Pour la troisième fois, Grigory
Sokolov se produisait à Genève dans la série des Grands Interprètes, le 16 mars
2011. Les deux parties du programme étaient chacune consacrée à un compositeur
présenté dans deux de ses œuvres les plus rarement jouées. Sokolov apparaît
ainsi, dans sa présentation comme dans sa programmation, comme le symbole même
de la rareté. Aussi peu médiatique que possible, il n’enregistre quasiment pas
de disques et compte ses apparitions de concerts aux programmes finement
ciselés. Ce soir, il nous proposait une première partie consacrée à Bach, nous
offrant le Concerto italien en fa majeur
BWV 971 et l’Ouverture dans le style
français, en si mineur, BWV 831.
Le Concerto italien complète en quelque sorte les Partitas, bien que le clavier y soit traité avec une ampleur
inhabituelle car Bach voulait ici substituer le clavecin à l’orchestre, après
l’avoir élevé au rang d’instrument soliste. Cette pièce devait à l’origine être
jouée sur un clavecin à deux claviers, permettant des contrastes importants
entre forte et piano, tels que ceux écrits par le compositeur. Sur un piano
moderne, ces contrastes peuvent pleinement s’exprimer, surtout dans le jeu
d’une grande richesse de Sokolov. Celui-ci tourne résolument le dos au clavecin
pour nous offrir un piano assumé dans tout ce dont Bach aurait sans doute pu
rêver. L’ampleur du jeu s’exprime sans excès et Sokolov nous offre l’orchestre
dans son piano pour ce premier style italien. A une époque où les goûts et les
styles sont marqués d’une teinte nationale, ce concerto dans le goût italien
est ainsi typiquement composé de trois mouvements vif-lent-vif. Bach en fait
cependant un double aboutissement, premièrement une synthèse achevée du style recherché
mais également une pièce majeure de la musique pour clavier.
L’opposition de style était
ensuite marquée avec l’Ouverture dans le
style français, publiée en 1735 en même tant que le Concerto italien. Il est rare d’entendre ces deux pièces ensemble
au concert et c’est en soi une marque de la programmation de Sokolkov que de
nous offrir des programmes d’une telle recherche. Si Bach a excellé dans le
goût français comme dans le goût italien, ce n’est pas que le goût des autres
qu’il couchait sur ses partitions. Il dépasse ici le style abordé dès la Courante, présentée comme l’ouverture à
proprement parler, alors que les danses suivantes, Gavottes, Passepied, Sarabande, Bourrées et Gigue, enchaînent les fugues à trois voix amplement développées ou
les tensions harmoniques pour contraster les forte et les piano
également dans des sous-entendus concertants se terminant non sur une danse,
mais sur une pièce au titre surprenant, Echo.
Style français ou italien, Bach
les transcendait pour en faire des œuvres universelles. De même Sokolov,
choisissant le clavier moderne par excellence, le piano, pour en rendre tous
les contrastes et les sous-entendus concertants, tourne résolument le dos au
clavecin. Ce n’est toutefois pas un Bach « romantique » que l’on a
entendu ce soir mais très pianistique, toujours sans excès, avec des couleurs
peut-être postromantiques parfois, qui m’ont donné l’impression de dépasser
Schumann pour annoncer, sous certains angles, le piano de Schönberg.
Le second
compositeur à l’honneur ce soir était Robert Schumann, dont Sokolov avait
choisi de présenter les rares Humoreske
en si bémol majeur, op. 20 et Vier
Klavierstücke, op. 32. L’Humoreske
est une œuvre remarquable de Schumann, sans doute inclassable mais exprimant
une forme d’humour que n’aurait pas renié E.T.A. Hoffman, pour qui l’humour
reposait sur la faculté de contempler la nature et de se divertir de l’être
quotidien, banal, que nous sommes, en le traitant comme une sorte de double,
jusqu’à la bouffonnerie. L’on connaît bien les doubles de Schumann, Eusebius et
Florestan et il y a alternance dans cette œuvre de moments d’une verve
imprévisible et de contemplation rêveuse. Il y a surtout beaucoup de
déclarations à Clara, autour des réminiscences de l’un de ses Nocturnes. Jamais Sokolov ne se perd
dans les labyrinthes des élans affectifs du compositeur – qui finira par s’y
perdre lui-même, pour nous jouer une œuvre donnée avec force et cohérence. L’on
commence dans la confidentialité de Einfach,
pour rapidement passer au contraste Sehr
rasch und leicht, forme de bouffonnerie hoffmannienne, comme si un second
personnage entrait dans le jeu. Le dessin obsessionnel de la partie centrale
nous offre ainsi une première portion du labyrinthe en forme ternaire dont la
partie centrale est également une forme ternaire. Une deuxième partie, sous
forme ABA également, revient, en basse, Hastig,
sur le premier thème rapide, portant encore sur la partition le souvenir des
voix intérieures ayant inspiré Schumann dans une troisième portée qui n’est pas
destinée à être jouée, mais simplement lue entre les lignes, comme une source
lointaine. C’est ensuite une affirmation brute de soi, Nach und nach immer lebhafter und stärker, dans laquelle Sokolov se
livrait avec complexité, force vive lâchée pour exprimer la musique, sans avoir
à démontrer une virtuosité aboutie ni se soucier de la réaction du public. Le
troisième triptyque commence par un peu de nostalgie, Einfach und zart, avant un Intermezzo
simple et génial, comme le jeu de Sokolov. Schumann nous emmène alors vers une
forme plus ouverte, de type ABC, offrant des perspectives vers un horizon qui
pourrait être la sortie du labyrinthe, une sortie plus sensuelle puis
tourbillonnante. La conclusion, Zum
Beschluss, a été qualifiée de tortueuse jusqu’à l’angoisse et Schumann
comme Sokolov sans doute ce soir, ont composé, ri et pleuré tout à la fois.
Les quatre
pièces suivantes forment une petite suite hybride, composée de Scherzo, Gigue, Romanze und Fughette, où
alternent les types baroques et romantiques. Ces constructions dynamiques de
rythmes pointés avec des entrées fuguées et des articulations nettes jusqu’au
morceau final se fondant un peu dans la brume. Si la Gigue est un hommage au
Bach entendu en première partie, la Romanze
est un paradoxe du cri et de la douce narration.
Programme
riche et construit, comme toujours avec Sokolov, qui nous offre ici une
véritable analyse des styles, italien, français, baroque et romantique, ouvrant
des perspectives qui vont bien au-delà. Jeu magique et toujours très musical,
les contrastes de Bach comme les extrémités de Schumann sont marqués,
questionnés, accompagnés. Parfois très agressif dans l’Humoreske, toujours très contrasté ce soir, Sokolov parle en
musique, nous présente les œuvres qu’il a choisie comme il a envie de les
jouer, sans se soucier le moins du monde de l’adhésion du public. Pour qui
accepte de l’accompagner humblement, en se tenant derrière lui à une certaine
distance le voyage a sans doute un caractère à la Hoffmann. Ce soir en tout cas
car pour Sokolov un programme est comme une symphonie de Mahler, tout un monde
en soi, travaillé, choisi, sans cesse renouvelé. La musique comme expression de
la nature, de la volonté et de l’imagination.
3 avril 2011
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.