrements des symphonies de Bruckner à la tête de l’Orchestre Philarmonique de Berlin, que la puissance de ces œuvres réside ailleurs que dans d’assommants volumes de cuivres lâchés à leurs excès. N’atteignant jamais à une si rare sensibilité, la lecture de Janowski et de l’OSR offrait néanmoins de belles couleurs, de beaux élans qui eussent gagné à être mieux retenus mais qui n’en démontraient pas moins l’installation progressive au répertoire de l’Orchestre de ces pages majeures de la symphonie.
C’est un peu dans la même approche que Janowski nous offrait, le surlendemain, 20 janvier 2012, la grande Symphonie en ré mineur de César Franck. Debussy, qui avait été son élève, aimait à dire que César Franck était un homme sans malice et que le simple fait d’avoir trouvé une belle harmonie suffisait à sa joie d’un jour. Dans la rareté du répertoire symphonique français, l’œuvre de César Franck est une réussite remarquable, qui reste l’unique symphonie du compositeur. Ecrite entre 1887 et 1888, elle reçut pourtant un accueil méprisant lors de sa création l’année suivante, aux Concerts du Conservatoire. Symphonie classique, selon les termes du compositeur, elle s’est ensuite largement imposée au répertoire. Rêverie désintéressée, cette œuvre en trois mouvements, successivement Lento – Allegro non troppo, Allegretto et Allegro non troppo, est bien plus ancienne au répertoire de l’OSR que les œuvres de Bruckner.
L’auditeur qui entendit, à deux jours d’intervalle, ces deux grandes œuvres symphoniques, peut regretter qu’on ne lui offrît pas une diversité d’approche plus marquée. Fort belle dans ses timbres et parfaitement maîtrisée, l’interprétation de Janowski dans celle de Franck gardait cependant un je-ne-sais-quoi d’encore brucknérien, sur la lancée du concert précédent. J’eusse pour ma part aimé plus de clarté dans cet orchestre, une approche plus latine peut-être, qui aurait mis en valeur tout le chromatisme de l’écriture.
Chacun de ces concerts était ouvert par une œuvre concertante de grande stature, qui offrait ainsi la contrepartie adéquate à ces deux importantes symphonies. Le premier, le 18 janvier 2012, offrait à l’archet remarquable de Nicolaj Znaider les lignes célèbres du Concerto pour violon et orchestre en ré mineur, op. 47 de Jean Sibélius. Si Sibélius a joué une part considérable dans l’histoire du nationalisme finlandais en développant une œuvre résolument tournée vers son folklore et la construction d’une identité culturelle qui la distinguât de la Russie dominatrice d’alors, la composition de ce Concerto, au contraire, lui a permis de gommer les aspects les plus revendicatifs pour chercher un plus large public en Finlande comme à l’étranger et faire taire les critiques liées à une musique trop politique. Remanié deux ou trois ans après une création difficile, à l’occasion d’un voyage à Berlin où sa Deuxième Symphonie connut un succès honorable, c’est surtout la découverte de la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler et des poèmes symphoniques de Richard Strauss qui redonna une envie nouvelle de composer à Jean Sibélius. La nouvelle version du Concerto, créée à Berlin en 1905 sous la direction de Richard Strauss s’est imposée au répertoire.
Nicolaj Znaider, qui partage désormais sa carrière entre le violon et la direction d’orchestre, a fait beaucoup ce soir pour cette interprétation remarquable de l’œuvre. Maîtrisant parfaitement cette partition, il entraînait l’orchestre, renforçant significativement la direction de Janowski, sans parvenir totalement à lui éviter certaines lourdeurs. Il y a des couleurs extraordinaires dans les partitions de Sibélius et il n’est pas donné à tout le monde de les apercevoir et moins encore de les rendre. Celles et ceux qui se souviennent de la Cinquième symphonie donnée à l’OSR par Susanna Mälkki, il y a une année, savent à quel point les sonorités de l’orchestre peuvent convenir à ce compositeur. Il y avait moins de richesse, moins de compréhension identitaire de cette culture typique du Kalevala et de ses héros tragiques chez Janowski qu’il y en eut chez Mälkki, c’est vrai. Néanmoins, cette approche de type grand répertoire romantique ou postromantique adoptée par Janowski n’était, de loin, pas hors sujet dans cette pièce. 
Vint le 20 janvier 2012 et le Concerto pour piano et orchestre en la mineur, op. 54, de Robert Schumann. Selon les termes du compositeur, qui en pensait encore les lignes avant de les écrire : « Ce sera un mélange de symphonie, de concerto et de grande sonate. Il faut que je pense à quelque chose d’autre comme forme, car je ne saurais écrire un concerto pour virtuose ». C’est sans doute l’absence de ce caractère purement virtuose qui fit dire à Liszt qu’il s’agissait en fait d’un « Concerto sans piano ». Il y a beaucoup dans cette œuvre de la relation entre Robert et Clara, du compositeur poète écrivant pour la virtuose adorée.
Sous les doigts fins et intelligents de Nicolaï Luganski, très à son aise dans cette partition, qu’il emmena ensuite en Russie avec l’OSR et son chef dans deux haltes à Saint-Pétersbourg et à Moscou, la partition était remarquablement rendue, sans que l’on y trouve cependant cette symbiose entre le chef et le soliste qui puisse en faire un moment inoubliable.
4 février 2012