mercredi 17 août 2016

L’ANGE EXTERMINATEUR


Depuis longtemps, la création est au cœur de l’identité du Festival de Salzbourg, aux côtés des représentations de référence des opéras de Mozart ou de Strauss, les concerts symphoniques des Wiener Philharmoniker et des orchestres invités, des soirées de lieder, de musique de chambre ou les grands récitals, pour le volet musical de la programmation. En commandant au compositeur britannique Thomas Adès un opéra, en coproduction avec le Royal Opera House de Covent Garden, à Londres, le Metropolitan Opera de New York et le Kongelige Opera de Copenhague, le Festival s’offre un chef-d’œuvre qui marquera sans doute durablement le monde de l’opéra. Ce genre montre ces dernières décennies une vitalité nouvelle qui propose nombres de fort belles créations en tout genre, dont les trois signées Thomas Adès. Après le très remarqué Powder her Face, consacré à la décadence de la duchesse d’Argyll, beauté mondaine et libertine devant l’éternel, créé en 1995 (le compositeur avait vingt-trois ans), et le succès de The Tempest, à Covent Garden en 2004, puis surtout au Metropolitan Opera de New York, Thomas Adès signe ici son troisième opéra. Quittant le théâtre shakespearien, il plonge dans un autre monde, celui du cinéma surréaliste de Luis Buñuel, dont il reprend quasi exactement le titre, le scénario et les dialogues du film El angel exterminador. En 1962, Luis Buñuel peignait une situation extrême, montrant à quel point les éléments civilisés ne constituent qu’un vernis superficiel couvrant le caractère de chacun, qui peut rapidement disparaître. Buñuel se fit en effet connaître, à la toute fin du cinéma muet, comme metteur en scène surréaliste d’avant-garde, lié à Salvador Dalí et à Federico García Lorca ou au groupe parisien réuni autour d’André Breton. Un chien andalou fit scandale en 1929, mais il échappera ensuite à toute classification, fuyant le franquisme pour se faire mexicain, se plaisant à dépeindre une bourgeoisie figée et hypocrite dans L’ange exterminateur, mais aussi Belle de jour ou Le charme discret de la bourgeoisie, jusqu’à son dernier film, Cet obscur objet du désir. Roland Barthes écrivait de L’ange exterminateur, que c’est un film plein de sens, plein de ce que Lacan appelle la signifiance.
Nous arrivons à l’opéra alors que les protagonistes qui entrent sur scène en sortent. L’on jouait ce soir là, on ne sait où, Lucia de Lamermoor, de Gaetano Donizetti et tant la soprano qui l’incarnait sur scène, Leticia Maynar (Audrey Luna stratosphérique), que le chef, Alberto Roc (solide Thomas Allen), figuraient parmi les invités. Cette réception organisée par le couple Lucia (Amanda Echalaz) et Edmundo de Nobile (Charles Workman), aristocrates mexicains, ne se passe pas du tout comme prévu. Les domestiques Julio (Morgan Moody), Meni (Frances Pappa) et Camila (Anna Maria Dur) refusent de servir et quittent les lieux, plantant là leurs maîtres de maison au dépourvu. Cette démission inexpliquée du personnel, qui s’exprime de manière inquiète mais incompréhensible sur la nécessité absolue de quitter les lieux aussi rapidement que possible, laisse mal présager de la suite. Que savaient-ils de cette suite ? l’auraient-ils organisée ou autrement préparée ? Nous ne le saurons pas mais un instinct peut-être, venu d’une vie plus simple, plus proche des réalités peut leur épargner la décadence. La scène s’ouvre donc sur l’entrée des invités qui s’étonnent que les serviteurs habituels ne soient pas là pour prendre leurs manteaux, mais se dirigent à l’étage où ils pourront les déposer… puis reviennent jouer la même scène exactement à l’identique, la suivante de même. Le doute s’installe d’emblée sur ce que la suite pourrait être. L’effet est excellent car il ne se répète qu’une fois et donne cette dimension complètement surréaliste propre au film reproduit. 



Ce n’est pas anodin que la scène s’ouvre sur la sortie d’une représentation de Lucia de Lamermoor. N’est-ce pas sur l’arrivée des invités au mariage arrangé entre Lucia et Arturo que s’ouvre le premier acte, même réception aristocratique qui ouvre L’ange exterminateur. Lucia, c’est aussi le prénom de la maîtresse de maison, dont le nom de famille, de Nobile, dit toute l’arrogance d’une caste s’étant embourgeoisée par nécessité mais à regret. Surtout, cet opéra est connu pour la grande scène de la folie, « l dolce suono », Acte III, scène 1, chantée par Lucia sombrant dans une démence irréversible, hagarde, échevelée et ensanglantée d’avoir tué son époux, qui forme le sommet de cet opéra. C’est dans cet air que triomphent les cantatrices et pour lequel on félicite bien sûr ici la Leticia Maynar. Toutefois, ce n’est pas seulement Lucia qui perdra la raison dans la trame du film de Buñuel comme de l’opéra d’Adès, mais tous les invités se trouvant face à l’inexplicable : nul ne semble pouvoir quitter la maison. Tout d'abord le départ de chacun est reporté, sous un prétexte quelconque ; puis, à partir du matin, se manifeste une impossibilité aussi physique que psychique de sortir de la maison, sous l’effet d’on ne sait quelle étrange force invisible, alors que les portes restent bien ouvertes. Les invités et leurs épouses restent enfermés dans le salon, avec le majordome, seul des domestiques restant. De même, à l'extérieur, les autorités, la police, les familles se trouvent-elles également incapables de franchir le portail de la propriété.
Durant le temps que dure l’enfermement, l’on assiste à la révélation du caractère et de la personnalité des protagonistes, qui se déshumanisent plus rapidement que l’on souhaiterait le croire possible. La faim, la soif sont interrompues après quelque temps par le percement d’une canalisation d’eau, qui suscite les tensions induites par la nécessité de partager une ressource que l’on pense rare et dont on ne sait si elle restera disponible jusqu’à la délivrance. C’est ensuite le retour des moutons, présents sur scène avant le début de l’œuvre, qui se font agneaux sacrificiels. Cette chaire fraiche soudainement apparue provoque en même temps une montée en violence primitive de la situation. Nous sommes dans un huis-clos absurde, partageant avec des invités qui ne devaient l’être que le temps d’une soirée, une promiscuité qui devient insupportable. Tous ces gens dans l’impossibilité de se laver, se trouvent entrainés vers une déshumanisation, un effacement des apparences et des conventions sociales, qu’ils veillent tous à tant soigner d’ordinaire ; des odeurs de hyènes apparaissent dont le rappel par l’un des convives, assumant clairement que tous sont dans la même situation, suscite l’ire des femmes encore et malgré tout précieuses. Les tromperies, la cruauté, le sexe se révèlent, et les dernières heures d'enfermement montrent une tension extrême, une grande violence psychique, l’idée que seule la mort peut être une solution, que personne n’en sortira et qu’il vaut mieux en conséquence ne rien tenter pour survivre, ne rien faire qui puisse faire perdurer ce cauchemar. Parmi ces caractères, celui de Léonora Palma, dépeint par une Anne-Sophie von Otter en verve, est impayable. L’un considère alors de contraindre l'hôte, jugé responsable, au suicide, selon le mécanisme vieux comme le monde du bouc émissaire. Ce plan funeste échoue de peu grâce à la levée inexpliquée de cet enferment, qui se termine comme il avait commencé, on ne sait ni comment, ni pourquoi. C’est peut-être que l’une des invitées ayant eu l'idée de reproduire un certain moment de la nuit initiale afin de chercher à comprendre ce qui s’était passé, permet aux invités de sortir et d’aller à la rencontre des secours qui, de leur côté, n’avaient pas été en mesure de venir à eux.
Le film, comme l'opéra, est en quelque sorte circulaire : à la fin, les notables se réunissent dans la cathédrale pour une messe d'action de grâce. Mais à l'issue de la cérémonie, le même mécanisme semble recommencer. On voit alors des moutons gravir l'escalier vers le porche de l'église, bien plus nombreux que lors du premier enfermement ; ils entrent dans l'église, et les portes se ferment. À l'extérieur, une émeute éclate. Les cloches du jugement dernier (allusion au titre, tiré de l'Apocalypse) sonnent à toute volée... Comme le souligne Tom Service dans l’article du 24 juillet 2016 qu’il consacre à la création pour The Guardian, « Adès’s score does not have the double-bar line that conventionally symbolises the conclusion to a piece of music. Instead, it is open-ended, as if we’re all doomed to repeat this cycle, over and over. “It never ends,” Adès says. “Isn’t that awful? Dreadful, really.” ».
Thomas Adès a composé en travaillant en étroite coopération avec son metteur en scène, Tom Cairns, depuis 2009. Celui-ci rappelle que le film de Buñuel ne possède pas de bande son, ce qui rend les silences entre les lignes de dialogues particulièrement propre à la création musicale. Le compositeur transforme l’approche distancée, relevant presque du documentaire, adoptée par le cinéaste dans l’évolution de ses personnages, pour favoriser les passage en solo, qui permettent d’approcher davantage les caractères. La jolie formule du compositeur dans son entretien reproduit dans le programme du soir, selon laquelle la musique en sait plus que les gens tient tout son sens : « Often music knows more than the people. Whe for example the guests arrive at the mansion and then – a pysical impossibility – arrive again through the same door, we hear the same music but in altered form : it contains more sinister undertones, conveying a slight sense of things not happening quite at the right time in the right order. When the guest have walked into the house, the music occurs again in the orchestra, and this time you can sense that they are leaving reality behind, perhaps even that reality itself dissolves behind them » (p. 49 du programme). C’est là tout le sens de ces deux scènes d’ouverture répétées, on le sait maintenant, pas vraiment à l’identique.
La vie est ainsi faite de portes ouvertes que l’on n’ose franchir mais le chant de Leticia  permet tout, enfin :
« My home, do you ask of my peace, who asks for yours ?
To reascend your mountains,
Bedew them with my tears,
Press my face into your earth,
Kiss your soil and your rocks.
I’d leave great Spain
For a glimpse of your dust.
We, your scattered sheep, prisoners of desire… »

16 août 2016



dimanche 14 août 2016

OU BIEN… OU BIEN…



Au cours de mon séjour annuel au Festival de Salzbourg, les œuvres de Mozart font partie des pièces incontournables, notamment les trois opéras écrits sur des livrets de Lorenzo da Ponte. Le Festival a pris l’habitude, ces dernières années, de confier leur réalisation sous forme de trilogie à un même metteur en scène, variant par contre les équipes pour le reste, de l’orchestre, du chef et des chanteurs pour l’essentiel. Après les remarquables représentations signées Claus Guth, c’est à Sven Eric Bechtolf que l’exercice est confié. Commencée par Cosi fan tutte en 2013, il présentait Don Giovanni en 2014, puis Le Nozze di Figaro l’an passé. Nous nous étions fait l’écho des deux derniers ici, n’ayant manqué que Cosi. Cette lacune est comblée cette année, dans l'après-midi du 6 août 2016, quatrième représentation de cette édition, même si, passant de la Haus für Mozart, réservée usuellement aux représentations des opéras du maître des lieux, à la Felsenreitschule pour l’édition 2016, Bechtolf a revu son travail et proposé une approche mieux adaptée à la dimension bien plus vaste de cette nouvelle scène. Reprise à l’identique au contraire pour le Don Giovanni, resté à la maison et vu le lendemain, 7 août 2016.
Dans ses trois opéras, Mozart enchaine les qualificatifs de comédie pour Le Nozze di Figaro, de Drama gioccoso pour Don Giovanni, pour finalement sous-titrer Cosi fan tutte, ossia la scuola degli amanti. La comédie de départ se fait dramatique puis grinçante dans une esthétique qui avance et comporte aussi une approche éthique et religieuse, notamment dans Don Giovanni, puni de ses péchés par une descente en Enfer très théâtrale. De l’un à l’autre des ces opéras, nous voici confrontés ou bien à la comédie, ou bien au drame, ou bien au drame, ou bien à l’école des amants. Sören Kierkegaard déjà, avait tourné sur lui-même ce Don Giovanni de Mozart dans son premier ouvrage « pseudonyme », publié en 1843 sous le titre Ou bien… Ou bien… Cette obstination autour de la même scène théâtrale, où se joue sans trêve la même œuvre n’est pas loin de celle dans laquelle nous nous laissons entraîner chaque année dans la programmation du Festival puisque, c’est vrai, j’ai souvent vu Don Giovanni, ou bien avec Le Nozze di Figaro, ou bien avec Cosi fan tutte.
Dans son œuvre, Sören Kierkegaard progresse en trois stades principaux, esthétique, éthique et religieux. Frithjof Brandt, dans son introduction à Ou bien… Ou bien… (Gallimard, tel, 1943, p. xii), précise que la caractéristique la plus abstraite des trois stades peut être exprimée en disant que « l’esthéticien » (je dirai plutôt l’esthète) est l’homme qui vit dans l’instant, dans le moment isolé, que le moraliste (« l’éthicien », en danois), dans la continuité vitale, et le religieux enfin dans le rapport avec l’éternité, c’est-à-dire pour lequel l’instant et le temps, le temporel, n’ont d’importance qu’en rapport avec l’éternité. La conception du stade esthétique de Kierkegaard peut être caractérisée comme négative par rapport aux deux stades suivants, éthiques et religieux. Les esthètes se tiennent au premier stade, en dehors de la vie éthique, de la vie sociale et des obligations qu’elle comporte, et bien sûr en dehors des rapports avec Dieu. Trois figures parcourent le stade esthétique de Ou bien… Ou bien…, Don Giovanni, qui représente la jouissance, Faust, le doute, et Ahasvérus, le désespoir. Ce sont là des types humains que l’on peut encore, sous bien des guises, rencontrer dans la vie courante aujourd’hui. Avec ces trois figures, Kierkegaard avance dans sa première partie vers le célèbre Journal d’un séducteur (pp. 235-346). C’est sans doute la dramatisation bourgeoise d’une tentation imaginaire qui tourne ensuite, dans la seconde partie, laquelle dénonce au contraire tout spectacle et toute répétition, mettant le destinataire brutalement personnalisé devant le terrible sérieux d’une décision irrévocable. C’est ou bien l’esthète, ou bien l’époux, ou bien celui qui n’est personne ou bien celui qui est quelqu’un, ou bien l’homme de l’aphorisme, ou bien du sermon, ouvrant là sur le stade religieux déjà, ou bien la dispersion errante de l’Être ou le recueillement solennel de l’Essence.
Certes, l’imaginaire collectif place bien sûr Don Giovanni dans ce premier stade esthétique, tant il est celui qui vit dans l’instant de la conquête, délaissant immédiatement celle conquise pour la suivante, « Così ne consolò mille e ottocento » (Acte 1, scène 5, N°3, Aria de Donna Elvira, dont c’est la première apparition, Layla Claire éperdue courant au désastre avec une belle constance). Donna Anna, Donna Elvira, Zerlina ne sont que des instants de la vie de Don Giovanni, dont seul le scrupuleux Leporello tient la liste des noms. Donna Anna rêverait peut-être de trouver en un seul homme le mari et l’amant et sans doute a-t-elle bien voulu se laisser emporter à le croire. Cet instant du stade esthétique, c’est aussi celui qui ressort de l’amorce du célèbre air du catalogue, lorsque Leporello, ce soir l’exceptionnel Luca Pisaroni, bouscule Donna Elvira : « Eh consolatevi ; non siete voi, non foste, e non sarete né la prima, né l’ultima »… (même scène, juste avant le N°4. Aria de Leporello). Certes encore, l’esthétique semble seul convenir à Don Giovanni, l’esthétique de la femme qu’il regarde et conquiert, l’esthétique qu’il représente personnellement dans sa mise noble et son caractère libertin. Seul un bel homme peut aligner de tels succès et, sur scène, Ildebrando d’Arcangelo, sans doute le meilleur titulaire du rôle aujourd’hui, aligne la beauté du timbre au physique de l’emploi.

Est-ce tout ? Sans doute pas. Se limiter du point de vue de Don Giovanni ou bien à l’une, ou bien à l’autre de ses conquêtes, pour Donna Anna ou bien l’amant, ou bien le mari, pour Donna Elvira ou bien la reconquête ou bien le désespoir, pour Zerlina ou bien céder, ou bien ne pas céder : « Vorrei, e non vorrei, mi trema un poco il cor ; felice, è ver, sarei, ma può burlarmi ancor » (Acte 1, scène 9, N°7, Duettino), ne satisfait pas l’écoute, au plan esthétique, ni l’analyse, au plan éthique, ni le caractère intemporel du mythe, au plan religieux. Don Giovanni nous offre lui-même une projection éthique dans le Finale du second acte, lorsque, face à la statue du Commandeur venant régler ses comptes, il persiste, ne trouvant que dans la répétition de la jouissance de l’instant la continuité vitale de son être. Lorsque, lui saisissant la main et l’entraînant dans les profondeurs d’un ailleurs non identifié, le Commandeur l’emmène dans l’éternité, c’est un moment qui n’a d’importance qu’intemporelle. Pauvre Commandeur ce soir d’ailleurs, en la personne d’Alain Coulombe, qui savonne complètement son entrée qui, de fracassante qu’elle dût être en devient ridicule. Il faut que ces mots « Don Giovanni, a cenar teco m’invitasti, e son venuto » (Acte 2, scène 15), sonnent d’outre-tombe, revêtent une profondeur sépulcrale que j’ai peu entendu dans les différents titulaires du rôle ces dernières années. Néanmoins, c’est la projection dans le dernier stade du religieux, de l’intemporel, Don Giovanni demeurant aujourd’hui moderne, comme il l’a toujours été. Dans sa mise en scène, Sven Eric Bechtolf souligne ce caractère permanent de Don Giovani, le faisant se relever pour poursuivre sans fin des désirs insatiables, hors du temps. Leporello oscille, avec le talent de Luca Pisaroni, entre la tentation de l’instant pour faire comme son maître, qu’il ne peut que singer maladroitement puisqu’il lui manque l’estime de soi au sens de la confiance en ses propres charmes, et la permanence des obligations sociales liées à son statut, auxquelles il demeure attaché dans le souhait de trouver un meilleurs maître pour l’avenir. Enfin, pour les rôles masculins, Don Ottavio n’est jamais dans l’instant mais toujours dans la durée parce qu’il remplit scrupuleusement les obligations sociales du mari attentionné, protecteur (faible) de sa femme et vengeur (raté) des affronts qu’elle subit. Paolo Fanale possède le bel éclat des meilleures incarnations du rôle, mais maintenant avec une certaine maturité, qui fait que ce que l’on perd un peu dans l’éclat (le stade esthétique premier), on le gagne en profondeur de champ (l’installation dans le stade éthique).
Avec Donna Anna aussi, nous ne nous limitons pas au premier stade esthétique. Carmela Remigio nous offre une belle entrée mais faiblit ensuite tout au long de la pièce au point de ne pas recueillir d’applaudissements particuliers d’un public toujours particulièrement formé à ce répertoire, en ce lieu. Était-ce voulu pour nous dire que Donna Anna s’épuise dans la vengeance qui n’aboutit ni de son fait ne de celui de son mari ? Pour elle, c’était en sorte ou bien le désir charnel ou bien celui de vengeance mais n’ayant assouvi ni l’un ni l’autre, son mari n’est plus qu’un choix éthique, une  obligation de la vie sociale en somme pour passer au stade suivant, sans désir. Quant à Zerlina et à son Masetto, Valentina Nafornita et Alessio Arduini, ils forment un couple durable, installé dans les convenances sociales jusque dans les tensions qu’ils rencontrent et le bon sens des petites gens qu’ils représentent fait bien plus dans l’esprit de Mozart pour marquer son temps que les égarements d’une classe nobiliaire qui déroge.
Si l’on change de décors pour Cosi fan tutte, tant dans la salle que dans l’approche, l’on reste en somme sur les mêmes lignes de fond. Le choix des costumes de l’époque de la création, en 1790, un an après le déclenchement de la Révolution française à Paris, dans un décors dépouillé permet à Sven Eric Bechtolf de faire triompher une très fine direction d’acteurs, qui souligne l’aspect comedia dell’arte de ces pages mozartiennes. A ce jeu, le Don Alfonso de Michael Volle est génial, de voix comme d’incarnation, créant l’intrigue et la faisant vivre, surjouant les pleurs, riant sous cape. Le grand plateau laissé quasiment nu permet de jouer des à-côtés et des arrières plans, créant de subtils apartés qui offrent à la Despina de Martina Jankova (entendue l’an passé en Suzanne) des jeux de rôles réussis dans ses travestissements successifs en médecin et en notaire. Sans jamais atteindre le succès et la renommée de Don Giovanni, Cosi fan tutte développe tout de même des thèmes identiques. Là aussi, l’on est dans l’instant esthétique du croisement des rôles et des couples, moment isolé pensé sans aucune continuité dans le temps, les conséquences de ces jeux n’ayant jamais été anticipées.
Les deux sœurs, Fiordiligi (Julie Kleiter) et Dorabella (Angela Brower), sont en couple jusqu’à ce que Don Alfonso vienne brouiller tout ceci. Dans ce rôle Michael Volle offre à Don Giovanni une certaine continuité. Comme lui, il est le jouisseur de l’instant, celui qui met en scène l’inconstance des femmes pour mieux justifier le comportement masculin de les conquérir toutes et se réjouit de les voir céder peu à peu à ce jeu pervers, comme il se réjouit de la leçon de séduction (cette École des amants, dont il est le meilleurs professeur sans doute) qui trouble les deux hommes, Ferrando (Mauro Peter) et Guglielmo (Alessio Arduini, entendu par ailleurs en Masetto le lendemain). Il est vrai que devant les maladresses accumulées dans leurs lamentables prestations amoureuses respectives, les deux amants ne pouvaient rivaliser de rouerie, en restant en quelque sorte à mi-chemin entre le caractère mal dégrossi de Masetto et les fades valeurs sociales du parfait mari incarnées par Don Ottavio.
Surtout, Cosi fan tutte offre un second degré indispensable qui en fait bien plus qu’une comédie libertine sur un air d’échangisme. Ce jeu apparaît d’ailleurs assez vite superficiel, au plan esthétique, face à la critique sociale de mariages arrangés sans tenir compte des inclinations personnelles, au plan éthique des obligations sociales. Ce qui est en effet mis en toile de fond par Mozart et da Ponte est que ces deux couples apparaissent finalement bien mieux assortis croisés que dans leur configuration initiale. Encore faut-il que chacune des quatre personnes en cause puisse – ou veuille, mais dans le cadre des obligations sociales de l’époque, vouloir n’est pas encore pouvoir, accepter cette transposition. C’est lire en quelque sorte Kierkegaard à l’envers mais en boucle, remettre en cause les liens indéfectibles des mariages envisagés (au plan religieux), pour contester les obligations sociales apparemment assumées au départ (au plan éthique), passer par la jouissance du moment (au plan esthétique) pour, peut-être, refonder ces deux couples de meilleure manière et retrouver ainsi les convenances sociales (retour au plan éthique) dans le sacrement de liens librement choisis et donc promis à l’intemporel (aboutissement au religieux).
Relevons encore que le metteur en scène a choisi de projeter, sur le mur de la Felsenreitschule, les emblèmes de la franc-maçonnerie, l’équerre, le niveau, la règle et le compas, qui y resteront tout au long de l’intrigue. C’est clairement, me semble-t-il, dépasser le stade kierkegaardien de l’esthétisme pour envisager le troisième stade du religieux au sens de permanence intemporelle. Bien que Cosi fan tutte ne soit pas a priori la plus citée des œuvres de Mozart franc-maçon, sa création intervient à Vienne six ans après son initiation. Cosi fan tutte poursuit cependant la ligne d’une certaine émancipation des femmes commencée avec Le Nozze di Figaro et l’on sait que la place des femmes dans la tradition maçonnique est complexe, mais certainement pas, dans les années 1790, aussi avancée que Mozart la souhaitait dans la société. Sven Eric Bechtolf ne s’explique pas, dans le programme du soir, sur ce thème ; au contraire semble-t-il s’en éloigner en précisant : « Cosi fan tutte ist nicht aufklärerisch, sondern anarchisch. Der Widerspruch Treue – Untreue, Vernunft – Gefühl löst sich zu einer Perspektive auf, die wir uns wünschten – wenn wir sie uns leisten können ».
Dans ces deux après-midi successives (les représentations sont à 15h00 et 15h30 respectivement), les orchestres sont typiques de ce que l’on peut attendre au Festival de Salzbourg. Les Wiener Philharmoniker pour Don Giovanni sont exceptionnels en tous points, comme ils savent l’être souvent mais surtout dans ce répertoire et en ce lieu. Tous les pupitres sonnent incroyablement et se distinguent par des qualités de timbres uniques des bois, aux vents, aux cordes etc. Les continuos s’insèrent dans l’action sans l’interrompre, servant les récitatifs avec subtilité sous les doigts du chef Alain Altinoglu, qui nous offre une interprétation solide avec des élans romantiques marqués, poussant l’orchestre au-delà d’un Mozart « d’époque ». Sans atteindre les sommets dans lesquels nous avait transporté Yannick Nézet-Seguin en 2011, mais en offrant bien plus que Christophe Eschenbach il y a deux ans lors de la création de cette mise en scène, il partage cette pleine jouissance de l’instant. Avec le Mozarteumorchester Salzburg, pour Cosi fan tutte, orchestre dont Mozart est la raison d’être dans sa ville, l’on touche l’intimité d’une relation étroite entre des musiciens et les œuvres d’un compositeur qui est le leur. Ottavio Dantone, qui le dirige, rythme finement l’action et participe pleinement à la comédie, intervenant même dans la mise en scène, sur un bref échange, très drôle, avec Don Alfonso.
Face à de tels niveaux d’interprétation, comment ne pas s’abandonner à une totale jouissance esthétique de l’instant présent, accepter l’idée qu’une représentation à l’opéra est un moment unique, jamais exactement répétable à l’identique et donc fermé à toute durabilité, sinon dans le souvenir que l’on en peut garder. Du séducteur, de Don Giovanni comme de Don Alfonso, l’on peut effectivement écrire : « Il ne succombait pas sous la réalité, il n’était pas trop faible pour la supporter, non il était trop fort ; mais cette force était une maladie. Aussitôt que la réalité avait perdu son importance comme stimulant il était désarmé, et c’est en cela que consistait le mal qui existait en lui. Il en était conscient, même au moment du stimulant, et le mal se trouvait en cette conscience » (Le journal d’un séducteur, p. 239). Alors, les Donna Anna, Donna Elvira, Zerlina, Fiordiligi ou Dorabella, et bien,… « Son donne, Ma… son tali, son tali… »
14 août 2016