dimanche 19 avril 2015

REPONSE DES COSAQUES ZAPOROGUES AU SULTAN DE CONSTANTINOPLE


Début de saison ordinaire à l‘OSR
La nouvelle saison 2012-2013 de l’OSR s’annonçait porteuse de bouleversements majeurs : un nouveau directeur artistique et musical avec Neeme Järvi, assisté du jeune Kazuki Yamada pour qui l’on créait le poste inédit à Genève de principal chef invité, deux concerts extraordinaires hors abonnement pour commencer et un cycle Rachmaninov en fin de saison.
Dunkel ist das Leben, dunkel ist der Tod…
Las, l’extraordinaire n’avait rien de tel dans un programme dont la pertinence n’apparaît pas a priori : pourquoi choisir deux œuvres qui ne sont emblématiques ni du chef ni de l’orchestre pour cet événement ? Un mauvais choix de programme qui coulait d’emblée toute chance d’atteindre les sommets visés. Il était beau, à l’affiche, pourtant. Tod und Verklärung, poème symphonique opus 24, de Richard Strauss et Das Lied von der Erde, de Gustav Mahler, avec en solistes Paul Groves, ténor, et Thomas Hampson, baryton.
Dès les premiers accords du poème de Strauss, c’était la mort des attentes annoncées. L’Orchestre pâteux, banal, à peine préparé, nous livrait une lecture superficielle d’une pièce que l’on n’avait placée là que comme introduction à la suite, qui ne fut pas meilleure. Dans le premier chant, Das Trinklied vom Jammer der Erde (« Chanson à boire de la douleur de la terre »), Paul Groves s’époumonait vaillamment sans parvenir à franchir un orchestre déjà trop fort. Dunkel ist das Leben, dunkel ist der Tod... Dans Der Einsame im Herbst (« Le Solitaire en automne »), Thomas Hampson montrait de belles qualités de timbre. Devenant audible grâce à un orchestre moins puissant dans ce chant, Paul Groves se tirait bien de Von der Jugend (« De la jeunesse »), avant que Thomas Hampson ne s’effondre dans Von der Schönheit (« De la beauté »), les tempi rapides du chef lui rendant impossible à la fois une bonne articulation du texte et une projection adéquate, bref, une solution saine du passage. Der Trunkene im Frühling (« L’Ivrogne au printemps ») sonnait la rédemption de Paul Groves et l’Abschied final celle de Thomas Hampson, qui manquait néanmoins d’émotion pour nous faire réellement ressentir le renouvellement éternel de la nature au printemps.
L’Orchestre n’était guère mieux préparé pour Mahler que pour la première pièce de Strauss et l’on se prend à songer qu’il pourrait y avoir là, en germe, les difficultés d’une direction nouvelle que l’on souhaitait prestigieuse. Certes, Neeme Järvi est un grand chef à la riche expérience, annoncé par l’OSR comme une sorte de Sultan de Constantinople. L’habitude de fréquenter les meilleurs orchestres lui donne une certaine nonchalance dans la préparation de ses concerts, dont il survole les répétitions. C’est une méthode de travail qui nous fait craindre ne pas convenir à l’OSR. Celui-ci a en effet toujours eu besoin d’une baguette très présente pour donner le meilleur de lui-même, se limitant facilement à la banalité lorsqu’elle n’allait pas chercher les impulsions nécessaires au plus profond des musiciens. Le contrepoint de Kazuki Yamada sera sans doute important pour que cette nouvelle direction ne s’avère pas être le quatrième mauvais choix en cinq directeurs artistiques successifs.
Mille et une nuits dans des jardins d’Espagne
Lorsque l’ordinaire prenait la relève, le ton changeait. Annoncé sous la direction de Rafael Frühbeck de Burgos, le premier concert des deux séries d’abonnement échut finalement à la baguette d’Alain Altinoglu. Au programme des pièces qui forment le socle du répertoire historique de l’OSR, dans lequel il s’avère toujours très à l’aise. Manuel de Falla ouvrait les feux avec la suite d’orchestre El amor brujo, avant de nous entrainer, avec Nelson Freire, dans Las noches en los jardines de España, impressions symphoniques pour piano et orchestre. Ce titre d’impressions symphoniques dit clairement qu’il ne s’agit pas là d’un concerto pour piano et que le soliste ne peut en conséquence espérer y briller de tout l’éclat de sa virtuosité. Il y faut des timbres subtils qui appellent des couleurs debussystes. Le programme de la soirée nous rappelait d’ailleurs l’anecdote de la première rencontre à Paris entre De Falla et Debussy. Le premier, commençait timidement par un « j’ai toujours aimé la musique française… », qu’il souhaitait sans doute introductif à des échanges constructifs. Il se vit répondre par un sec « moi jamais ! », qui réduisit sa tentative à un simple prélude. Nelson Freire était superbe dans ces pages de musique, aussi espagnoles que la musique de Debussy est française, mais qui méritent le qualificatif d’impressionnistes autant que le Prélude à l’après-midi d’un faune. L’orchestre parfaitement dirigé par Alain Altinoglu lui offrait toute la quiétude qu’il recherchait pour explorer ces nuits en harmonie avec les chants de la terre. A noter qu’il existe deux enregistrements de cette œuvre par l’OSR, le premier avec Robert Casadesus et Ernest Ansermet, le second, plus connu et qui demeure une référence, avec Alicia de Larrocha et Sergiu Commissiona.
La seconde partie de concert nous offrait la suite symphonique opus 35, Shéhérazade, de Nicolaï Rimski-Korsakov, l’une des dernières œuvres purement symphoniques du compositeur, lequel se consacrera ensuite quasiment plus qu’à l’opéra. Issu des Mille et une nuits, cette pièce est à peu près contemporaine de l’expansion de l’Empire russe au sud et à l’est, à l’intérieur du monde islamique, qui généra chez Rimski-Korsakov une passion pour l’Orient qu’il fut bien seul à éprouver parmi ses collègues de l’époque. Cette pièce se découpe en épisodes distincts, sans lien entre eux, images de conte oriental dans lesquels l’OSR donnait son meilleur engagement. Le troisième mouvement, dans lequel Shéhérazade raconte elle-même son histoire merveilleuse au terrible Sultan met en valeur les qualités musicales du premier violon solo de l’OSR. La baguette précise et inspirée d’Altinoglu agitait avec soin ce kaléidoscope de voiles vaporeux, dont les sons parvinrent sans doute au Sultan de Constantinople.
La réponse des cosaques zaporogues
Le 12 octobre 2012, le deuxième concert de la série répertoire nous portait enfin aux sommets annoncés plus tôt… Une Huitième symphonie, opus 93 de Beethoven ouvrait les feux, avant la Quatorzième Symphonie, opus 135, de Dimitri Chostakovitch.
Beethoven écrit son avant-dernière symphonie en même tant que la lettre à l’immortelle bien-aimée. C’est aussi le temps de sa rencontre avec Goethe. Travaillant à son œuvre en relation avec la Septième Symphonie, il y cherche des solutions nouvelles, s’orientant vers un dépassement de la référence au rythme au profit de la pulsation, élément qui repose sur la répétition jusqu’à saturation sonore comme sur le contrepoint. Dans cette œuvre très cohérente et homogène, d’un aspect de grande simplicité le rapprochant de Haydn en particulier, Beethoven ne commence pourtant pas par une introduction mais directement par le thème principal, déjouant les habitudes d’écoute en superposant la fin et le début des différentes parties d’un mouvement. Parfaitement exécutée, la direction de Marek Janowski mettait tout le monde d’accord pour la suite.
La suite offrait une œuvre d’exception qui eut sans doute fort avantageusement remplacé le Chant de la Terre tenté en ouverture extraordinaire de saison. L’Orchestre a toujours été très à son aise dans les œuvres de Chostakovitch, dont il a donnée souvent de très belles interprétations, notamment sous la direction d’Armin Jordan ou de chefs invités. Si l’on n’attend peut-être moins Janowski dans ce répertoire, il n’en a pas moins donné ce soir là une interprétation en tout point convaincante.
De mauvaise santé lorsqu’il l’écrivit, Chostakovitch compose sous ce titre de Quatorzième Symphonie une suite non conventionnelle de onze pièces sur des poèmes de Garcia Lorca, Apollinaire, Rilke et Küchelbecker, pour méditer sur la mortalité du compositeur lui-même, dans une référence plus ou moins explicite au suicide et à l’œuvre de Marina Ivanovna Tsvetaïeva, poétesse qui avait déplu à Staline et mis fin à ses jours le 31 août 1941, qui lui rappelait sans doute ses propres angoisses face à la répression dont son œuvre avait également fait l’objet à la même époque. Si Tsvetaïeva n’apparait pas explicitement ici, elle le fera néanmoins dans une œuvre postérieure que le compositeur lui consacrera entièrement, qui mettra en musique six de ses poèmes dans son opus 143 pour alto et piano en 1973, orchestrés en 1974, l’année de son décès. A noter qu’un autre compositeur, Sofia Goubaïdoulina, mettra elle en musique L'Heure de l'âme, en 1974 également, pour mezzo-soprano et orchestre à vent, puis en 1984, cinq de ses poèmes réunis en un Hommage à Marina Tsvetaïeva pour chœur a cappella. Le plan de cette composition singulière qui n’a sans doute rien d’une symphonie est en bien des points issu de son travail d’orchestration de Chants et danses de la mort de Modeste Moussorgski, sur lesquels il avait travaillé une dizaine d’années plus tôt. Plus encore que dans l’œuvre de Mahler, la vie comme la mort sont ici bien sombres.
S’ouvrant sur un De profundis, texte de Federico García Lorca, l’œuvre enchaîne sur Malagueña, du même poète. Vient ensuite la Loreley sur un texte de Guillaume Apollinaire d’après Clemens Brentano. Le Suicidé, du même Guillaume Apollinaire, met en musique un texte poignant :
« Trois grands lys
Trois grands lys sur ma tombe sans croix
Trois grands lys poudrés d’or que le vent effarouche
Arrosés seulement quand un ciel noir les douche
Majestueux et beaux comme sceptres des rois
L'un sort de ma plaie et quand un rayon le touche
Il se dresse sanglant c'est le lys des effrois
Trois grands lys
Trois grands lys sur ma tombe sans croix
Trois grands lys poudrés d’or que le vent effarouche
L’autre sort de mon cœur qui souffre sur la couche
Où le rongent les vers
L'autre sort de ma bouche
Sur ma tombe écartée ils se dressent tous trois
Tout seuls tout seuls et maudits comme moi je crois
Trois grands lys
Trois grands lys sur ma tombe sans croix ».

Les Attentives I et II sont toujours sur des textes d’Apollinaire, comme À la Santé et La Réponse des cosaques zaporogues au sultan de Constantinople. O, Delvig, Delvig! est écrit sur un texte de Wilhelm Küchelbecker. L’œuvre se termine sur deux poèmes de Rainer Maria Rilke, auprès duquel Tsvetaïeva avait un temps trouvé réconfort, Der Tod des Dichters, puis Schlußstück, aux titres on ne peut plus explicites. Matériau thématique dodécaphonique et textures dissonantes en font une œuvre aventureuse dans laquelle l’OSR, dans ces effectifs très resserrés, offre de superbes sonorités et une grande tenue. Ricarda Merbeth, soprano et Dimitri Ivaschenko, Basse, incarnaient parfaitement les profondeurs des textes et les inquiétudes du compositeur dans cette œuvre crépusculaire.
La mémoire d’un ange
Le 17 octobre 2012 était donné le deuxième concert de la série symphonie, dont le programme inversé s’ouvrait sur la Deuxième Symphonie en ut mineur, d’Anton Bruckner, pour se terminer sur le Concerto pour violon et orchestre, Dem Andenken eines Engels, d’Alban Berg, confié à l’archet de Franck Peter Zimmermann.
Cette deuxième symphonie de Bruckner n’est de loin pas la plus intéressante de ses œuvres, mais elle n’en démérite pas et garde sa place au répertoire, au moins dans un cycle ou une intégrale consacrée au Maître de Saint-Florian. Tout au long de ces dernières saisons, Marek Janowski a conduit l’Orchestre à se familiariser avec ces œuvres qu’il connaissait mal et qui n’ont jamais vraiment fait partie de son répertoire. L’on mesure là tout le travail accompli et l’on s’interroge sur l’ordre dans lequel le chef a fait découvrir ces symphonies à l’orchestre. Commencer par les monuments que peuvent être les six dernières, dont les Cinquième et Huitième d’une rare complexité, exposait forcément l’OSR à montrer ses limites et à nous offrir des interprétations bien peu intéressantes face aux nombreuses gravures d’exception des meilleurs brucknérien, au nombre desquels comptent les plus grands chefs germaniques, Furtwängler, Böhm, Klemperer, Jochum, Célibidache ou Wand. Nous n’avons jamais eu de quoi régater avec ceux là dans ce cycle patiemment mis en place par Janowski. Maintenant que l’orchestre maîtrise l’exercice, ce n’est pas dans la Deuxième que l’on souhaiterait l’entendre. Il serait peut-être temps de nous redonner les plus grandes pages qui nous furent présentées trop tôt, afin que l’on puisse apprécier enfin à sa juste valeur le grand travail effectué par Janowski à la tête de l’OSR.
Quant au concerto de Berg qui suivait, il avait les couleurs romantiques dont Janowski le parait, à la tête d’un orchestre réduit comportant notamment un saxophone alto, une harpe et des percussions. Datant de 1935, cette œuvre vit le jour en même temps que s’éteignait Manon Gropius à dix-huit ans, la fille d’Alma Mahler et de l’architecte Walter Gropius, que Berg admirait beaucoup. Il dédia donc sa partition à la mémoire de cet ange et il se trouve que ce fut aussi sa dernière œuvre. Recelant d’innombrables références, dont au choral de Bach Ich habe genug, la forme de ce concerto, en deux mouvements, successivement Andante – Allegretto, pour le premier, et Allegro –Adagio – (Coda), pour le second, est très particulière. Frank Peter Zimmermann en maîtrise toute la difficile texture avec la souveraineté de celui qui garde aussi sans doute, quelque part en lui, une part de la mémoire d’un ange. Présent au répertoire de l’OSR depuis longtemps, Ansermet en a gravé deux enregistrements avec des musiciens d’exception, Yehudi Menuhin et Christian Ferras. L’interprétation entendue ce soir n’avait rien à leur envier.
C’est décidemment bien dans l’ordinaire de nos concerts d’abonnement que l’OSR se révèle à son meilleur niveau et commence réellement sa saison. 
4 novembre 2012

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