dimanche 19 avril 2015

L’HISTOIRE DU PIANO SELON KRYSTIAN ZIMERMAN


Le 2 octobre 2009, la série des Grands Interprètes ouvrait sa saison avec un récital hautement attendu de Krystian Zimerman. Rare au disque comme au concert (il n’en donne que cinquante par an), il n’était plus venu s’offrir au public genevois depuis son récital de 2003, dont le souvenir demeure encore vif chez bon nombre de mélomanes.
Krystian Zimerman, c’est avant tout une élégance. Celle de l’homme, simple dans son frac noir, le cheveu et la barbe argentés. Celle du jeu, en toute circonstance, dans les moments les plus poétiques comme les plus violents, dans la grâce comme dans la virtuosité la plus exigeante. Celle de l’artiste dans son choix de programme, alignant des œuvres incontournables avec des raretés bienvenues.
Ce soir là, c’est à un parcours dans l’histoire du piano que nous conviait Krystian Zimermam. Une histoire en quatre étapes, quatre fondamentaux, de Bach à Szymanowski, en passant par Beethoven et Brahms. L’essentiel. Oui, l’essentiel, même pour Szymanowski, trop méconnu et trop rarement joué, mais recélant de telles qualités que le compositeur se hisse dans ses variations au niveau de Chopin sans hésiter.
De Bach donc, la Partita N°2 en ut mineur, BWV 826. La Sinfonia est commencée assez lentement, de manière déroutante, qui ne nous permettait pas d’entrer immédiatement dans son propos. Des subtilités de l’interprète qui ne nous ont pas toujours semblé judicieuses, mais dans l’ensemble une œuvre fondamentale présentée dans une interprétation exigeante, claire, aux variations multiples. On le sait, les œuvres de Bach sont écrites pour clavier et non pour piano, ce qui rend possible de les jouer à l’orgue, au clavecin, au pianoforte ou au piano moderne, selon les envies et les interprètes. Krystian Zimermann nous a offert des sonorités qui faisaient de son instrument la quintessence de tous les claviers. C’est à l’orgue que l’on pensait parfois, dans l’Allemande, tant était profonde la sonorité obtenue, au clavecin à d’autres moments, lorsque la Sarabande se faisait légère et vive, aux évolutions du piano ensuite, dans le Rondeau et le Capriccio final.
Le dernier Beethoven ensuite, l’ultime Sonate N°32 en ut mineur, op. 111. Le jeu est romantique, la puissance et les emportements sont là, mais toujours avec cette élégance qui les rends musicaux et non guindés. C’est la noblesse de Beethoven que l’on entend dans une œuvre tellement jouée qu’elle est difficile à interpréter. Que n’a-t-on pas déjà entendu là ? Tout n’a-t-il pas été dit ? Certainement pas avec un pianiste du talent de Krystian Zimerman, qui referme le Sturm und Drang de l’explosion romantique pour annoncer la suite. Mais ce fameux passage de l’Arietta avec son rythme à six temps n’est-il pas somme toute le premier boogie de l’histoire de la musique ? Modernité de Beethoven que Zimerman ne pousse pas au-delà du raisonnable, maintenant le caractère requis par la partition : Adagio molto semplice e cantabile. Cette simplicité si rare nous était totalement donnée ce soir là et tellement chantante !
Le dernier Brahms encore, celui des Klaviestücke op. 119, dernière œuvre du compositeur, quatre miniatures, trois Intermezzi et une Rhapsodie finale. Zimerman ne nous présente pas les brumes de la mer du nord dans lesquelles certains se croient obligés de se perdre, mais bien plutôt une transparence tranchante, qui bat en brèche les idées reçues et les facilités acquises. Hambourg à Vienne en quelque sorte. La délicatesse de la première pièce, qui avait tant plu à Clara Schumann quand Brahms la lui fit découvrir enchanta le public ce soir, car Zimerman nous donnait à entendre ses accords complexes dépouillés, avec la plus grande simplicité apparente. La deuxième pièce varie avec plus de tension, présentant une valse en seconde partie, après qu’une première mélodie réussit à progressivement s’affirmer. Le troisième Intermezzo est plein d’humour, chose rare chez Brahms, un humour simple et de bon goût, tel que le rendit Zimerman.  Enfin, la Rhapsodie finale qui s’élance vers une course infernale de triolets échevelés, passant de majeur en mineur, vitalité créatrice d’un vieil homme et d’un pianiste confirmé, les obscurités de l’œuvre ne portent pas atteinte au triomphe de l’interprète.
Szymanowski pour terminer, que l’on peut a priori être surpris de trouver en si bonne compagnie. S’il ne jouit manifestement pas de la notoriété des autres compositeurs au programme ce soir, ou de son compatriote Chopin, Szymanowski n’en est pas moins l’une des figures dominantes de la vie culturelle polonaise au court du siècle qui suivit la mort de son illustre aîné et Chopin a certainement été pour lui le géant que Brahms entendait marcher constamment derrière lui en la personne de Beethoven. Excellent pianiste, Szymanowski était également connu comme interprète et composa essentiellement pour son propre instrument. Les Variations sur un thème populaire polonais, op. 10 ont été composées entre 1900 et 1904 et appartiennent à la première partie de la vie créatrice du compositeur. Dans cette œuvre, il crée une architecture très impressionnante où son thème se développe tout en restant toujours reconnaissable, tendant vers une musique absolue. Il y a dans ces pages un foisonnement sonore exaltant qui exploite tous les registres du clavier. Les deux dernières variations revendiquent d’ailleurs avec force le pouvoir d’exaltation de la musique, dans un désir de dépasser toute contingence physique. Zimerman se livre totalement dans cette œuvre dont il maîtrise profondément le sens et possède une joie profonde à l’exécuter en public. C’est incontestablement une œuvre où l’engagement physique est important, engagement dans lequel Zimerman s’engage résolument mais sans en faire une fin en soi, ne cherchant pas à étaler des capacités connues et reconnues, mais à rendre une vraie musicalité, à laquelle il sait garder en toutes circonstances cette grâce qui le caractérise et lui va si bien, ainsi qu’aux œuvres abordées.
Un moment de rare musique en somme par un musicien qui est de plus l’un des très rares à maîtriser également la facture de son instrument, apprise au cours de longues années de collaboration avec la firme Steinway & Sons à Hambourg. C’est ainsi qu’il accorde lui-même son instrument, comme le faisait en son temps Arturo Benedetti Michelangeli. Zimerman offre donc une approche totale du piano, dont il sait tous les paramètres, toutes les possibilités et toutes les limites. S’il n’hésite pas à le solliciter dans toutes ses capacités, notamment dans les Variations de Szymanowski, jamais il n’en approche des limites qui en détérioreraient la musicalité. Cette pleine conscience de son instrument est sans doute la clé et l’apport majeur de Zimerman à la musique d’aujourd’hui.
6 octobre 2009 

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