Le Concerto pour
violon et orchestre en ré mineur op. 47 de Jean Sibelius et la Symphonie N°9 pour chœur mixte et orchestre
de Hans Werner Henze se partageaient l’affiche du concert donné par l’OSR le
jeudi 27 mai 2010 au Victoria Hall de Genève, sous la direction de Marek
Janowski. Ce fut un concert sombre de par les thématiques abordées par les deux
œuvres au programme. Un concert sombre dans lequel l’OSR sonna à son meilleur
niveau pour donner un relief particulièrement dense aux pièces choisies. La
complémentarité du programme était forte ce soir, tant le Concerto de Sibelius,
composé entre 1903 et 1905, à un moment où la répression exercée en Finlande
par l’administration russe était des plus sévères autour de l’assassinat du
gouverneur impérial, à Helsinki en 1904, que la Neuvième Symphonie se rapportant à l’horreur des premiers camps de
concentration nazis, ceux d’avant guerre, en prenant comme trame de fond le
roman d’Anna Seghers, publié en 1942 en exil au Mexique, La septième croix, relevant tous deux de complexes répressifs
extrêmes.
Jean Sibelius (1865-1957) est un compositeur
volontiers présenté comme nationaliste et son œuvre a acquis une importance
primordiale en Finlande. Son Concerto
pour violon est un classique du genre, l’un des plus marquants du XXème
siècle. Ecrit à un moment triste de
l’histoire finlandaise, le compositeur a pourtant cherché à le dépouiller de
tout caractère nationaliste trop fortement prononcé. Bien qu’indépendantiste
notoire, Sibelius appartenait à l’élite de langue suédoise qui se rangeait
volontiers dans un courant artistique humaniste. En les rendant moins
nationalistes, Sibelius cherchait également à promouvoir plus facilement ses
partitions en Europe. Celle-ci, revue après une création décevante à Helsinki,
connut sa véritable naissance sous la baguette de Richard Strauss à Berlin.
Unique concerto de Sibelius, il est le dernier en date à illustrer la grande
tradition romantique, tout en étant souvent perçu comme s’en écartant
radicalement. C’est en quelque sorte une œuvre entre deux âges. Bien que la
filiation avec les concertos de Brahms ou de Tchaïkovski soit évidente,
l’originalité du concerto de Sibelius réside en particulier dans les rapports
entre le soliste et l’orchestre, qui ne se renvoient jamais les mêmes thèmes, à
l’exception notoire du deuxième thème du finale. C’est un concerto de virtuose,
qui utilise surtout le registre grave de l’instrument et dans les bois la
clarinette et le basson dominent, ce qui donnent une couleur globalement assez
sombre à cette pièce, l’aigu étant utilisé pour créer des contrastes soudains.
Le premier mouvement, Allegro moderato,
est le plus complexe des trois. L’orchestre reste à l’arrière plan, grognant et
marmonnant, le violon se livrant, dès la fin de la longue mélodie
initiale, à de brillantes figurations
thématiques que surmonte avec allégresse Lisa Batiashvili, jeune soliste
allemande qui avait remporté en 1995, à seize ans, le 2ème prix du
Concours Sibelius d’Helsinki. Le deuxième mouvement, Adagio di molto est davantage intimiste, tourné vers l’intérieur,
ouvert sur des mesures confiées aux bois, qui lui donnent une impression
d’étrangeté. Le dernier mouvement, Allegro
ma non tanto est sans doute le plus célèbre du concerto, une « polonaise pour ours blanc » selon
les termes d’un critique britannique. Le rythme en est très simple, ostinato
énergique, martelé tout au long de ce finale. Lisa Batiashvili avait des
allures d’une dame en noire, façon Barbara, dont elle avait aussi la voix,
jouant de ses registres pour lui donner certaines fragilités, certaines fadeurs
aussi parfois, qui font un style. Le son est magnifique et belle la prestance,
l’interprétation est grave, parfaite introduction à la symphonie qui suivra.
Les timbres de l’OSR conviennent parfaitement à Sibelius, au point que l’on
s’étonne de le voir si peu au programme (Luonotar
en novembre 2007, la Valse triste en
2005, La fille de Pojhola en 2004, il
faut remonter à 2002 pour la Deuxième
symphonie, à 2001 pour la Cinquième,
c’est peu pour un compositeur qu’Ansermet avait programmé dès 1920 et dont il
avait confié des symphonies à des chefs tels que Sir Thomas Beecham, la Première en 1947, ou Hans Rosbaud, la Deuxième en 1956, se réservant la Septième en 1965).
Avec la Neuvième symphonie de Hans Werner Henze, c’est dans un univers difficile que nous entraîne le compositeur et l’OSR ce soir-là, avec le Rundfunkchor Berlin. Compositeur contemporain aujourd’hui majeur, Hans Werner Henze avait dix-huit ans en 1944, lorsqu’il dut servir dans la Wehrmacht finissante d’un pays bientôt complètement détruit. Le poids de l’histoire fut tel qu’il rechercha l’exil, avant d’oser enfin, en 1987, revenir sur la dimension historique du passé avec sa Neuvième symphonie. Si l’on s’attarde souvent à trop vouloir mythifier, après Beethoven, Schubert, Bruckner et Mahler, ce chiffre de la neuvième symphonie, c’est néanmoins, comme la première d’entre elles, une œuvre chorale de grande dimension que donne Henze. A l’opposé de l’Ode à la Joie toutefois, mais dans un même esprit humaniste qui occupait déjà Beethoven, grand lecteur de Kant. L’on doit songer ici aussi aux liens entre Henze et d’autres compositeurs allemands de sa génération, notamment à Hanns Eisler, dont la composition de la Deutsche Symphonie fut très souterraine, délicate, difficile, ou à Karl Amadeus Hartmann, qui avait repris après la fin de la guerre les œuvres qu’il avait composées dans l’exil intérieur dans lequel il avait choisi de s’enfermer durant tout le IIIème Reich. Le texte de Brecht utilisé par Eisler, présentant la patrie allemande comme une « mère blafarde souillée du sang des meilleurs de ses fils »est bien dans le sens du roman d’Anna Seghers, La septième croix. En choisissant d’évoquer les camps de concentration d’avant guerre, Henze met en exergue l’horreur première, celle qui surgit dès la prise de pouvoir des nazis avec la construction du camp de Dachau en 1933, celle aussi dont l’ampleur de l’inhumanité ne permet pas d’envisager de rendre la suite, le caractère inimaginable, indicible même en musique, des camps de la mort de la solution finale, qui virent le jour après 1942. Henze s’engage dans une intensité difficilement supportable en reprenant les sept croix du roman. Selon ses propres termes, cités dans le programme de la soirée, il décrit ainsi son œuvre : « Evocation d’une réalité allemande, cette symphonie est surtout l’expression de la plus grande vénération pour les hommes qui firent acte de résistance au temps de la terreur fasciste nazie et sacrifièrent leur vie pour la liberté des idées. (…) L’action qui la sous-tend est une apothéose de l’horreur et de la souffrance. Elle est une somme de mon œuvre, un règlement de compte avec un monde arbitraire, imprévisible, qui nous agresse. Dans ma neuvième, au lieu de chanter la joie, belle étincelle divine, des hommes passent toute la soirée à évoquer le monde non encore révolu de la terreur et de la persécution qui continue de jeter son ombre ». Pas de soliste dans cette œuvre, mais une prise de distance avec l’emploi extrêmement riche et d’une diversité incroyablement vivante d’un chœur traité à l’antique, selon les principes de la tragédie grecque, omniprésent, incarnant à la première personne le fugitif comme son persécuteur, l’artiste qui se suicide plutôt que de se rendre, les voix de la nature, des morts, de la religion, du parlé au cri, en passant par le chant, avec des sirènes, des sifflets de police, des enclumes.
Le premier mouvement, Die Flucht, la fuite, met en scène le héros du roman qui tente
d’échapper à ses poursuivants. « Nur weiter… Luft… keine Luft… ich habe Angst… mein Herz… geht… zu
schnell… schneller… weiter… atmen… immer nur… atmen… immer nur… weiter… Erde…
Steine… ein Graben… ein Loch… eine Falle… in der Erde… ein Stein… vor meinen
Augen… Erde… der Stein… meine Stirn… Nein… nichts mehr… Nein! ». Et
plus loin : « Musik! Ich höre
Musik (…) Auch in der Hölle spielt die Musik ».La voix collective apporte à l’extrême
tension de la musique la seule manière d’exprimer ici l’horreur et la
dénonciation. La poursuite s’interrompt brusquement pour faire place au
deuxième mouvement, Bei den Toten,
qui s’ouvre dans une atmosphère paisible, désincarnée du fait de la mort. Mais
cette mort là hurle encore des cris d’agonie qui explosent dans la masse
chorale sinistre et désolée. Bericht des
Verfolger donne brièvement la parole au poursuivant qui a traqué le fugitif
et l’a trouvé « wie ein zitterndes
Tier, wie ein räudiger Hund ». L’ambiance est à la froideur
bureaucratique de la machine nazie, la persécution des percussions s’inspirant
du bruit des machines à écrire qui servent à taper les rapports. Die Platane spricht pour dire ensuite la
hache qu’il va subir pour que les tortionnaires le transforment en croix sur
lesquelles ils crucifieront les fugitifs rattrapés. C’est une nature aimable
que les voix de femmes incarnent avec l’orchestre élégiaque qui va ensuite
crier à l’unisson des victimes de la barbarie de l’inhumanité. Dans le
cinquième mouvement, Der Sturz,
Belloni se nomme, c’est un artiste qui fuit ses poursuivants sur le toit de sa
maison et qui, frappé d’une balle, saute plutôt que de se rendre, l’orchestre
s’engageant dans un gran canto, un
hymne vaste et profond qui est le point culminant de l’œuvre, le moment où l’artiste
est fauché en plein vol, libérant son âme pour l’éternité. Nachts im Dom est le mouvement le plus développé, celui du héros
anonyme qui s’est réfugié dans la Cathédrale de Mayence. Il prend à témoin le
Christ et les saints qui lui répondent par l’apologie de la souffrance. Le
fugitif s’exprime par la voix du grand chœur, la mort et les saints par celles
de plus petits ensembles dans des contrastes effroyables. L’orgue sonne alors
impérieusement. La religion ayant été invoquée en vain, il ne reste plus au
persécuté que le néant ! Die
Rettung, qui termine l’œuvre, est une pure contemplation de la nature, tout
se passant comme si un été pouvait encore revenir, sans plus y croire vraiment.
Les percussions ne jouent plus, pour donner à l’orchestre le soin d’essayer de
faire revivre un peu d’espoir. Pour Hans Werner Henze la rédemption n’est pas
de ce monde.
Seule la musique peut sans doute exprimer l’indicible
inhumanité qu’il y a dans de telles persécutions. Comment dès lors jouer,
interpréter ce genre de pièces qui reflètent les pires moments de notre
Histoire ? Janacek n’avait pas survécu à son opéra De la maison des morts, Chostakovitch avait introduit le pessimisme
dans sa musique, Dallapicola avait présenté la torture ultime, celle de
l’espoir, dans Il Prigioniero.
Finalement, seul Ullmann, composant dans le camp de Theresienstadt un opéra
créé par les musiciens du camps pour leurs codétenus, réussit à draper le tout
d’un humour noir mais réel, celui dans lequel Christophe Rousset disait déjà
qu’étaient placés tous les camps de concentration nazis, un humour ubuesque
totalement tragique et incongru, que seuls sans doute ont osé remarquer et
rendre ceux qui l’ont vécu de l’intérieur. Pour les autres, le tragique seul
peut s’exprimer et ce n’est sans doute pas un hasard si Hans Werner Henze a
d’abord passé par une période sérielle, l’une des formes de l’expressionisme
dans la musique, avant que de pouvoir aborder son œuvre noire.
Marek Janowski a déjà donné un très bel enregistrement
de cette neuvième symphonie et il dirigeait ce soir un orchestre en grande
forme, impressionnant dans tous ses timbres, qui accompagnait le chant d’un
chœur en tout point remarquable et justement très applaudi. L’on doit
comprendre néanmoins les quelques personnes qui quittaient la salle après
chaque mouvement, car il est dur de supporter l’évocation de l’inhumanité, même
en musique. Un concert remarquable qui met à l’honneur un compositeur que l’on
devrait également, comme Sibelius, programmer davantage tant son œuvre est variée
et s’impose depuis quelques décennies déjà au grand répertoire.
30 mai 2010
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