Donner en un seul
concert les cinq concertos pour piano de Serge Prokofiev relève d’un phénomène
digne du caractère du compositeur. Enfant terrible très tôt convaincu de sa
supériorité par rapport à tous ses camarades du conservatoire de
Saint-Pétersbourg, mais aussi par rapport au talent de ses professeurs, au
nombre desquels comptaient tout de même Nikolaï Rimski-Korsakov pour
l’orchestration, Anatoli Liadov pour la composition ou Nicolas Tcherepnine pour
la direction d’orchestre, il s’impose en cassant les règles.
Etudes et scandales
En 1912, il donne à
Moscou son Premier concerto pour piano d’un style très avant-gardiste mais qui
remporte néanmoins un succès. Il termine ses études l’année suivante en
recevant la plus haute distinction donnée à un étudiant, le prix Anton
Rubinstein comme pianiste-compositeur pour ce même Concerto, opus 10 déjà.
Prokofiev estimait que cette partition était la première de sa main à être plus
ou moins aboutie. Dans une ligne continue, la découpe en reste classique a
priori, un mouvement lent central, Andante assai, étant encadré par deux
mouvements rapides, le premier Allegro brioso, le dernier Allegro scherzando.
L’entame de ce
concert offerte sous les doigts de Behzod Abduraimov est d’amblée d’un niveau
d’engagement exceptionnel. Le jeune pianiste, décrit depuis quelques années par
la presse comme ayant des doigts de feu et un jeu magique ou comme le maître de
tous les suffrages, est né le 11 octobre 1990 à Tachkent, en Ouzbékistan. Il
fait de ces premières pages bien plus que la simple ouverture des concertos
plus consistants qui vont suivre, une œuvre à part entière qu’il enflamme de
bout en bout. N’y eût-il qu’elle au programme, la soirée eût été pleinement
réussie.
Le deuxième concerto
est une pièce de bravoure peu commune, composée dès 1912 et créée le 5
septembre 1913 à Pavlosk, près de Saint-Pétersbourg, par le compositeur au
piano. Il adopte la structure peu courante en ce domaine de quatre mouvements (comme
le second de Brahms) avec un très bref deuxième mouvement. Ecrit deux ans après
son premier concerto et un an avant le troisième, bien avant les symphonies qui
firent la réputation du compositeur, il est mon préféré parmi les cinq. Œuvre de
jeunesse encore, elle déborde d’une vitalité telle qu’elle impose l’épuisement
du soliste. Dédiée à Maximilian
Schmidthof, un étudiant du même conservatoire et ami du compositeur, qui
s’était peu avant suicidé, sa création provoqua un scandale mémorable dans une
époque qui en connut plusieurs à l’occasion de la création d’œuvres novatrice,
depuis bien installées au répertoire. La partition fut perdue dans les suites
de la révolution de 1917, ce qui contraignit Prokofiev à en rédiger une seconde
mouture en 1923, dont il refusa toujours de dire si et le cas échéant dans
quelle mesure elle s’écartait de la version originale. La création de cette
seconde version eut lieu à Paris le 8 mai 1924 sous la direction de Serge
Koussevitzky, toujours avec le compositeur au piano, mais elle reçut également
un accueil mitigé.
Si l’on commence sur
un Andantino qui pourrait laisser croire à une forme de romantisme, le second
thème neutralise rapidement cet effet, qui impose une atmosphère extrêmement
sombre et tourmentée. La très longue cadence est d’une rare virtuosité et d’une
grande complexité technique, le pianiste devant en plus lui apporter une
profonde intensité dramatique, qui atteindra un déchainement paroxystique avec
le retour de l’orchestre entier dans un énorme crescendo déchaîné. Le Scherzo
vivace très bref se poursuit dans un Intermezzo marqué Allegro moderato sur un
rythme de marche ironique. La coda est fougueuse et puissante et ne permet pas
au pianiste le moindre relâchement. Le Finale marqué Allegro tempestoso dit
tout en son titre. Les restes de sauvageries venant du Scherzo explosent dans
un caractère qui n’est pas sans rappeler Liszt. Il est vrai que Prokofiev est
sans doute le dernier des grands pianistes compositeurs écrivant pour mettre ses
propres dons en valeur.
Dans ces pages
époustouflantes, Daniil Trifonov offre une interprétation d’anthologie. Né le 5
mars 1991 à Nijni Novgorod, en Russie, il a remporté le Concours Tchaïkovski en
2011 puis le troisième prix du seizième Concours Chopin, à Varsovie. Un ancien
article du Figaro, paru en 2013, titrait sur son âme russe, sans le bruit et la
fureur. En quatre ans, l’âme russe est intacte, mais le bruit et la fureur
occupent ces pages comme il convient. S’il a surtout joué ces derniers mois le
troisième concerto de Prokofiev, son interprétation ce soir du deuxième marque
durablement les esprits.
Voyages, exil et âge
d’or
Prokofiev décide ensuite
de partir à la rencontre de l'Europe, avant même l’éclatement des révolutions
de 1917. Igor Stravinski et son impresario Serge de Diaghilev triomphent à
Paris avec les célèbres Ballets russes. C’est la rencontre à Londres en
1914 ; il joue à Diaghilev son deuxième concerto pour piano, qui est
tellement impressionné qu'il lui commande un ballet. Après un premier échec, ce
sera le succès de Chout ou L'histoire d'un bouffon. Entre 1915 et 1917, Prokofiev
aborde tous les genres et poursuit simultanément la réalisation de partitions
radicalement différentes mais, à la chute de l’Empire en mars 1917, il se
réfugie dans le Caucase pour continuer à écrire en paix. En 1918, il revient à
Pétrograd pour y présenter sa première Symphonie, dite classique, mais le pays
est au bord de la guerre civile et la censure bolchevique trop contraignante.
Prokofiev, pourtant plutôt ouvert aux idées progressistes, décide de suivre
Stravinski dans l’exil, moins par idéologie que simplement pour pouvoir se
consacrer pleinement à la composition. En 1918, il rejoint le Japon par
Vladivostok, y donne quelques récitals, puis s’embarque pour San Francisco puis
New York. La révolution russe n'a pas bonne presse et sa musique avant-gardiste
est affublée du qualificatif de « mécaniste », ce qui n’assure guère son succès. Il en a un
peu plus à Chicago, qui verra la composition de L’Amour des trois oranges, créé
en 1920. L’année suivante, il revient en Europe, d'abord à Londres, puis en France.
C’est en Bretagne qu’il achève son troisième concerto pour piano, celui qui,
aujourd’hui encore, demeure le plus populaire et le plus joué. Il en assure la
création au piano le 16 décembre 1921 à Chicago, mais c’est la première exécution
à Paris, en 1922, sous la direction de Serge Koussevitzky, qui amorce la
célébrité de l’œuvre. La mélodie introduite à la clarinette avant sa reprise
par les flûtes est celle d’un thème russe et, lorsqu’entre le piano, il le fait
comme pour les concertos précédents, sur un thème virtuose et brillant.
Behzod Abduraimov
revenait au piano pour sa seconde apparition de la soirée. Si nous évoquions le
succès rencontré sur la scène internationale par Daniil Trifonov dans ces
pages, l’interprétation de Behzod Abduraimov ne lui cède rien. Développant les
qualités introduites dans le premier concerto, il parcourt les trois mouvements
avec une fougue et une musicalité jamais en défaut.
Rejet
En 1922, Prokofiev
cherche le calme et l’inspiration dans les Alpes bavaroises ; il y termine son
nouvel opéra, L'Ange de feu, puis travaille sa deuxième symphonie, qui sera un
échec, et un premier concerto pour violon. Il revient ensuite à Paris où il reprend
sa coopération avec Diaghilev. En 1928, il monte Le Pas d’acier et, un an plus
tard, Le Fils prodigue. Il rencontre Picasso et les artistes de son temps, se
fait tirer le portrait au fusain par Matisse. C’est lors de ce séjour en France
qu'il se querelle avec Igor Stravinski, avec lequel les critiques aimaient à
confronter son style. C’est une époque durant laquelle le mal du pays le ronge
et Prokofiev supporte de plus en plus mal son exil volontaire. Lors d’une
tournée de deux mois au pays, il y rencontre un tel succès qu’il fait salles
combles partout et est fêté comme un héros national par l’URSS, comme s’il
avait conquis tout l’occident. Il envisage un retour en Russie comme une
opportunité pour sortir de l’ombre de Stravinski mais retardera son retour. Le soutien
offert par Serge Koussevitzki lui procure en effet de nombreux succès en Amérique, qu’il ne
dédaigne pas.
C’est en 1930 qu’il écrit
à la demande du pianiste autrichien Paul Wittgenstein son quatrième concerto
pour piano, écrit uniquement pour la main gauche. Ce pianiste avait en effet
perdu son bras droit durant la première guerre mondiale et, afin de poursuivre
sa carrière, s’est fait le commanditaire d’œuvres écrites pour la seule main
gauche, dont la plus célèbre reste le concerto de Ravel. Toutefois, Prokofiev ne
parvient pas à établir une bonne collaboration avec ce pianiste, qui refusera
même de jouer l'œuvre. Elle ne sera créée que bien plus tard, à Berlin, trois
ans après la mort du compositeur, le 5 septembre 1956 par Siegfried Rapp, un pianiste
ayant également perdu son bras droit mais durant la Seconde Guerre mondiale,
avec l'orchestre radio symphonique de Berlin Ouest sous la direction de Martin
Rich. L’accueil fut mitigé comme souvent pour les œuvres de Prokofiev. C’est le
seul de ses cinq concertos pour piano dont il n’a pas assuré lui-même la
création.
D’une grande exigence
technique pour le pianiste, comme toutes les autres pages de Prokofiev, et d’une
orchestration à la beauté aérienne, l’œuvre est à nouveau en quatre mouvements,
comme son deuxième concerto, mais le finale en est déconcertant de brièveté,
qui rappelle un peu celui de la deuxième sonate pour piano de Chopin. Confié à
la main gauche de Sergeï Redkin, ces pages sont particulièrement bien servies
ce soir. Le pianiste, né à Krasnoïarsk, en Sibérie, le 27 octobre 1991,
remporte en 2013 le Sixième concours international Prokofiev à
Saint-Pétersbourg, puis le troisième prix et la médaille de bronze au Quinzième
concours international Tchaïkovski à Moscou.
L’adieu à l’Ouest
En URSS, le début des
années 1930 est marqué par de nombreuses polémiques à propos de Prokofiev, que
l’on accuse de développer un style bourgeois. Le compositeur est très attentif
à ces critiques, qui ne sont pas sans rappeler celles que Chostakovitch pouvait
également avoir à affronter au même moment. Depuis 1932, Staline met en œuvre
une politique culturelle que l’on qualifie parfois de réalisme socialiste, qui
consiste essentiellement à laisser à des bureaucrates sous la houlette de
Jdanov le soin de trier ce qui est compatible avec le projet révolutionnaire du
régime de ce qui ne peut l’être. Prokofiev en fait les frais, qui ne parvient
pas à contraindre sa force créatrice au respect d’une censure imbécile.
Le cinquième concerto
pour piano, en sol majeur, opus 55, est composé justement en 1932. Créé à
Berlin le 31 octobre 1932 par le compositeur au piano sous la direction de
Wilhelm Furtwängler avec l’Orchestre philharmonique de Berlin, l’œuvre se
présente cette fois en cinq mouvements, dont quatre sont des divertissements,
musicalement apparentés au ballet, le Larghetto étant plus long et plus
profond. Moins populaire que les premier et troisième concertos, il n'en
demeure pas moins un de ses ouvrages les plus réussis et novateurs. Toujours
sous les doigts de Sergeï Redkin, il nous montre toute la créativité dont ce
jeune pianiste peut agrémenter sa virtuosité.
Le retour à l’Ecole
Lorsque les trois
pianistes viennent saluer ensemble à la fin du concert, force est de remarquer
ce qui les unit et les distingue. Tous nés à quelques mois près, entre le 11
octobre 1990 et le 27 octobre 1991, ils appartiennent à la même génération qui
s’impose actuellement au plan international. Tous issus de la grande tradition
de l’école russe, ils viennent pourtant de différents points qui forment
l’histoire de la Russie : son cœur à Nijni Novgorod, l’immensité
sibérienne qui en forme le prolongement et l’Ouzbékistan à ses confins. Nourris
de la culture russe qui s’enseigne dans les grands conservatoires de Moscou et de
Saint-Pétersbourg, ils projettent encore les rêves de conquête de l’occident
qui étaient assignés à Prokofiev par un régime depuis disparu.
10 septembre 2017.
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