Que n’a-t-on entendu depuis ces jours de 1980 où le
pianiste croate avait été éliminé du Concours Chopin de Varsovie avant les
finales ! Génie ou scandale, la carrière d’Ivo Pogorelich oscille sans
cesse dans les lignes des critiques. Selon ses propres termes, le pianiste met
en avant l’enseignement reçu d’Aliza Kezeradze, professeur puis épouse, en quatre piliers fondamentaux :
« Premièrement,
une perfection technique allant de soi. Deuxièmement, une intuition de la façon
dont se développe le son du piano, tel qu’il a été perfectionné par les
pianistes compositeurs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui concevaient le piano à la
fois comme une voix humaine… et comme un orchestre avec lequel ils pouvaient
produire une grande variété de couleurs. Troisièmement, la nécessité
d’apprendre à utiliser tous les aspects de nos nouveaux instruments, qui ont un
son plus riche. Quatrièmement, l’importance de la différenciation ».
A ce niveau là, la maîtrise
technique ne saurait être mise en cause. Elle est et demeure superlative.
Heureusement, l’artiste fantasque a bien plus à offrir dans la recherche de la
musique et de la sonorité à laquelle il se livre infiniment. Il y a chez
Pogorelich une réflexion musicale qui fait songer à Glenn Gould et une capacité
à se différencier de tout ce que l’on connaît dans l’art de l’interprétation
qui nous renvoie à Vladimir Horowitz ou, mieux encore, à Ferruccio Busoni. En
musique surtout, comparaison n’est pas raison et Pogorelich n’a de commun avec ses
illustres prédécesseurs que la faculté d’ouvrir des voies nouvelles à l’oreille
accueillante. Il faut entendre Pogorelich comme Bernstein entendait
Gould : sans être d’accord avec sa vision de l’œuvre, sans la comprendre
parfois, mais en l’acceptant pour ce qu’elle a de novateur à proposer à un
niveau musical tel que l’on ne saurait la rejeter sans analyse. L’interprétation
de Pogorelich ne se laisse pas cerner facilement. Il faut du temps pour passer
le moment de la surprise, le choc que représente à la première écoute
l’approche unique de l’artiste qui vous gifle. C’est là que l’on prend la
mesure de l’approche de Gould fuyant les salles de concert pour les studios
d’enregistrement : le confort de l’écoute de ses disques, la possibilité
de les réécouter à l’infini est la seule réponse à la profondeur de l’étude
menée par le pianiste pour nous offrir son interprétation. L’immédiateté du
concert nous force à en rester à une première impression, nécessairement
partielle, suffisante dans la plupart des cas mais tellement frustrante face à
Pogorelich.
Au disque, sa deuxième Sonate de
Chopin avait bouleversé les habitudes car jamais on ne l’avait entendue telle.
Personne n’avait, ni n’a depuis, osé abattre avec autant de richesse des pans
entiers de l’interprétation musicale. Ce soir, c’est la troisième qu’il
proposait au programme, inédite pour lui au disque, juste après un Nocturne, le
deuxième de l’opus 62, attaqué dès la
première note, pour saisir son auditoire sur le vif. La densité tout de suite,
la force du son, la puissance de l’interprétation, le côté tellurique, chtonien
du pianiste qui plonge l’auditeur abruptement in medias res. L’on craignait les lenteurs dans lesquelles le pianiste
croate avait pris coutume de se perdre, à l’image de cet opus 111 de Beethoven,
opus ultime joué en quarante-et-une minutes, une bonne quinzaine de plus que
tout autre interprète (jusqu’à et y compris lui-même dans son disque de 1980).
Des lenteurs il y en eut dans cette troisième sonate de Chopin, mais pas au
point de choquer autant, surtout dans le Maestoso
du premier mouvement et dans le Largo.
L’absence des reprises dans le mouvement lent reste une marque de fabrique qui
donne à l’interprétation une cohésion qu’elle perdrait autrement. Ce n’est pas
l’œuvre que l’on est venue entendre, on la connaît, c’est l’artiste. Qu’en
fera-t-il ? Les œuvres pour piano de Chopin par Pogorelich, ce n’est ni du
piano ni du Chopin, c’est du Pogorelich ! Jamais un pianoforte de l’époque
n’eût résisté à un tel déferlement à l’unisson des deux mains, unies à nous
démontrer toutes deux que la mélodie n’est pas là où on la croit d’habitude. Il
y a des emportements romantiques dans ce jeu et l’on ne peut s’empêcher de
penser que, Chopin eût-il bénéficié d’un piano moderne, l’aurait-il aussi sans
doute poussé dans ses derniers retranchements. C’est sans doute le projet de
Pogorelich, qui nous montre la modernité de Chopin. C’est vrai, parfois le
propos nous échappe, on ne sait plus où l’artiste veux nous mener, on doute de
la vision, de la cohérence du propos. Qu’importe, on sait que face à une telle
personnalité, nous ne saurions espérer tout comprendre. Laissons-le donc s’exprimer.
Vint ensuite une Méphisto Valse
de Liszt hallucinante. Je ne sais pas si Liszt la jouait comme ça, Méphisto
sans doute. Les graves hurlent, aboient les profondeurs infernales, la mélodie
peine à se préciser, ne s’impose pas, la nuit de Walpurgis est bien noire. La
virtuosité est extraordinaire mais sans esbroufe. Jamais sans doute un artiste
s’est-il moins soucié de l’adhésion du public, composé ce soir là manifestement
d’inconditionnels.
La seconde partie du concert
offrait une Valse triste de Sibelius,
lente, pesante, puissante, pas vraiment triste mais d’une douleur profonde.
Qu’a-t-il donc tant vécu pour ne jamais parvenir à l’exprimer réellement,
qu’elle rupture indicible se cache derrière ce besoin de dire, de hurler, de
vivre, de maintenir caché malgré tout ? Je regardais les lumières de la côte
dalmate se mirer dans les lacs finlandais, sans percer la brume qui les
recouvre.
Gaspard de la nuit de Ravel nous était offert dans une approche
radicalement différente de celle que nous lui connaissions au disque. L’Ondine n’a plus cette fluidité limpide,
c’est l’eau de mille lacs qui coule, trop vite pour y voir un reflet se
constituer, trop dense pour s’y alanguir. L’artiste coule avec elle tempétueusement
mais en gardant la clarté du jeu ravélien, le délié du touché et les couleurs
incomparables qu’exige ce piano là. Le
Gibet est terrifiant, danse des morts lancée comme une boucle qui ne se referme
pas, le gibet montant vers le ciel, obliquant vers l’homme, pendu qui ne touche
plus sol, laissant ouverte la quête deux pieds plus haut. Car c’est bien le
pendu que nous montrait Pogorelich dans ces pages, le pendu au bout de sa
corde, face au gibet, deux verticalités terribles qui se fixent. Constamment
pourtant Pogorelich cherchait la terre, à y revenir, à poser les pieds au sol,
à trouver l’appui, le repos, sans y parvenir. Jamais Scarbo n’a été si terrible, tabouret du pendu renversé au pied du gibet,
tournant le dos à la terre sans regarder le ciel. Condamnation définitive, sans
appel. Il n’y a pas de rédemption dans le monde présenté par Pogorelich.
Qu’a-t-il donc à expier pour nous livrer ça ?
Pas de bis, mais que jouer après
ça ? Le pianiste salue à peine le public, prête davantage d’attention aux
fleurs qu’on lui a offertes, revient trois ou quatre fois. S’il ne cherche pas
l’adhésion du public, Pogorelich ne cherche pas davantage à le choquer, plus à
le surprendre. Il y a quand même un plaisir certain d’être là, manifesté par un
large sourire à la fin de chaque partie du concert. C’est la nécessité de jouer
pour lui qu’il est venu nous dire, le besoin de s’exprimer et il ne sait le
faire autrement. Le corps est fatigué, pas vieux mais profondément usé. Le
contraste physique avec les photos des pochettes de disques (le dernier remonte
à 1996, les 4 Scherzi de Chopin) est
saisissant !
5 septembre 2009
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.