Le Festival de Pâques de Lucerne vient de se terminer et c’est à deux concerts magnifiques qu’il m’a été donné d’assister, les dimanche 21 et samedi 27 mars 2010. Deux programmes très différents autour de deux orchestres prestigieux et de deux chefs parmi les plus importants de ces cinquante dernières années.
Le premier concert était consacré à deux œuvres
rarement jouées de Beethoven, de celles que d’aucuns penseraient mineures. Il
n’est cependant point d’œuvre mineure chez Beethoven, moins encore lorsqu’elles
sont confiées au Concentus Musicus Wien, à l’Arnold Schönberg Chor, sous la
baguette de Nikolaus Harnoncourt. Le chef nous invitait, dans une courte
annonce avant de commencer à jouer, à ne pas lire le programme du festival,
préférant nous présenter en quelques mots les deux œuvres au programme de ce
soir là. Si Beethoven est assurément l’un des compositeurs les plus connus et
les plus joués, de ceux dont on croit facilement déjà tout connaître, force est
de constater que cette Trauerkantate auf
den Tod Kaiser Josephs II., WoO87, de 1790, puis Christus am Ölberg, op. 85, de 1804, sont une découverte pour
beaucoup de spectateurs.
La première cantate, œuvre de circonstance liée au
décès de l’Empereur Joseph II, prince des Lumières, despote éclairé et frère de
Marie-Antoinette, a été composée à dix-neuf ans par Beethoven, en 1790, et
demeura inconnue jusqu’à sa création, le 23 novembre 1884, à Vienne, sous la
direction de Johannes Brahms. Ecrite pour trois voix solistes, chœur et
orchestre, elle se développe en sept mouvements sur environ quarante-cinq
minutes. Le premier mouvement confié au chœur et aux solistes est intitulé Tot ! stöhnt es durch die öde Nacht,
marque comme la surprise de l’annonce de la mort de l’Empereur et l’on ressent
immédiatement le choc que pouvait représenter une telle nouvelle dans l’Empire
de l’époque : Il est mort, gémissez
dans la nuit morne, rochers et vous, flots de la mer, hurlez dans vos
profondeurs, Joseph le Grand est mort. Les accords du début préfigurent
déjà ce que sera l’ouverture de Fidelio
quinze ans plus tard. Un récitatif aux basses vient sur Ein Ungeheuer, sein Name Fanatismus, Un monstre vint, son nom est fanatisme, surgit des abîmes de l’enfer,
il grandit entre le ciel et la terre et ce fut la nuit, enchaînant sur un
air Da kam Joseph montrant l’apport
de Joseph II à son temps, à une époque où commence à triompher la Révolution
française et où, déjà, l’on retrouve en Beethoven le grand lecteur de Kant
qu’il fut toute sa vie. C’est à la superbe soprano soliste de ce chœur, Esther
Jerg que revient de chanter avec le chœur l’air Da stiegen die Menschen an’s Licht, qui enchaîne sur le récitatif Er schläft, von den Sorgen seiner Welten
entladen, Alors les hommes montèrent vers la lumière, alors la terre se remit à
tourner autour du soleil, qui la réchauffa des rayons de la divinité. Le
second air de la soprano développe le texte Hier
schlummert seinen stillen Frieden der grosse Dulder, Il repose celui qui
chercha le bonheur de l’humanité, avant le finale confié au chœur et aux
solistes, sur le même texte que l’entame, comme pour rappeler l’annonce brutale
de la mort du despote éclairé, demeuré souvent incompris dans des réformes
qu’il engagea sans doute trop brutalement pour son époque. Il y a là des thèmes
qui reviendront dans Fidelio, ceux de
la montée de l’homme vers la lumière et donc vers la liberté. Comme en ces
temps là la mort d’un prince intronise le suivant, Beethoven composa dans la
foulée une autre cantate, tout aussi méconnue et de circonstance, louant cette fois
en des notes plus enjouées, l’avènement de Léopold II.
Le Christ au Mont des
Oliviers
est une œuvre pascale, que l’on pourrait rapprocher d’une sorte de Passion,
dans le renouvellement de celles de Bach notamment. D’une durée d’environ une
heure, cet oratorio fut écrit en quinze jours et joué pour la première fois le
5 avril 1803, dans un programme comprenant aussi les créations des troisième
concerto pour piano et deuxième symphonie. Le compositeur ne sembla pas très
satisfait de son œuvre, si l’on en croit une lettre qu’il adressa alors à son
éditeur, Breitkopf & Härtel : « Il faut remarquer est la première et la plus jeune de mes œuvres dans
ce genre, écrite en quatorze jours, parmi tout le tumulte et tous les
désagréments et angoisses possibles alors que mon frère était mortellement
malade ». Beethoven semblait la trouver trop dramatique et aurait
regretté d’avoir fait chanter le Christ. Peut-être est-ce là la raison qui fit
qualifier cette œuvre par Zelter, l’ami de Goethe, d’impudicité.
C’est Jésus qui ouvre en effet cet oratorio, chanté ce
soir par l’excellent ténor Herbert Lippert, sur un récitatif Jehova, du mein Vater, avant un air Meine Seele ist erschüttert. Seraph lui
répond, en la voix de la magnifique Daniela Fally, soprano, très en voix ce
soir, par un récitatif, Erzittre, Erde,
Jehovas Sohn liegt hier !, avant un air Preist des Erlösers Güte. Tous deux reprennent ensemble un
récitatif suivi d’un duo, So ruhe denn
mit ganzer Schwerte. C’est ensuite Jésus seul qui accueille la mort, que le
chœur des soldats souligne. S’engage alors un dialogue entre le Christ et les
soldats, avant que Pierre n’intervienne. Chanté ce soir par la jeune basse
Ruben Drole, il avait belle allure celui qui pourtant renia le Christ par trois
fois ce jour là. Le trio des solistes en arrive au climax de l’œuvre, In meinen Adern wühlen unbändig Zorn und Wut,
les soldats clamant Auf ! Auf !
Ergreifet den Verräter. C’est le chœur des anges qui conclut cet oratorio
de Pâques, sur Welten singen Lob und Ehre.
Quel bel orchestre que ce Concentus Musicus Wien,
fondé par Harnoncourt en 1953 et toujours dirigé par lui depuis. Cette
longévité explique la parfaite complicité qui unit le chef à ses musiciens,
qu’il a mené de la résurrection du baroque à des symphonies de Beethoven
justement vues comme révolutionnaires. L’apport des instruments anciens donne à
ces œuvres un caractère d’authenticité que l’on perçoit immédiatement.
Peut-être sont-elles, dans le répertoire de Beethoven, celles qui se pareraient
avec le moins d’aisance des effectifs d’un orchestre moderne d’une ampleur post
romantique. Le Chœur Arnold Schönberg a été fondé en 1972 par Erwin Ortner, qui
en est toujours le directeur. Il y a là aussi une longévité dans la direction
qui donne vraiment corps au projet musical. La qualité du chœur est en tout
point remarquable, et son homogénéité est particulièrement à relever.
C’est tout le romantisme qui se situe entre les deux
concerts mentionnés. Le second en effet programmait la 5ème Symphonie d’Anton Bruckner, par le Synphonieorchester des Bayerischen Rundfunks
sous la direction de Bernard Haitink.
L’orchestre est l’un des meilleurs du monde germanique
et Bruckner est à son répertoire depuis fort longtemps, comme à celui du chef
d’ailleurs, qui en enregistra une intégrale remarquée il y a déjà quelques
décennies.
La Cinquième Symphonie, en si bémol majeur, est une
œuvre immense par ses effectifs orchestraux, près de nonante musiciens étaient
ce soir sur la scène, comme par ses dimensions, ses quatre mouvements durant
d’une douzaine de minutes pour le Scherzo,
à près d’une demi-heure pour le Finale.
Présentée comme un miracle de cohésion formelle, cette œuvre a été terminée le
4 janvier 1878 et est la seule que Bruckner n’ait pas sérieusement retouchée
par la suite. Peut-être était-ce parce que, la plus éloignée de l’harmonie et
de l’orchestration wagnérienne, elle tend à une esthétique classique
renouvelée. De ce point de vue, c’est peut-être, selon la formule de Sergiu
Celibidache, la plus réussie des symphonies du Maître de Saint-Florian. Tous
les mouvements, sauf le Scherzo,
commencent par des sons pizzicato des
cordes, les deuxième et troisième s’ouvrant même sur une suite identique de
trente-et-une notes. Dans le Finale,
les thèmes des trois premiers mouvements réapparaissent soit dans leurs formes
premières, soit variées. C’est sous ses dehors classiques et formels une œuvre
d’une incroyable complexité qui représente un véritable tour de force pour les
musiciens qui s’y affrontent.
L’Introduction,
Adagio-Allegro du premier mouvement place tout de suite, par les premières
notes des timbales, l’auditeur dans l’ambiance de la suite. Ce long mouvement
développé sur plus de vingt minutes nous expose la vision du chef et nous
permet de comprendre la suite. Bernard Haitink ne se place pas dans la vision
mystique d’un Sergiu Celibidache mais davantage dans une vision classique,
faisant de Bruckner le dernier grand symphoniste, dans la suite de Brahms plus
que dans la préfiguration de Mahler. L’Adagio
– sehr langsam est immense, comme tous les mouvements lents de Bruckner et
c’est la valeur du chef que de maintenir une tension permanente et de nous
rendre ce sehr langsam sans baisse
d’attention. Le Scherzo, molto vivace
(schnell) est le chœur de la symphonie, le plus bref des quatre mouvements,
celui qui trace toute l’ironie mordante du monde. Les scherzi brucknériens sont
aussi typiques que ses adagios, une véritable marque de fabrique qui donne une
puissance incomparable à ces œuvres. La tenue de l’orchestre est impeccable et
si le sehr langsam précédent
demeurait soutenu, le schnell actuel
restait tenu, sans extravagance, Moloto
vivace comme le veut la partition mais sans les excès que l’on trouve trop
souvent chez des interprètes qui en tire argument pour épater la galerie. Nulle
esbroufe dans la direction apollinienne de Bernard Haitink, sa maîtrise et sa
compréhension de l’œuvre n’en ayant pas besoin pour convaincre un public
acquis. Le Finale – Adagio-Allegro
moderato termine l’œuvre en apothéose, dans le plus long de ses mouvements,
qui déploie des arches grandioses, véritables cathédrales classiques aux formes
pures que le chef nous rendait avec grandeur.
Ces deux concerts étaient donnés dans l’une des plus
belles salles de concert existant et l’une des plus récentes, le KKL de
Lucerne, dont l’esthétique comme l’acoustique sont irréprochable. Le simple
fait de se trouver dans cette salle crée une ambiance particulière et
chaleureuse, propice à l’épanouissement des plus belles œuvres et à l’écoute du
public le plus exigeant.
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