dimanche 15 octobre 2017

JOUER EN RÊVE AUTOUR DES PIEGES DE LA DESTINEE


Je ne pourrai plus sortir de cette forêt…
Pelléas et Mélisande, la pièce de Maurice Maeterlinck, est créée à Paris, au Théâtre des Bouffes-Parisiens, en 1893. Elle entre tardivement, sous la plume de Debussy, au répertoire de l’Opéra de Paris, en 1977 seulement, et la mise en scène de Robert Wilson, donnée ce 23 septembre 2017 à l’Opéra Bastille, l’est pour la quarante-cinquième fois depuis vingt ans. Que c’est beau cette manière de simplement suggérer, de souligner l’action façon théâtre Nô, de présenter non des personnages mais des masques. Si la parole dans Debussy refuse le chant, elle semble chantée dans ce théâtre japonais. Pour en accroître l’intensité, les acteurs s’immobilisent longtemps dans le geste et la mimique. A ce jeu, la Mélisande d’Elena Tsallagova est la plus belle, immergée de longtemps dans une mise en scène qu’elle a représentée lors de productions successives. Elle s’y trouve à son aise pour s’exprimer totalement, comme si - et sans doute est-ce réellement le cas, Robert Wilson l’avait conçue pour en faire son centre. Etienne Dupuis est un Pelléas lumineux à la parfaite diction française, comme Mélisande. Le Golaud de Luca Pisaroni peine par contre un peu à s’incarner, comme s’il cherchait encore la manière de rendre à la gestuelle qui lui était imposée toute l’intensité qu’une autre forme d’expression aurait pu lui permettre. Il avait été un Comte Almaviva puissant et veule à Salzbourg, eût-il repris ces traits ce soir qu’il n’en serait resté que banal, déjà vu mais pourquoi n’y aurait-il pas à approfondir des lignes communes dans ce Comte et ce prince ? Anna Larsson symbolisait une Geneviève au timbre magnifique, qui donne vie à la lettre de Golaud à son frère comme aux ombres du château qu’elle habite depuis quarante ans. Franz-Josef Selig campait un Arkel d’outre-tombe, sépulcral, puissant dans son être mais incapable de tourner les âmes pour en voir autre chose que l’envers.
 « Je ne suis pas tenté d’imiter ce que j’admire dans Wagner, confiait Debussy à son ancien professeur, Ernest Guiraud. Je conçois une forme dramatique autre : la musique y commence là où la parole est impuissante à exprimer ; la musique est écrite pour l’inexprimable ; je voudrais qu’elle eût l’air de sortir de l’ombre et que, par instant, elle y rentrât ; que toujours elle fut discrète personne » (Edward Lockspeiser et Harry Albreich, Debussy, Fayard, 1980, p. 703).
Il faudra dix ans de travail à Claude Debussy pour créer son opéra sur le texte respecté quasi à la virgule près, de Maeterlinck. Le programme du soir l’affirme : « Privilégiant la clarté propre à la musicalité sans relief de la langue française, il livre une œuvre révolutionnaire qui rompt avec les conventions du chant lyrique traditionnel. Un exercice formel que personne, y compris lui-même, ne saura reproduire ». C’est une esthétique dépouillée de tout académisme, qui préfère à la rigueur formelle la couleur et l’impression sonore. Plus que de l’impressionnisme, le programme du soir place l’œuvre sous le signe du symbolisme artistique, une esthétique prônée par le texte de Jean Moras, en 1886, sous le titre de Manifeste du symbolisme. Les Poèmes saturniens de Paul Verlaine (1866) ou Les fleurs du mal de Charles Baudelaire (1857), résonnent encore avec les vers d’Edgar Allan Poe, source d’inspiration essentielle tant à Maeterlinck qu’à Debussy. « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème », selon Mallarmé. Le symbolisme, mouvement métaphysique s’il en est, fait la part belle à la subjectivité, à l’ambiguïté et au vague. C’est la musique pour l’inexprimable, qui entre et sort de l’ombre.
L’on ne sait où l’on se situe, ni dans quelle forêt Golaud trouve Mélisande, ni dans quel monde vit Arkel, le vieux roi d’Alemonde, ni quand. L’on ne sait qui est Mélisande et on ne le saura jamais. L’on ne sait pas quel anneau Golaud a offert à Mélisande, la bague de leurs noces. Lorsqu’elle la perd, il lui dit bouleversé : tu ne sais pas ce que c’est… Eh ! nous non plus.
… parce que nous ne voyons jamais que l’envers des destinées, l’envers même de la nôtre.
Le cadre spatio-temporel est donc des plus mystérieux, le profil psychologique des personnages illogique. Ceux de Maeterlinck sont des somnambules qui évitent toute désignation explicite de choses concrètes ou des états sensibles précis, qui évoluent dans le non-dit, les allégories et les métaphores, qui confrontent en permanence des éléments paradoxaux. En quelques mots, le programme du soir présente ce théâtre qui « dresse une série d’oppositions, nées des dialogues entre deux êtres aussi bien que des contradictions présentes chez une seule et même personne. Apparaît ainsi un phénomène de dédoublement qui produit un discours à la tonalité illogique ».
Pelléas et Mélisande est un opéra délicat. Donner vie à son texte l’est, qui peut être magnifique mais aussi, en bien des lignes, sembler d’une mièvrerie impossible, n’était la musique qui le soutient. Donner vie à la musique de Debussy l’est aussi car il n’est pas soutenable de se limiter à en faire des aquarelles. Dans cet exercice, Philippe Jordan approfondit l’interprétation et nous livre une musique qui entre parfaitement dans cette notion de révolution subtile que développait André Boucourechliev autour de Debussy.
On s’embarquerait sans le savoir et l’on ne reviendrait plus.
La mer mais plus généralement l’eau est un élément fondamental de cet opéra. L’on commence auprès d’une fontaine dans une forêt, où Golaud trouve Mélisande esseulée, pleurant des malheurs inconnus mais nombreux sans doute. C’est par bateau qu’ils reviennent à Alemonde et la mer est souvent mentionnée, de même que la lumière sur ses eaux, la bande de clarté de la lune et le risque de tempêtes et de naufrage. Il y a des fontaines au château, des rivières et des lacs dont on n’a pas encore trouvé le fond, des grottes avec des eaux croupies qui vous fouettent au visage, dans l’une des scène les plus courtes mais les plus intenses de la partition.
Il y a toujours un silence extraordinaire… on entendrait dormir l’eau…
Cette eau que l’on pourrait entendre dormir reflète aussi la nuit qui est une composante essentielle de Pelléas et Mélisande. L’on observe surtout des horaires tranchés, l’on est à minuit ou à midi, dans l’ombre des frondaisons ou de la nuit ou alors en plein soleil. La lumière est partout : Mélisande est une lumière nocturne, sélène, qui reflète dans sa froide beauté la lumière du soleil, la nuit, penchée à sa fenêtre. Pelléas est solaire, brillant, enflammé. Golaud est sombre, la nuit est son domaine, celle dans laquelle il permet de luire à Mélisande, celle qui va faire place au lever de Pelléas.
Mais il faut une raison cependant, on va te croire folle, on va croire à des rêves d’enfant.
Mélisande n’appartient pas au monde, pas à celui des adultes, pas au monde réel. Vous êtes des enfants, des enfants lance Golaud à son frère et à sa femme. Eux deux sont du même monde. Leur manière de se regarder, sans jamais fermer les yeux, c’est celle des mondes enchantés de l’enfance. L’amour de Golaud et Mélisande n’est peut-être pas assez réel pour lui ; celui de Pelléas et Mélisande ressortit au rêve. Non, il ne faut pas de raison à tout et pourquoi alors ne pas croire aux rêves d’enfant ?
Tu pleures donc de ne pas voir le ciel ?
Golaud avait pensé décrocher la lune mais celle-ci pleure bien sûr de ne plus voir le ciel dans lequel en face d’elle brille Pelléas. Dans sa dimension nocturne, Golaud se tient littéralement entre sa femme et son frère, leur sert de pivot, d’axe sur lequel ils tournent. Entre eux, Pelléas et Mélisande parlent de la lumière sans jamais fermer les yeux.
Que fais-tu là à la fenêtre en chantant comme un oiseau qui n’est pas d’ici ?
Qu’ils sont beaux les chants des oiseaux exotiques, ceux qui viennent d’ailleurs frapper nos oreilles de mélodies inconnues aux harmonies nouvelles. Les oiseaux de Mélisande sont ses colombes, qui risqueraient de se perdre dans la nuit. Représentée de tout temps, la colombe a toujours été un symbole fort et universel. C’est à la déesse de l’amour que l’on offrait des colombes dans la haute Antiquité. A Babylone, colombe et enfanter ne s’exprime que par le même mot car l’oiseau est réputé monogame, fidèle et prolifique. Symbole d’amour et de fidélité elle en devient naturellement symbole de paix. Serait-ce tout cela qui n’est pas du vieux royaume d’Alemonde ? C’est donc bien cela qui fait que Mélisande ne peut y vivre, ne peut y être heureuse. Sa fenêtre est une ouverture sur un ailleurs indéfini.
Je t’observais, tu étais là, insouciante peut-être, mais avec l’air étrange et égaré de quelqu'un qui attendrait toujours un grand malheur, au soleil, dans un beau jardin.
Dans ce monde d’Arkel et de Golaud, Mélisande n’est pas chez elle. Si le jardin y est beau, le soleil peut y être ardent ou totalement absent. Elle attend un grand malheur, elle sait qu’elle n’y vivra pas longtemps. Pelléas part, il ne fait que partir, il part demain, c’est le dernier soir, celui où il faut que tout finisse.
Je suis ici comme un aveugle qui chercherait son trésor au fond de l’océan.
La cécité est très présente dans cet opéra. Il existe dans le château une vieille fontaine abandonnée, que l’on appelait la fontaine des aveugles, car elle ouvrait les yeux des aveugles ; depuis que le vieux roi est presque aveugle lui-même, on n’y vient plus. Dans deux vers, l’image revient : comme un aveugle qui chercherait son trésor au fond de l’océan, comme un aveugle qui fuirait l’incendie de sa maison. En miroir, Mélisande ne ferme jamais les yeux, de grands yeux mystérieux dont Golaud ne peut percer le secret. Il en est si près qu’il sent le battement de leurs cils lorsqu’ils clignent, mais il demeure plus près des grands secrets du monde que du plus petit secret de ces yeux. S’il veut les fermer, c’est de ne pas les comprendre. Pelléas et Mélisande se regardent eux sans fermer les yeux mais il nous dit avant de mourir pourtant qu’il n’a encore jamais regardé son regard.
J’attendrai le hasard ; et alors…Oh ! Alors ! Simplement parce que c’est l’usage ; simplement parce que c’est l’usage…
Le hasard, l’usage, la réaction de jalousie mortelle d’un mari trompé ou qui croit l’être. C’est terrible cette phrase de Mélisande à Pelléas : Je ne mens jamais, je ne mens qu’à ton frère ! Pourtant, à l’heure de l’examen final, elle lui dit sans détour avoir aimé Pelléas, mais pas d’un amour défendu. Avez-vous été coupables ? oui…oui, oui ! Golaud le veut, il pourrait expliquer son geste. Non, ils n’ont pas été coupables, elle n'a pas été coupable.
On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps.
La voix qui passe encore sur cette mer omniprésente, qui se charge du souffle du printemps pour murmurer à l’oreille de Pelléas, à nos oreilles attentives puisque la musique entre et sort de l'ombre.
Est-ce que ce n’est pas à faire pleurer les pierres.
Sans doute. L’on ne sait finalement si Pelléas meurt, l’on ne sait si c’est sous les coups de Golaud. Bien sûr, c’est ce qui paraît le plus évident, simplement parce que c’est l’usage. L’on ne sait de quoi meurt Mélisande, pas de sa blessure, un oiseau n’en serait pas mort. De ne plus pouvoir vivre ? peut-être. Meurt-elle? Elle part, elle s’en va seule. N’a-t-elle jamais été autre chose qu’une âme ?
L’âme humaine est très silencieuse… L’âme humaine aime à s’en aller seule…
15 octobre 2017

dimanche 8 octobre 2017

TU ETAIS LA, INSOUCIANTE PEUT-ETRE, MAIS AVEC L’AIR ETRANGE ET EGARE DE QUELQU’UN QUI ATTENDRAIT TOUJOURS UN GRAND MALHEUR, AU SOLEIL, DANS UN BEAU JARDIN


Pelléas et Mélisande de Debussy, dans la suite qu’en a tirée Erich Leinsdorf, et la Sixième symphonie de Gustav Mahler, associés dans un même programme des Wiener Philharmoniker dirigés par Daniel Harding, le 10 septembre 2017 à Lucerne. Le symbolisme de Maeterlinck peut a priori sembler assez éloigné des colossaux élans mahlériens. Pourtant, les œuvres sont quasiment contemporaines. Debussy travaille dix ans à son unique opéra, de 1892 à 1902, Mahler deux ans à sa symphonie, entre 1903 et 1905 et la révisera en 1906. Les deux compositeurs sont passés maîtres dans la recherche des couleurs du monde. Ils composent tous deux la fin de leur temps.
Lorsque Debussy vint à Vienne durant l’hiver 1910, Mahler donnait à New York les concerts de la saison philharmonique ; il y avait déjà donné les Nocturnes et le Prélude à l’après-midi d’un faune en février 1910 et y dirigera encore Iberia, le 3 janvier 1911. De son côté, Debussy avait assisté à la première audition en France que Mahler donnait en la dirigeant de sa Deuxième Symphonie, en avril 1910, au Trocadéro. Encore n’était-il pas resté jusqu’au bout. Toutefois, si Mahler programmait et dirigeait Debussy, celui-ci semble ne jamais avoir porté à son collègue la même estime. Deux compositeurs en somme qui s’évitent et se repoussent, un dîner chez Gabriel Pierné qui cherchait à les rapprocher, une boutade de Debussy à la Comtesse Greffulhe, bref, rien qui ne les puisse associer réellement. Et pourtant…
Dans Pelléas et Mélisande, Debussy écrit un opéra qui refuse le chant ; dans sa Sixième Symphonie, Mahler refuse le monde.
Les quatre mouvements que retient Erich Leinsdorf dans sa suite, successivement Une forêt, Une fontaine dans le parc, Les souterrains du château – Un appartement dans le château et Une chambre dans le château, sonnent ainsi bien trop figuratifs, n’était la musique qui seule en subsiste, échappe au besoin de dire, de décrire.
Mahler compose sa Sixième Symphonie juste après avoir terminé son cycle des Kindertotenlieder, ces chants des enfants morts. Il abandonne le dire également.
Golaud à son frère et à sa femme : « Vous êtes des enfants, des enfants », tous deux mourront de son fait à l’issue du quatrième acte. Dans ses Lieder, Mahler commence par Nun will die Sonn’ so hell aufgehn, le soleil va maintenant se lever à nouveau. Il enchaine avec Nun seh’ ich wohl warum so dunkle Flammen, enfin je comprends pourquoi de si sombres flammes jaillissent de vos yeux. Ces yeux dont Golaud pourrait dire : « Je les ai vu à l’œuvre, fermez les, fermez les ou je vais les fermer pour longtemps ». Wenn dein Mutterlein fait étrangement écho à l’appellation de petite mère donnée à Mélisande par Golaud et son fils, le petit Yniold. Oft denk’ ich, sie sind nur ausgegangen, souvent je pense qu’ils sont simplement sortis, rejette l’idée de la mort comme tentera Golaud de rejeter celles qu’il a provoquées. Enfin, In diesem Wetter, in diesem Braus, par ce temps, dans cette tourmente, égare les âmes et c’est sans doute en de tels états qu’errera celle de Golaud.
Dans sa Sixième symphonie, Mahler opère un tournant décisif. On a parlé d’un adieu définitif au monde enchanté du Knaben Wunderhorn. Les cuivres notamment mais plus largement les instruments de l’orchestre d’harmonie n’y sont plus employés dans une dimension militaire. Il n y a plus de véritables signaux ni de fanfare et, si le Scherzo est à trois temps, il n’a rien d’une danse. Les marches mêmes prennent une allure abstraite : vers un certain symbolisme debussyste ?
La Sixième, selon l’analyse de Sponheuer, c’est l’impossibilité d’une consolation dans les conditions existantes, l’impossibilité de la consolation de Golaud en somme. L’intention critique de la percée (Durchbruch) n’est pourtant pas abandonnée et c’est là que se trouve toute la vérité, qui est celle d’un espoir utopique en un monde vraiment réussi. « Ce qui est abandonné est sa réalisation musicale, qui la fausse et la fait devenir mensongère car elle exige que l’accomplissement de cet espoir soit déjà puissant au sein même de l’œuvre, lorsque l’état de la société actuelle continue de l’interdire » (cité par Henry-Louis de La Grange, Gustav Mahler, t. II, Fayard 1983, p. 1161). L’on trouve donc en ces lieux des temps d’une intense négativité, sans que le moindre espoir ne puisse s’incarner. Dans les termes d’Adorno : « L’élan vital s’avère n’être autre que la maladie mortelle dont parle Kiekegaard » (Theodor W. Adorno, Ecrits musicaux II, Quasi una Fantasia, Gallimard, 1982, p. 104). Golaud semble errer dans les pages de Mahler, sixième acte de l’opéra de Debussy.
Pour quiconque dirige cette symphonie, la question de l’ordre des deux mouvements centraux se pose. Convient-il de jouer l’Andante avant ou après le Scherzo ? Convient-il de jouer le Scherzo avant ou après l’Andante ?  Ces deux questions sont-elles les mêmes ? Mahler a changé trois fois d’opinion à ce sujet mais a dirigé pour la dernière fois l’œuvre à Vienne en plaçant le Scherzo en deuxième position. Les enregistrements de l’œuvre présentent tel ou tel ordre, au gré des chefs et certains, Riccardo Chailly par exemple, ont varié dans leurs choix. Le Scherzo entretien des liens tant avec le premier mouvement qu’avec le Finale. La seule position définitive nous semble devoir être celle de Henry-Louis de La Grange : « Toutefois, étant donné que lui-même a changé d’avis à trois reprises et que du point de vue musical, des arguments aussi solides et aussi convaincants peuvent être avancés en faveur d’un ordre ou d’un autre, on peut admettre aujourd’hui qu’un chef veuille rester fidèle à la seconde version si, par conviction profonde, il estime ainsi mieux servir l’œuvre » (ibid. p. 1157).
Daniel Harding place l’Andante moderato en deuxième position, restant fidèle à la seconde version de la partition, au concert de ce soir comme dans son magnifique enregistrement récent de l’œuvre avec le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks. Les pages de l’Andante moderato venant ainsi plus tôt, elles offrent au chef la réalisation de ce que l’on peut percevoir comme son projet et une grande tenue de l’ensemble. Cette baguette inspirée contraint tous les excès de la partition, tous les excès d’un monde qui se délite, d’une course à l’abîme qui se fait ainsi plus sereine, plus contemplatives aussi. Le caractère excessif de l’ensemble, sa longueur, ses violences et son pessimisme fondamental sont contenus. Les courbes des humeurs et des atmosphères sont symétriques, ascendantes, de l’ombre à la lumière, dans le premier mouvement, descendantes, dans un abîme de pessimisme, dans le Finale. L’andante en deuxième position permet de monter encore un peu plus loin, sur une forme d’inertie de l’espoir. Le Scherzo en troisième position permet une anticipation de la chute, la rend moins vertigineuse et l’issue moins brutale. Il y a dans la tempérance apportée par Daniel Harding à ces pages – comme dans ses interprétations de la Cinquième Symphonie ces deux dernières années par exemple, un certain flegme face aux assauts inéluctables de la vie. L’on y trouve surtout une grande musicalité et il nous offre l’espace nécessaire à l’apprécier pleinement. Serait-ce ainsi que l’on se griserait des beautés du monde ? Le concert programmé un dimanche de septembre froid et pluvieux à 17h00, m’offrait même la possibilité, quittant Lucerne, de passer le long du Lac de Sempach au moment où le soleil couchant à travers les nuages gris donnait à la surface de ces eaux un éclat argenté qui faisait penser au lac dont on n’aurait pas trouvé le fond.
Lorsque Mahler composait les pages du Finale dans le calme de Maiernigg, il avait demandé à sa femme Alma de lui ramener de Vienne les esquisses des précédents mouvements. Dans ses excursions à Toblach et Misurina, face aux Drei Zinnen des Dolomites, il trouvait l’inspiration de son gigantesque Finale. La présence d’Alma à ses côtés dans ces phases créatrices, le fait qu’aussitôt fermée la dernière mesure de la partition il coure la chercher pour lui jouer l’œuvre complète, rien que pour elle, l’œuvre entière, nous laisse penser qu’il la regardait sans doute avec les yeux de Pelléas. Écouter la direction de Daniel Harding, c’est entrevoir Alma à l’écoute, dans un tel paysage : elle était là, insouciante peut-être, mais avec l’air étrange et égaré de quelqu’un qui attendrait toujours un grand malheur, au soleil, dans un beau jardin.
17 septembre 2017.

dimanche 1 octobre 2017

PROFITER DES JOIES CELESTES


Wir geniessen die himmlischen Freunden
Lorsque vient à Lucerne l’Orchestre royal du Concertgebouw d’Amsterdam dirigé par son nouveau chef Daniele Gatti, une sorte de joie céleste se propage dans l’auditoire. La sonorité de l’orchestre est incroyable et, si elle n’est jamais aussi belle que dans sa salle amstellodamoise, l’écrin qui lui offre le KKL de Lucerne la met superbement en valeur.
Haydn avait quitté le Versailles hongrois du Prince Esterhazy pour Vienne alors que les compositeurs viennois triomphaient à Paris. Marie-Antoinette, la fille de l’Impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, avait épousé l’héritier de la couronne française et vivait sous les ors du premier Versailles. La Dauphine suivait, dans les années 1770, les cours du compositeur Christoph Wilibald Gluck et les pages de Haydn triomphaient à Paris. Son Stabat Mater lui valut notamment en 1781 de grands éloges ; trois ans plus tard, il venait donner au Concert de la Loge Olympique ses symphonies 82 à 87, connues depuis comme ses symphonies parisiennes. C’est alors que sont créées à Vienne Le Nozze di Figaro de Mozart, sur la pièce de Beaumarchais, les arts se croisant entre Paris et Vienne.
L’ours est la première des symphonies parisiennes ou plus exactement celle qui porte le premier des six numéros dans la liste officielle des œuvres de Haydn car l’ordre de composition n’est pas celui-ci, selon les cinq partitions dont les autographes subsistent encore. Ces pages acquirent rapidement une grande renommée et le finale de la symphonie 82 se vit en 1788 repris dans une pièce pour piano intitulée La danse de l’ours. La symphonie toute entière reprit alors le sobriquet qui lui reste aujourd’hui accolé au prétexte que le thème rugueux du finale ne pourrait être dansé que par un ours. De caractère martial dans l’ensemble mais avec un premier mouvement noté à 3/4 en contradiction avec le mètre usuel à la marche, elle peut donner effectivement cette impression d’une danse de l’ours. Notons encore que, dans l’Allegretto, la coda humoristique se retrouvera dans un mouvement d’une symphonie de Friedrich Witt au finale fondé sur l’air révolutionnaire Ah ça ira. Les pas de l’ours ne sont pas les seuls à être hésitants dans cette période prérévolutionnaire.
Ernest Ansermet avait coutume de dire qu’il était agréable de commencer un programme par une symphonie de Haydn, cela mettait tout le monde d’accord pour la suite. Il est vrai qu’au niveau d’interprétation proposé par le chef et l’orchestre dans ces premières pages de la soirée, nulle contestation ne pouvait surgir.
Kein weltlich’ Getümmel…
La symphonie de Haydn préfaçait les tourments révolutionnaires qui allaient rapidement détruire un monde pour offrir de nouvelles perspectives. Loin des tourments du monde tente également de se tenir Gustav Mahler dans les années 1899-1900, lorsqu’il compose sa Quatrième Symphonie. Durant les six étés précédents celui de 1899, Mahler avait consacré les deux premiers à sa Deuxième Symphonie, puis deux suivants à la Troisième. Devenu directeur de l’Opéra de Vienne, il s’était vu empêché de consacrer, durant les deux derniers, son temps à la composition. En 1899, c’est un retour au calme et à la création par une œuvre plus courte et plus légère que les deux précédentes. Son Lied Revelge, tiré toujours du recueil Des Knaben Wunderhorn, servira de simple mise en route.
Lebt alles in sanftester Ruh’
Tout vit dans un calme si doux. Cette symphonie de Mahler est la seule qui, de bout en bout, respire le bonheur, le calme, la joie de vivre, qui pourtant est née dans une période de mauvaise santé et d’angoisse concernant l’avenir de sa créativité. C’est de plus resté de son vivant la plus décriée, la moins comprise de ses œuvres. Après les précédentes, les musiciens et le public n’ont rien compris du style naïf considéré comme trop humoristique et superficiel pour des gens déjà habitué à la dimension titanesque du compositeur.
Dass alles für Freunden erwacht
Tout s’éveille aux plaisirs. Bien que Mahler ait voulu renoncer dès ces pages à toute forme de programme, ne voulant plus expliquer le sens de ses œuvres par des mots, il s’est néanmoins une dernière fois confié à leur sujet en déclarant avoir essayé de peindre le bleu uniforme du ciel, bien plus difficile à rendre que les teintes contrastées et changeantes de temps moins clairs. Ce bleu est « l’humeur de base de l’ensemble. Pourtant, à plusieurs reprises, elle s’assombrit et devient effrayante, fantomatique, sans que le ciel ne se couvre. Il reste éternellement bleu, mais c’est lui-même qui nous fait subitement peur : une terreur panique nous saisit, comme cela arrive parfois au jour le plus beau, dans une forêt splendide et pleine de lumière » (Henry-Louis de La Grange, Gustav Mahler, Fayard 1973, t. I, pp. 1055-1056).
L’Orchestre royal du Concertgebouw est un habitué de très longue date des symphonies de Mahler, lui qui a été dirigé par le compositeur dans la création de certaines de ses œuvres. Tous les chefs qui se sont succédé à sa direction ont laissé des interprétations de références de ces œuvres, souvent d’ailleurs des intégrales. A Lucerne, c'est Bernard Haitink qui a dirigé cette symphonie pour la première fois, le 17 août 1966, avec Irmgard Seefried, comme pour sa dernière apparition au programme avant ce soir, presque cinquante ans plus tard, les 14 et 15 août 2015, avec cette fois Anna Lucia Richter. Daniele Gatti s’annonce comme l’un des plus intéressants mahlériens à venir à la tête de cette phalange et la direction offerte ce soir, si elle inscrit cette symphonie dans la suite de celle de Haydn et lui consacre donc un caractère léger, heureux et bon vivant, n’en oublie pas pour autant la dimension terrifiante que la profondeur du ciel peut laisser entrevoir derrière la pâleur de ses bleus. Avec Chen Reis, le lied final était superbe, profond. Elle nous aidait à tourner définitivement le dos au monde enchanté de l’enfance pour aller, encore sereinement, regarder le drame de l’existence que dépeindront les symphonies suivantes. Nous avions profité, un soir durant, des joies célestes et ce n’est pas rien.
7 septembre 2017.