Ce 24 août 2011 à Salzbourg, au
lendemain d’une fabuleuse soirée consacrée à Don Giovanni, c’est à un récital de piano que nous avons assisté et
non des moindres. Sur l’immense scène du Grosses Festspielhaus, un piano seul
trônant au milieu, devant le rideau pare-feu et un grand paravent de bois
permettant d’en améliorer l’acoustique à destination du public. Cette scène qui
voyait pour cette édition 2011 du Festival des opéras comme Die Frau ohne Schatten, de Richard
Strauss, ou L’affaire Makropoulos, de
Leos Janacek, se prête également aux concerts symphoniques de grands
orchestres, tels, cette année, les Wiener
Philarmoniker, les Berliner Philarmoniker
ou encore le Chicago Symphony Orchestra.
Si l’acoustique permet de ne rien rater d’aucune de ces configurations, il
importe néanmoins de voir sur scène un pianiste capable, seul, d’habiter un tel
espace, un tel volume et ce n’est assurément pas donné à tout le monde.
Le programme de ce récital était consacré à quatre sonates de
Beethoven, les opus 54 et 53, Waldstein,
en première partie, les opus 78 et 57, Appassionata,
en seconde. Les trois sonates opus 53, 54 et 57 ont été composées en même temps
par Beethoven, juste avant l’achèvement de sa Troisième Symphonie et pendant le premier travail sur Fidelio. L’opus 53, dédiée au Comte
Waldstein, dont elle a gardé le nom, est une Grande sonate dans
l’écriture de laquelle Beethoven a cherché à repousser les limites d’un
instrument en pleine évolution. La dimension du timbre s’impose ici comme
élément de composition, organisation de l’œuvre dont l’extension des registres
s’étend sur cinq octaves. Considérée comme longue, bien que ne se composant que
de deux mouvements, le premier Allegro
con brio, le second Rondo. Allegretto
moderato, précédé d’une Introduzione,
Adagio molto, elle est d’une grande virtuosité.
L’opus 54 est également en deux mouvements, successivement Im tempo d’un Menuetto, et Allegretto-Più Allegro. Le 2 juin 1804,
alors qu’il travaillait à cette sonate, Beethoven nota sur une feuille
d’esquisse : « Finale toujours
plus simple. De même pour toute la musique pour clavier ». Dans cette
sonate, Beethoven va à l’essentiel de la musique, destiné à repousser les
limites du temps et de l’espace, aux timbres qui créent l’inouï, à l’énergie
créatrice. Le programme de la soirée la présentait ainsi :
« Sie zeigt das Bestreben, einen
überlieferten formalen Rahmen gedanklich zu überwinden und auf diese Weise neue
Wege zu beschreiten ».
L’opus 57, Appassionata,
est sans doute la plus célèbre des sonates de Beethoven, de ses œuvres même,
sans doute à l’égal de la Cinquième
Symphonie, proposée à son éditeur, Bretkopf & Härtel, en même temps que
les deux précédentes, le 26 août 1804. Bien que ne portant pas le même numéro
d’opus, comme le souhaitait Beethoven, ces trois sonates doivent être
envisagées ensemble, chacune développant une dimension particulière des
expressions du compositeur. Très expressive, cette dernière l’est
particulièrement dans ses trois mouvements, successivement Allegro assai, Andante con
moto et Allegro ma non troppo.
Pour Elisabeth Bresson, dans son Guide de
la musique de Beethoven (Fayard, 2005, p. 341), « Cette Sonate
particulièrement, par son matériau (elle commence sur une interrogation), et
par sa démarche (qui l’enferme dans un univers sombre souvent sans polarité),
représente une conception de la condition humaine. Pourtant s’exprime ici une
détresse de l’homme inhérente à sa condition, la musique en dément l’idée par
son énergie, sa diversité et sa force de conviction, manifestation des pouvoirs
de l’imagination humaine qui permettent à l’homme de transcender sa condition ».
Enfin, la Sonate opus
78, composée cinq ans plus tard, participe d’un retour à Bach, en
particulier au Clavier bien tempéré,
la structure en deux mouvements de cette œuvre signant une référence explicite
aux Prélude et Fugue XIII en fa dièse
majeur, du premier livre. Remettant ainsi explicitement en question le
genre même de la sonate, Beethoven y exprime un caractère plus lyrique que
dramatique. Ecrite dans une tonalité très inhabituelle, elle est complétée par
une seconde sonate que Beethoven considérait comme « facile » ou comme « sonatine »,
l’opus 79 en sol majeur. Beethoven aimait beaucoup cette Sonate opus 78, qu’il avait dédiée à la Comtesse Therese von
Brunswick.
La pleine maîtrise du clavier dont
dispose depuis toujours Maurizio Pollini trouve particulièrement à s’exprimer
dans les sonates de Beethoven jouées ce soir. Si l’on entend parfois reprocher
à ce pianiste une certaine froideur ou un manque d’émotion, l’on peut fort bien
également apprécier cette rigueur musicale qui refuse toute compromission. Nul
effet donc sous ces doigts dont le temps n’altère pas la sensibilité. Les
quatre sonates jouées ce soir expriment pleinement leur puissance dans une
clarté d’élocution sans pareil. Deux de ces sonates se prêtent pourtant
facilement, naturellement, aux effets passionnés du romantisme, la Waldstein et, bien sûr, l’Appassionata. L’ordre du programme, en
choisissant de commencer par l’opus 54, avant l’opus 53, Waldstein, puis en seconde partie, par l’opus 78, avant l’opus 57, Appassionata, avait peut-être le tort de
nous proposer ce qui semblait être deux introductions, les opus 54 et 78, avant
les deux morceaux de bravoure que sont la Waldstein
et l’Appassionata. Ce faisant,
l’attention du public se portait davantage sur ces deux dernières sonates,
souverainement maîtrisées, au détriment, un peu, et c’est dommage, des
particularités sans doute un peu moins accessibles, des deux autres. Pourtant,
sous les doigts de Pollini, nulle mésestime pour les deux œuvres présentées en
ouverture de chacune des parties du concert. Au contraire, s’il a aisément
conquis le public dans une Waldstein
rapide, menée sans une hésitation et dans une pureté de timbre remarquable, son
opus 54 offrait la simplicité voulue par Beethoven, cette simplicité seulement,
dans une totale compréhension de l’œuvre et du compositeur, l’interprète
s’effaçant pour nous présenter l’œuvre telle qu’elle est et non pour nous dire
ce qu’il peut ou souhaite en faire personnellement. Son écriture libre
permettait de susciter l’interrogation avant que d’aborder une Waldstein, comme pour contrecarrer une
cause entendue. De même que dans l’opus 78, ce retour aux sources au lyrisme
contenu nous permettait de questionner le genre avant d’aborder le sommet de l’Appassionata, dans laquelle Pollini
s’avéra particulièrement souverain ce soir, transcendant c’est vrai, la
condition humaine. On ne connaît jamais le dessein d’une œuvre mais on cesse
parfois de sentir qu’on l’ignore.
Un Beethoven harmonieux, équilibré,
mesuré mais sans perdre sa puissance évocatrice, en un mot apollinien, comme si
ce terme servait à désigner le jeu de Maurizio Pollini, sans plus aucune
référence au dieu grec du chant, de la musique et de la poésie.
11 septembre 2011
11 septembre 2011
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