L’on ne mesure plus aujourd’hui à quel point la partition de Tristan und Isolde de Richard Wagner était révolutionnaire. C’est peut-être là la plus belle expression de la blessure amoureuse, telle que l’exprimait Roland Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux : « Telle est la blessure d’amour : une béance radicale (aux racines de l’être), qui n’arrive pas à se fermer, et d’où le sujet s’écoule, se constituant comme sujet dans cet écoulement même ». C’est à Zurich, alors que Wagner se trouve en exil après l’échec de la révolution de 1848 et qu’il est en pleine élaboration de la tétralogie, que commence à le préoccuper la légende de Tristan, dont il a fini par posséder dans sa bibliothèque toutes les versions disponibles alors en allemand comme en langues étrangères. De manière bien connue, l’on peut relever que trois éléments ont suscité chez le Maître la volonté de traiter la légende. Le premier d’entre eux tient à la lecture de l’ouvrage de Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, publié en 1818 et que Wagner découvre, ébloui, en 1854. Le deuxième tient à une anecdote, Wagner ayant été piqué au vif par le projet de l’un de ses amis d’écrire sur le sujet, il couche sur le papier un scénario en trois actes où l’on retrouve le voile noire de la légende et l’apparition de Parsifal au chevet de Tristan mourant, préfiguration de la blessure d’Amfortas. Enfin il y a le rôle romanesque de Mathilde Wesendonck, dont le riche mari s’était fait le mécène de l’artiste et la femme sa maîtresse et égérie, l’image même d’Isolde. Composé en partie à Lucerne, à quelques centaines de mètre du lieu où il était donné ce soir, cet opéra est à la fois l’apogée et la fin du grand opéra romantique.
Le Festival de Lucerne, dont la
scène n’offre pas de possibilité de mettre en place des décors d’opéra ne
laisse la place qu’à des versions de concert. Néanmoins ce soir, 10 septembre
2010, la mise en scène confiée à Peter Sellars et à Bill Viola s’adaptait
parfaitement aux lieux. Fondée essentiellement sur des vidéos projetées sur
grand écran qui tiennent lieu de décors, cette production avait déjà été donnée
à Paris en 2004, où nous l’avions découverte avec plaisir. Redonnée ce soir,
six ans après sa création, les images de Bill Viola n’ont rien perdu de leur
force, de leur beauté et de leur touchante simplicité. Très lentes, démarrant
souvent de très loin au point que l’on peine à identifier le motif, Tristan et
Isolde apparaissent comme des points à l’horizon, s’approchant à pied, dans une
profondeur de champ sidérante. Suit alors tout un processus de purification par
l’eau d’une grande beauté, d’une simplicité qui rend aux symboles une force peu
commune.
L’eau, c’est assurément l’eau qui
domine toutes les images de Bill Viola, omniprésente, même si l’on trouve les
autres éléments présentés également, le feu de l’amour au deuxième acte, la
terre et le vent au troisième, c’est dans l’eau des mers d’Irlande que commence
le projet de Viola et c’est par l’image du cadavre de Tristan porté du fond des
eaux vers la surface sur un tapis de bulles d’air que s’achève l’œuvre, image
là encore d’une sidérante adaptation à la musique, à la légende et simplement
de toute beauté dans la richesse de la trouvaille poétique et la simplicité
absolue des éléments.
Sur de telles images, ce pourrait
être une gageure que de tenter une mise en scène. Peter Sellars y réussit
souverainement, réduisant toute l’action aux éléments clés, complétant les
images sans leur voler la vedette. Dans cette mise au second plan de la
scénographie et donc des chanteurs, l’on pourrait craindre peut-être une perte
d’attention pour le chant. Il n’en est rien. D’abord car la superbe lenteur des
images permet une totale et mutuelle concentration sur la totalité de cette
œuvre magique et parce que Peter Sellars, dans sa maîtrise des rouages
théâtraux et de cette œuvre en particulier, appelle l’attention quand et où il
le faut, sans plus, avec une profonde justesse. Son idée de prendre la salle à
témoin de l’action, en allumant à plein à l’arrivée au port du premier acte,
pour que chacun sache qu’Isolde était livrée à Marke, ou en plaçant les
différents protagonistes aux balcons, les trompettes et les chœur du troisième
acte au fond de la salle, derrière nous, créait une participation totale,
marquante.
Tristan und Isolde est avant tout une partition et prétendre qu’il
s’agirait de la plus importante de l’histoire de la musique ne serait sans
doute pas usurpé. Si Dieu doit beaucoup à la musique de Bach, l’amour doit au moins
autant à celle de Tristan und Isolde.
A la tête d’un Philarmonia Orchestra
qui a retrouvé toutes ses beautés des années 1950 où il était sans nul doute
une phalange de premier ordre, Esa Pekka Salonen a donné une interprétation de
cet opéra que l’on n’hésite pas à placer une seule seconde au miroir des plus
grandes. Que l’on se souvienne de Karajan dirigeant à Bayreuth en 1952 (Ramon
Vinay et Martha Mödl dans les rôles éponymes) avec une puissance évocatrice
d’une force peu commune, la beauté de la direction apollinienne de Jochum l’an
suivant (Ramon Vinay et Astrid Varnay), qui offrent ensemble les deux faces
définitives d’une interprétation de cette œuvre, même si l’on doit évidemment
apprendre son Tristan avec
Furtwängler dirigeant justement le Philarmonia
en 1950 (avec Ludwig Suthaus et Kirsten Flagstad). La précision de Salonen et
ses qualités musicales, une forte présence qu’il ne relâche jamais, donnant à
ce drame universel une urgence de chaque mesure.
Gary Lehman était ce soir un Tristan d’envergure, d’une certaine
rigidité dans son opposition initiale avec la Reine d’Irlande au premier acte,
le métal s’assouplit pour donner de beaux accents à son agonie finale. Si l’on n’atteint pas là les moyens
superlatifs que mirent Loritz Melchior, Ludwig Suthaus, Ramon Vinay, Gunther
Treptow ou Wolfgang Windgassen dans ce rôle, il est néanmoins aujourd’hui et
depuis quelques années à nouveau possible de l’entendre chanté correctement par
des artistes en maîtrisant l’endurance et la ligne tout en ayant en plus
quelque chose à en dire. Son Isolde était ce soir, pour la première fois,
l’immense Violeta Urmana, magistrale dans sa présence et l’évolution subtile
qu’elle donne à son personnage au cours des trois actes de la partition, d’un
port altier de reine outragée à l’abstraction du Liebestod, il y a là une histoire plus encore qu’un mythe. La Brangäne
d’Anne-Sophie von Otter était constamment à la limite des moyens vocaux dont
dispose cette chanteuse à la puissance limitée mais au timbre si riche. Dans
l’écrin de la salle lucernoise, elle disposait d’une acoustique qui lui était
favorable et dont elle a su se servir pour que ses appels du deuxième acte ne
soient pas perdus pour tout le monde. Nous avons été beaucoup moins convaincu
par le Kurwenal de Jukka Rasilainen, qui nous a semblé faible et ne rien
apporter au rôle (il faut entendre Hans Hotter en 1952 et Gustav Neidlinger à
contre-emploi l’année suivante pour comprendre ce que l’on peut en faire),
alors que le Marke de Matthew Best était particulièrement poignant dans sa
densité à laquelle l’absence de profondeur abyssale donnait réellement corps.
Fabuleuse soirée où le miracle de
Viola et Sellars s’accomplit aussi sûrement à chaque représentation, sans
perdre une once d’émerveillement à être revu.
21 novembre 2010
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