C’est un concert dont l’affiche a connu de multiples
changements que nous proposait le 10 juin 2010 l’OSR. Initialement prévu sous
la direction de Bertrand De Billy avec La
Mer de Debussy au programme, on nous annonça finalement L’oiseau de feu de Stravinsky, sous la
direction d’un jeune chef colombien venant pour la première fois à Genève,
Andrés Orozco-Estrada. La présentation de ce musicien dans le programme de la
soirée était intéressante, lui qui disait considérer chaque note comme un défi.
Nous nous réjouissions donc de le découvrir mais il se fit remplacer au pied
levé et c’est à une autre découverte qu’il nous fut donné d’assister,
sensationnelle pour dire vrai. Kazuki Yamada, né en 1979 au Japon, a déjà
dirigé les plus importants orchestres archipélagiques. Il étudie avec succès à
Salzbourg, haut lieu musical s’il en est, fonde son propre orchestre à
vingt-deux ans et remporte l’an passé le Grand Prix du très prestigieux
Concours international de jeunes chefs d’orchestre de Besançon, ainsi que le
Prix du public. Entrant sur scène avec un je-ne-sais-quoi d’un Ozawa jeune,
image sans doute facile pour un jeune chef japonais, il a obtenu ce soir à
Genève aussi le prix du public après une prestation littéralement envoutante.
Ayant repris la baguette en dernière minute, il n’a
pas modifié le programme annoncé et c’est donc la Symphonie espagnole pour violon et orchestre, opus 21 d’Edouard
Lalo, avec Vadim Repin au violon qui ouvrait les feux. L’on sait à quel point
cette œuvre, exactement contemporaine de Carmen
de Bizet, souleva les critiques lors de sa création en janvier 1875 aux
Concerts populaires de Paris. L’on y voyait en effet une musique plus
romantique qu’espagnole et il est vrai que ce n’est pas cette authenticité là
que recherchait le compositeur. Cette œuvre s’ouvre par un passage en
trompe-l’œil, marqué Allegro non troppo
dans lequel l’archet expressif de Vadim Repin souleva d’entrée les
applaudissements du public. Dans le Scherzando,
Allegro molto, l’entrée du soliste sur un rythme syncopé, sorte de
séguedille, permet d’enchaîner avec l’Intermezzo,
Allegretto, dont l’aspect très virtuose permit au soliste de briller de
mille feux dans une interprétation brillante qui n’était pas exempte de
quelques emportements. Le magnifique choral qui introduit l’Andante aux cordes graves et aux cuivres
est de suite repris par le soliste et l’originalité des rythmes que Lalo lui
confie donnait à Repin la possibilité de nous faire avancer de surprise en
surprise sans se démarquer du caractère tranquillo
du mouvement. Le finale de l’œuvre est sa partie la plus connue, un Rondo-Allegro dansant au violon de Pablo
de Sarasate lors de la création et non moins ce soir à celui du virtuose
sibérien particulièrement brillant ici encore dans son interprétation. Le jeune
chef qui l’accompagnait pour la première fois nous montra avoir immédiatement
su construire avec l’orchestre des relations de travail efficaces. Suivant la
partition, il accompagna son soliste avec une forme d’humilité, face à un
orchestre et un violoniste plus prestigieux que lui-même. S’il eut la
délicatesse de laisser au soliste la possibilité de briller en premier, il prit
une toute autre dimension après l’entracte.
C’est par le Prélude
à l’après-midi d’un faune, de Claude Debussy qu’il revint au pupitre, avec
l’assurance de ceux qui savent ce qu’ils veulent obtenir comme son du fait
d’une interprétation réfléchie, mûrie sans doute déjà, la seule œuvre au
programme de ce soir dirigée sans partition, celle avec laquelle le jeune chef
partage visiblement certaines affinités. Debussy disait en 1908 : « On me qualifie de révolutionnaire, mais je
n’ai rien inventé. J’ai tout au plus présenté des choses anciennes d’une
nouvelle manière ». Il en allait sans doute de même ce soir, Kazuki
Yamada nous présentant cette pièce au combien célèbre de nouvelle manière. Sans
rechercher un impressionnisme facile mais jamais reconnu par Debussy, Yamada la
commençait d’un geste de la main comme s’ouvre une fleur de lotus, avec infiniment
de poésie. La flûte expose un premier sujet très bucolique, sur les
commentaires des autres bois, des harpes et des cors, célèbre mélodie présentée
dix fois, toujours dans un habillage harmonique différent. C’est la
clarinette qui lance le développement avant que ne se déploie cette œuvre
délicate donnée ce soir dans un très bel écrin, d’une grande simplicité, d’une
grande douceur aussi, loin sans doute de l’interprétation de Nijinski le soir
de la création par les Ballets russes en 1912. Ce Faune très sexuel aux
postures extatiques sans équivoques avait fortement déplu à Debussy. Comme nous
aurions aimé enchaîner sur la lecture du poème de Mallarmé pour prolonger la
poésie orchestrale par la musicalisation du poème :
Inerte, tout brûle dans l’heure fauve
Sans marquer par quel art ensemble détala
Trop d’hymen souhaité de qui cherche le
la :
Alors m’éveillerai-je à la ferveur
première,
Droit et seul, sous un flot antique de
lumière,
Lys ! et l’un de vous tous pour
l’ingénuité…
Ce fut dans l’Oiseau
de feu, Suite, dans la version de 1945, que le concert se termina en
apothéose et que ce jeune chef nippon prit toute sa mesure. Le ballet de
Stravinski, créé également par les Ballets russes en 1912, un an avant Le Sacre du printemps, avait déjà fait l’objet
d’un tremblement de terre qui devait modifier la musique du XXème
siècle. C’est un sujet très russe que le conte sur lequel Diaghilev demanda à
Stravinski d’écrire la musique d’un prochain ballet. La création fut un succès
qui dépassa toutes les espérances des protagonistes. Même Debussy, souvent
critique envers les compositions d’autres auteurs aimait cette partition. Stravinski
tira trois suites de son ballet, en 1911, 1919, créée à Genève par l’OSR sous
la direction d’Ansermet, et 1945, donnée ce soir. Sans reprendre tout le
matériau du ballet, cette suite en contient les épisodes essentiels : Introduction, L’oiseau de feu et sa danse, les Variations de l’Oiseau de feu, Pantomime
I (l’Oiseau de feu et Ivan Tsarévitch), Pantomime
II, Scherzo (danse des princesses),
Pantomime III, Ronde (Khorovode), Danse
infernale du roi Kastchei, Berceuse
(l’Oiseau de feu), Finale.
Maîtrisant manifestement cette partition dans les moindres détails, même s’il
préféra garder la partition sous les yeux, Kazuki Yamada emporta l’orchestre
dans une danse de feu d’une rare richesse. Tous les timbres de l’OSR sonnaient
comme rarement et le chef parvint à susciter de nombreuses surprises par le
choix de ses tempi, son sens de la dramaturgie propre de l’œuvre et
l’engagement qu’il y mit, les prises de risques aussi dans une partition
difficile abordée au pied levé avec un orchestre qu’il n’avait jamais dirigé,
qui ont payé. Les moments intimes de l’œuvre, tels la berceuse étaient d’une
grâce profonde, qui faisait place à une véritable danse infernale, brillante,
rapide, tenue en chaque note et le Finale éclatait, révélant tous les moyens
dont recèle l’OSR lorsqu’il est dirigé à ce niveau. Il y avait toutes les
racines extrêmes orientales du conte traditionnel russe, recherchées aux
confins des mondes japonais et russes. L’ovation finale du public était
enthousiaste et nous avons là un chef qui a emballé l’orchestre comme le public
comme rarement nous l’avons entendu. Ce jeune chef nippon a assurément l’Empire
du Soleil devant.
Un successeur à Janowski ?
12 juin 2010
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