Il y a longtemps que je n’ai pas eu
le temps de revenir sur la vie musicale genevoise ou internationale et la faute
n’est pas au manque des concerts de qualité mais au manque de temps disponible
pour prendre la plume. Un Winterreise
de Mathias Goerne, un récital de René Pape, un rare opéra, Juliette ou la clé des songes, le tout au Grand Théâtre de Genève, auraient
mérité pourtant quelques lignes. Le concert de l’OSR du mercredi 25 avril 2012,
est de ceux qui ramènent à l’essentiel, forcent à prendre le temps de l’écoute
et de la réflexion. Comme l’on n’a jamais que le temps que l’on prend, c’est de
la Septième Symphonie
« Leningrad » de Chostakovitch dont il sera ici question, donnée
en seconde partie de concert, après quelques lieder de Mahler confiés à Thomas
Hampson.
Hampson a longtemps défendu les
lieder de Mahler et l’a souvent fort bien fait, dès ses premiers
enregistrements avec Bernstein. Donner deux d’entre eux dans l’orchestration de
Luciano Berio, qui soulignait en Mahler justement « cette conscience historique extraordinaire de la modernité »,
est une excellente idée. Toutefois, la voix est méchamment usée et dès que
l’aigu est sollicité la fragilité de l’instrument dépasse celle que pourrait
vouloir une interprétation maîtrisée. Le médium reste néanmoins fort beau comme
le grave et la puissance comme la présence charismatique du chanteur donnent à
ces lieder leur juste dimension, sans en faire toutefois l’événement de la
soirée.
L’on sait à quel point la Septième Symphonie de Dimitri
Chostakovitch est une œuvre immense, liée, dans sa composition et sa
réalisation, au siège de Leningrad par l’armée nazie. Hors norme par ses
dimensions (le premier mouvement dure plus longtemps à lui tout seul que la
plupart des symphonies de Mozart ou Haydn en entier) comme par la densité de sa
structure musicale, son audition en concert est toujours un choc imposant.
Encore faut-il une baguette à la hauteur de l’enjeu, qui puisse tout à la fois
libérer et contenir ces effusions colossales aux puissances dévastatrices. Celle
de Vassily Petrenko l’était assurément, avec un charisme certain et ce je ne
sais quoi qu’apportent toujours les musiciens russes à la musique russe, des
couleurs et des élans reconnaissables entre tous.
Si l’œuvre de Chostakovitch a su si
rapidement s’imposer au niveau international, c’est effectivement dû
essentiellement au contexte de sa composition et de sa création. Perçue comme
une exaltation de la résistance soviétique à l’envahisseur nazi, la partition
en partie écrite durant le siège de Leningrad avait pu traverser l’Atlantique
sous forme de microfilme pour être créée, alors que le siège durait toujours,
par Arturo Toscanini à New York, dans une interprétation qui déçut cependant le
compositeur. Chostakovitch aurait ainsi dépeint dans le premier mouvement une
grande marche de l’armée nazie sur la ville, au son d’un tambour jusque sous
les bombes. C’est, dans l’imaginaire collectif qui s’est imposé depuis, le déluge de fer, de feu et de sang qui s’abattit
sur la ville martyre durant huit cent septante-deux jours, du 8 septembre 1941
au 27 janvier 1944, provoquant environ un million huit cent mille morts. Plus
récemment, on en a fait une œuvre antistalinienne. Chostakovitch lui-même
n’avait-il pas écrit que, selon lui, Staline avait fait bien plus encore
qu’Hitler pour la destruction de Leningrad ?
En toute hypothèse, le lien entre
l’Histoire et une œuvre d’art peut s’avérer complexe à discerner. Lorsqu’elle
s’impose au répertoire, avec le temps, une œuvre prend nécessairement ses
distances avec le contexte historique qu’elle a pu représenter au moment de sa
conception ou de sa création, sans compter que la vision de l’artiste n’est pas
forcément celle des commentateurs. Dans l’univers soviétique, une œuvre de
cette importance ne pouvait qu’être instrumentée par l’Etat totalitaire et
Chostakovitch, pour qui le souvenir dramatique de l’interdiction de son opéra Lady McBeth du district de Msenzk, en
1936, suivi du retrait cuisant de la création de sa Quatrième Symphonie, voyait ainsi consolidé le retour en grâce
amorcé avec sa Cinquième Symphonie.
La médaille Staline, reçue sans doute avec une pointe d’ironie, lui permettait
de souffler un peu et de ne plus craindre être emporté par les reliquats de la
répression des années trente. Une page se tournait sans doute avec cette œuvre
mais Chostakovitch, à son habitude, y dit bien plus que la glorieuse résistance
du peuple soviétique à l’envahisseur nazi. Ayant passé sa vie sur une corde
raide où tout pouvait basculer à tout instant, sachant parler au peuple et écrire
la musique sous des dehors abusant habilement la censure imbécile de Jdanov à
cette époque, il y a dans l’œuvre de Chostakovitch une grande œuvre musicale
qui déborde les contingences politiques et qui peut, depuis la chute de l’Union
soviétique, gagner sa place artistique au panthéon des grands symphonistes de
l’histoire de la musique, pour autant qu’on l’écoute avec des oreilles sauves.
Ainsi, Vassily Petrenko apporte-t-il
quelque chose de nouveau à cette œuvre en la dépouillant de son côté historique
et militaire, ne cherchant pas à nous montrer le siège de Leningrad ni les
horreurs de la guerre, moins encore la gloire de l’Union soviétique dans sa
victoire éclatante. Né après la mort du compositeur, longtemps déjà après la
guerre et les pires moments du stalinisme, âgé de quinze ans à la chute de
l’URSS, le chef appartient à une nouvelle génération qui tourne, et c’est
normal, le dos à la période communiste. Adoptant une approche musicale, il
dépouille cette œuvre de ses oripeaux politiques. Elle y gagne une dimension
artistique majeure dès le premier mouvement, qui se confirme dans les suivants.
Ce premier mouvement n’apparait plus ainsi comme la représentation d’un épisode
dramatique de la guerre, mais comme une architecture musicale à l’orchestration
extraordinairement maîtrisée, la marche centrale de dix-huit mesures prenant un
tour désinvolte, accompagnée de ce rythme répété à la caisse claire, répétée
douze fois, de plus en plus fort, avec une exploitation de l'orchestre
similaire à celle de Maurice Ravel dans le Boléro.
Le Scherzo navigue subtilement vers
une espièglerie apeurée, l’Adagio
reste douloureux, comme peut l’être le grand final de la Neuvième Symphonie de Gustave Mahler, de cette amertume de l’homme
face à lui-même et à la prégnance de son destin humain, simplement humain. Il y
a dans le Finale une ironie mordante
dans laquelle la baguette de Vassily Petrenko nous montre que, sans doute,
Chostakovitch se moquait-il déjà au temps de la composition de cet engouement
belliqueux que les circonstances attiraient sur sa partition. Comme dans la Cinquième Symphonie, on peut entendre
ici, avec le recul, une grande page du répertoire symphonique à l’ironie
mordante face à la vie comprise comme un tout englobant le politique certes
mais le dépassant de très loin et c’est encore à certaines pages de Mahler que
l’on peut penser ici ou à la citation par Bartók, dans son Concerto pour orchestre, de la marche du premier mouvement, dans
son sens véritable.
Vassily Petrenko nous a permis
d’entendre cette œuvre en laissant loin derrière le contexte politique
prévalant à sa création et l’inscrit ainsi clairement dans le grand répertoire.
Il ne viendrait à personne aujourd’hui l’idée de limiter la dimension de l’Héroïque de Beethoven à la prise de
Vienne par Napoléon, à une œuvre de circonstance, et c’est l’heureux chemin sur
lequel on peut maintenant s’engager avec les pièces de Chostakovitch. Aujourd'hui
qu’il existe des musiciens capables de nous présenter Chostakovitch comme un
grand musicien du répertoire, encore faut-il que le public et les critiques
s’habituent à l’entendre comme tel et à ne plus ressasser l’hommage aux victimes
comme leitmotiv de leurs commentaires. C’est aussi cela la conscience
historique extraordinaire de la modernité.
30 avril 2012
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