Le Festival de Salzbourg
affichait cette année comme chaque autre des productions d’opéras variées,
offrant à entendre pour ce nonantième anniversaire une création de Wolfgang
Rihm, Dionysos, Orfeo ed Euridice de Gluck sous la direction de Riccardo Muti, la Lulu de Berg par Marc Albrecht, le Don Giovanni de Mozart et Romeo et Juliette de Gounod sous la
direction de Nézet-Seguin et cette Elektra
de Richard Strauss, confiée à Daniele Gatti.
Les opéras de Richard Strauss,
l’un des fondateurs du Festival en 1920, ont toujours occupé une large place à
l’affiche de Salzbourg, seulement dépassée par celle accordée aux opéras de
Mozart. Quoique Elektra ne soit pas
le plus joué ici des opéras de Strauss – Der
Rosenkavalier caracolant loin devant en terme de représentations, c’est
toutefois à la mémoire de représentations d’exception que devait se mesurer
cette nouvelle production. En effet, la première représentation d’Elektra au Festival de Salzbourg date de
1934, sous la baguette de Clemens Krauss, dans une mise en scène d’Alfred
Wallerstein et des décors d’Alfred Roller, production reprise en 1937 sous la
baguette de Hans Knappertsbusch. Ce sont toutefois les deux productions
suivantes qui ont marqué l’histoire, celle de 1957 qui voyait Dimitri
Mitropoulos diriger, dans une mise en scène de Herbert Graf, Inge Borkh dans le
rôle titre, Jean Madeira en Klytämnestra, Lisa Della Casa en Chrysothemis, Max
Lorenz en Aegisth et Kurt Böhme en Orest, tout d’abord, celle de 1964/1965
dirigée et mise en scène par Herbert van Karajan avec une distribution qui
reste aujourd’hui encore insurpassable ensuite : Martha Mödl en
Klytämnestra, Astrid Varnay en Elektra, Hildegard Hillebrecht en Chrysothemis,
James King en Aegisth et Eberhard Waechter en Orest. Les deux productions
suivantes dirigées par Claudio Abbado en 1989 – avec le trio féminin
Fassbaender-Marton-Studer ! - et par Lorin Maazel, en 1996, ont moins
marqué les mémoires.
C’est donc à de véritables
légendes que se mesurait cette nouvelle production, dont la mise en scène avait
été confiée à Nikolaus Lehnhoff. Celui-ci fit des choix raisonnables dans des
décors montrant un palais penché au lointain, comme s’affaissant pour
disparaître avec la famille qui l’occupe. Une grande porte fermée et quelques
fenêtres ouvertes donnaient sur une cour intérieure où évoluait Elektra. Ce
décor simple mais fort et juste était éclairé de manière particulièrement belle
par Duane Schuler qui, en restant dans des tons blancs souvent blafards
parvenait à donner corps à une action sombre et sanglante. Les costumes
d’Andrea Schmidt-Futterer étaient simples, Elektra en robe noire poussiéreuse à
force de vivre dans la cour, Klytämnestra en rouge royal avec un riche manteau
rehaussé d’un col de fourrure, Chrysothemis dans une robé féminine aux tons mauves,
et les hommes en noir. S’il n’y avait
pas de prise de risque dans cette production – ce que certains ont regretté, il
y avait là une belle présentation d’une œuvre qui, selon les termes même du
compositeur qui en dirigeait la création en 1908, fait bien assez de bruit par
elle-même.
Elektra est avant tout une affaire de femmes. Klytämnestra a tué son époux Agamemnon à coups de hache dans son bain, avec l’aide de son amant Aegisth, qu’elle a épousé ensuite. Elektra vit dans l’obsession de venger la mort de son père et se voit comme une incarnation de ce destin là. Chrysothemis aspire simplement à vivre son destin de femme dans cette famille d’assassins.
Klytemnestre était ce soir
l’immense Waltraud Meier qui effectuait sa prise de rôle dans cette production.
La voix est intacte et revient avec l’âge au mezzo de sa jeunesse, dont elle a
gardé le timbre. L’engagement est celui d’une grande actrice également qui
profite de l’expérience de trente-cinq ans de carrière au plus haut niveau. Ce
rôle est difficile car d’une grande intensité d’abord, mais également d’une
grande brièveté. En une seule scène face à Elektra, il faut montrer le désir de
gloire et l’appât du gain qui poussa cette reine au meurtre de son époux,
garder une haute idée de son rang néanmoins et chercher à apaiser les dieux par
tous les sacrifices possibles pour retrouver le sommeil. L’opposition avec
Elektra est frontale et grinçante. Lorsqu’Elektra lui apprend qu’il faudra le
sacrifice d’une femme pour apaiser les dieux, elle est immédiatement prête à
offrir n’importe laquelle des filles de sa maison mais s’enquiert tout de même
de savoir si elle doit sacrifier une vierge ou une femme qui a connu l’homme.
Elektra considérant sa mère comme une prostituée lui répond avec un cynisme
consommé que la femme à sacrifier a effectivement connu l’homme… C’est
finalement terrifiée d’apprendre que seule sa propre mort sera l’issue voulue
par les dieux que Klytämnestra se retire dans le palais où elle attendra son
exécution.
Elektra était confiée à la
cantatrice straussienne et wagnérienne Iréne Theorin. Cette suédoise qui a
triomphé en Isolde ou Brunhilde à Berlin, Londres, New York et Bayreuth, était
ce soir une grande Elektra. Puissante comme il le faut pour couvrir une heure
quarante-cinq minutes durant un orchestre imposant, elle avait des aigus
tranchants et le grave savait se faire sombre. Le médium était large et de
toute beauté, lui permettant de créer un personnage complexe, obsédée par son
destin, cynique face à sa mère et à Aegisth, passionnée face à son frère et
déçue par les aspirations différentes de sa sœur, elle se montrait prête à agir
elle-même si Orest avait dû faire défaut. C’est une femme qui s’épuise dans sa
mission et qui meurt toujours à la porte du palais une fois la vengeance accomplie.
Personnage central du drame, Elektra ne fait jamais l’action, elle la dicte, la
surveille, l’espère mais n’est jamais en mesure de la provoquer. Elle est un
instrument isolé, tragique et halluciné qui vit dans l’obsession du meurtre de
sa mère par son frère pour venger celui de son père par sa mère. Quelle
famille !
Chrysothémis est la seule dans
toute cette maisonnée maudite des dieux à chercher à simplement être une femme.
Elle est touchante lorsqu’elle repousse Elektra – dont elle comprend une part
du désir de vengeance mais rejette l’obsession du destin à accomplir à tout
prix, en lui disant qu’elle veut vivre son destin de femme, se marier et avoir
des enfants. Cette sœur si humaine doit à la fois offrir un soprano plus clair
et mélodieux mais tout aussi puissant pour affronter l’orchestre de Strauss. La
cantatrice néerlandaise Eva-Maria Westbroek y parvint à merveille, ajoutant à
la beauté du chant une présence scénique à la hauteur des deux autres femmes de
la soirée.
Les hommes sont à la peine dans
cette pièce de Hofmannsthal. Aegisth est présenté comme un faible guidé par
l’appât du gain mais dépourvu de tout charisme royal. Il fait piètre figure
face au fantôme d’Agamemnon. Elektra le méprise profondément pour avoir
dénaturé la couche royale de son père en s’y vautrant avec sa mère, remplaçant
le prestige par la luxure. Elle ne le considère pas comme un homme et le décrit
comme ne réalisant d’exploits qu’au lit ! Très bref également ce rôle de
ténor exige énormément de puissance pour lui donner corps en une si courte
apparition. C’est Elektra qui le mènera au sacrifice pour le jeter sous les
coups de son frère. Robert Gambill est un vrai Heldentenor, qui a notamment incarné Loge et Siegmund dans le Ring donné par Simon Rattle à Aix et au
Festival de Pâques de Salzbourg ou Tristan un peu partout depuis sept ans. Il
vient se jeter dans son destin sans aucune seconde le comprendre ni le prévoir.
C’est la nouvelle de la mort d’Oreste qu’il vient gaillardement recevoir et
c’est face à Oreste armé de la vengeance des dieux qu’il succombe en tentant de
fuir, lâche encore. Robert Gambill était excellent dans ce rôle dont il
parvenait à faire un personnage en une simple apparition précipitée.
Orest enfin est l’instrument du
destin. Abandonné, annoncé comme mort, c’est à lui que les dieux confient la
tâche de tuer sa mère pour venger la mort de son père. Rôle complexe car il
sent bien qu’à venger un sacrilège il en accomplit un autre sans rien résoudre
au fond, Orest exige un beau baryton, ample, puissant, capable de dialoguer
avec sa sœur, de montrer de l’amour, de la compassion et une forte conviction
dans son destin. Il est très nietzschéen en somme dans son héroïsme contraint.
S’il ne se réjouit pas d’accomplir son destin, il le fait sachant qu’il n’y a
d’autre issue. Implacable, il l’accomplit en laissant Elektra de côté, lui
tournant même le dos une fois l’acte réalisé pour la laisser mourir seule. René
Pape offrait ce soir ses moyens fabuleux et son timbre riche à Orest pour en
faire une grande interprétation du rôle. La voix jeune a la sûreté de celui qui
doit accomplir son destin et les inflexions qu’il lui donne lorsqu’il reconnaît
sa sœur et sent la compassion l’envahir sont de toutes beauté.
Tous les autres rôles tenaient
parfaitement leurs parties également.
C’est néanmoins à l’Orchestre que
tout se joue. L’écriture est si puissante qu’elle n’offre a priori pas
d’équilibre possible entre la fosse et la scène. Il y a toujours une certaine
quadrature du cercle à rechercher en dirigeant cette œuvre qui doit voir sonner
parfois quatre musiciens comme s’ils étaient cent et cent comme s’ils étaient
quatre. Il faut savoir libérer cet orchestre fabuleux sans couvrir les voix et
c’est un véritable défi. La direction de Daniele Gatti y parvient avec une très
grande classe. Maîtrisant parfaitement toutes les finesses d’une écriture si
dense, il est capable d’obtenir des Wiener Philarmoniker de pures sonorités
chambristes comme des effets saisissants de plein orchestre, de les porter à
leur meilleur niveau et de ciseler chaque pupitre dans une masse
impressionnante qui prend ainsi des formes multiples d’une inépuisable beauté.
Surtout, il accompagne et soutient ses chanteurs trouvant des grâces et des
légèretés, une lumière latine à cette puissance germanique, qui fait que l’on
entend parfaitement chaque chanteur et que l’on se prend même à comprendre le
texte chanté. Les tempi sont soutenus mais souples et ce fut un véritable régal
que d’entendre une telle prestation, justement ovationnée par un public des plus
connaisseurs. Vraiment, les Wiener
Philarmoniker dans une fosse d’orchestre sonnent à nul autre pareil et ont
moins d’égaux encore à l’opéra qu’au concert.
29 août 2010
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