samedi 21 février 2015

ET L’ÎLE NOIRE FLOTTE ENTRE LES VAPEURS MARINES


Musicien universel mais pourtant très marqué nationalement par l’histoire de son pays et de son engagement, Jean Sibelius est né il y a cent cinquante ans, ce qui lui vaut diverses formes de commémoration cette année, dont un magnifique cycle de l’ensemble de ses symphonies, avec le Concerto pour violon au milieu, donné sur trois soirs consécutifs par Sir Simon Rattle à la tête des Berliner Philarmoniker, les 5, 6 et 7 février 2015, à la Philarmonie de Berlin.
Dans la longue vie de Sibelius (1865-1957), la symphonie n’occupe que vingt-cinq années de travail, avant d’ouvrir sur trente ans de silence. Singulier parcours symphonique que celui de Sibelius, qui se concentre en sept symphonies, toutes créées en Finlande sous sa direction personnelle, entre le 26 avril 1899 pour la première et le 24 mars 1924 pour la dernière. Cette période créatrice représente ainsi le centre de la vie du compositeur et, quantitativement, une toute petite partie d’une œuvre très diverses qui embrasse presque tous les genres mais qui reste hélas encore largement méconnue, en dehors des poèmes symphoniques ou du Concerto pour violon, incontournable dans le répertoire. Lorsqu’il parlait des côtes du golfe de Finlande telles que les peignit Berndt Lindholm, Sibelius disait : « Quand nous voyons ces rochers, nous savons pourquoi nous pouvons traiter l’orchestre comme nous le faisons » (voir Diapason, n°632, février 2015, p. 31).  
Les symphonies de Sibelius, comme son concerto pour violon, sont entrés tôt au répertoire de l’Orchestre philarmonique de Berlin, à l’exception de la troisième symphonie, sous des baguettes prestigieuses, telles que celles de Busoni, Strauss, Furtwängler ou Karajan, Rattle maintenant. Ce dernier est un musicien d’une telle importance qu’il convient de prendre sérieusement tout ce qu’il peut proposer, surtout lorsqu’il offre de parcourir les mondes d’un symphoniste tel que Sibelius. Rare sont ceux qui peuvent avec autant de bonheur appréhender toutes les facettes de sept mondes différents, qui, présentés sous la forme d’un cycle, peuvent devenir les sept étapes d’un monde fini.
Le cycle s’ouvre comme un prélude à la nuit d’un elfe, dans les subtilités sonores de la clarinette d’Andreas Ottensamer, qui donne à ces vingt-huit premières mesures, soutenues uniquement par un roulement de timbale étouffé aux portes du silence, la dimension des longues nuits du grand nord. Il y a là comme une improvisation tirée du Kalevala, le grand cycle épique de la mythologie finlandaise, dans lequel Sibelius trouvera les héros de ses poèmes symphoniques, mais aussi le lyrisme emprunt de certaines tristesse d’Elégie de Tomas Tranströmer. Cette première symphonie, opus 39, est la recherche d’une synthèse de la sauvagerie du Kalevala et d’aspects non programmatiques, abstraits, typiques de la symphonie d’après Tchaïkovsky et elle a pu être vue comme le magistral résumé-énoncé vers lequel toute sa production des années 1890 avait tendu. Créée à Helsinki le 26 avril 1899, elle est donnée à Berlin pour la première fois le 22 novembre 1920, sous la direction de Karl Muck. Rattle y atteint une puissance cataclysmique, notamment dans les cordes.
« Avec des archets déguisés en forêts.
Avec des archets comme des agrès sous l’averse –
la cabine s’applatit sous les coups de sabots de la pluie –
et au fond, dans la suspension du gyroscope, la joie ».
La deuxième symphonie, en ré majeur, opus 43, créée le 8 mars 1902 à Helsinki, a été jouée pour la première fois à Berlin le 12 janvier 1905, également sous la direction du compositeur. C’est la première que l’on entendra à Berlin, comme ailleurs du fait que c’est avec cette œuvre que Sibelius cherche à se faire connaître en Europe, en sortant pour la première fois des frontières finlandaises. Protestation contre l’injustice qui menaçait alors de dérober au soleil sa lumière et aux fleurs leurs parfums (Andante) dans la situation politique de l’époque, où la Russie tentait encore de subjuguer les velléités indépendantiste de la Finlande, préparation à la lutte (Scherzo), combat pour un avenir meilleur (Finale), triomphe, lumière et confiance en l’avenir (coda), ce genre de lecture mythique de la partition s’imposa un temps, malgré les dénégations du compositeur qui souhaitait présenter ces pages comme de la musique pure, comme une confession de l’âme. Il prit tout de même le temps d’écrire, en 1939, qu’elle n’avait rien à voir avec les combats des finlandais contre la russification de leur pays; les thématiques de la libération nationale et de la Patrie libérée restèrent cependant durablement attachées à cette œuvre. Comme on le rapportait ensuite de la réaction de Sibelius à ce genre de vision programmatique, savoir à quoi il pouvait penser n’a aucune importance. Atmosphère unique d’une force plongeant ses racines dans un champ bien plus vaste que n’en peut avoir conscience son créateur même, cette deuxième symphonie ne s’en termine pas moins sur un côté triomphal. Marc Vignal en dit que son message est en partie indiscutablement politique, mais qu’elle n’a plus rien du carélianisme de la première symphonie, que son romantisme est plutôt d’ordre collectif et national, par opposition au romantisme individuel et légendaire, moins civilisé, de la première (Marc Vignal, Jean Sibelius, Fayard, 2004, p. 321). Rattle termine en trombe ce Finale, trouvant une toute autre forme d’exaltation que celle offerte par le dernier Bernstein à Vienne, dans des lenteurs prenantes, qui sont ici chevauchée fantastique vers un soleil levant.
« Mais l’hibernation de l’été n’a pas encore cessé.
A quelque distance, l’eau murmure. Et dans l’arbre obscurci
une feuille se retourne ».
La troisième symphonie, en ut majeur, opus 52, créée le 25 septembre 1907 à Helsinki n’apparaît au répertoire du Philharmonique de Berlin qu’en 2010, sous la direction de Sir Simon Rattle, à l’occasion de son premier cycle Sibelius à la Philharmonie. Œuvre méconnue encore, bien qu’admirable, limpide et d’une grande force motrice. Comme dans sa version de référence gravée il y a trente ans déjà à Birmingham, Rattle offre une tension continue et un éclairage somptueux de tous les détails de cette partition avec laquelle Sibelius ouvre des voies nouvelles, que Marc Vignal souligne une fois encore : allègement et éclaircissement de la forme et de l’orchestration, objectivité et concision de l’expression, insistance sur le rythme, le timbre et la mélodie plus que sur l’harmonie. Moins spectaculaire que les deux précédentes, il la voit plus disciplinée, peut-être comme une réponse à la cinquième symphonie de Gustav Mahler, que Sibelius avait étudie avec passion à Berlin en 1905 (op. cit., p. 432). En trois mouvements, nettement plus courte que les deux symphonies précédentes, elle semble a priori légère, simple et directe, mais ses mouvements externes sont d’une énergie constante.
« Un courant d’air soudain et les rideaux ondoient.
Le silence sonne comme un réveil-matin.
Un courant d’air soudain et les rideaux ondoient.
Jusqu’à ce qu’une porte claque dans le lointain,
Très loin, en une toute autre année ».
Joué entre les troisième et quatrième symphonie, le Concerto pour violon, opus 47, a été créé le 8 février 1904 à Helsinki, sous la direction du compositeur, comme toutes ses symphonies, avec le violoniste Viktor Novacek qui, semble-t-il, fut bien incapable d’en maîtriser toutes les difficultés. L’œuvre n’en fut pas moins fort bien reçue. C’est Richard Strauss qui en dirigera la première exécution berlinoise, à la tête de l’orchestre de la chapelle royale prussienne, avec le violon de Karel Halir, le 19 octobre 1905, dans une version révisée à laquelle Sibelius avait travaillé plus d’un an. L’unique concerto de Sibelius illustre parfaitement la grande tradition romantique, se situant entre deux âges. Le soliste et l’orchestre ne se renvoient jamais les mêmes thèmes dans cette pièce originales, à l’exception notable du deuxième thème du Finale; il n’y a pas davantage de lutte acharnée entre l’archet du soliste et la baguette du chef. Concerto de virtuose qui traite magnifiquement le violon, Leonidas Kavakos y brille, soutenu par Rattle et un orchestre à l’écoute.
« Un matin d’été, la herse du paysan accroche
les os d’un mort et des habits en loques. – Il est
donc là depuis qu’ils ont drainé les marais
et voilà qu’il se redresse et s’éloigne au grand jour ».
La quatrième symphonie, créée le 3 avril 1911 à Helsinki, est entrée dès le 16 janvier 1916, sous la direction d’Oskar Fried, au répertoire de l’orchestre. Je me souviens encore de la première fois où j’entendis cette œuvre, donnée par l’Orchestre de la Suisse romande à Genève, il y a bien des années. J’en étais ressorti perplexe, n’ayant rien compris à ce que l’on m’avait joué. C’est la tentation de l’avant-garde, une œuvre aussi radicale que Pierrot lunaire, Le Sacre du Printemps ou Jeux, qui viennent juste après elle. Œuvre classique, romantique et moderne à la fois, elle est comme Mahler le disait de sa sixième symphonie, une dure noix à croquer pour le public comme pour les critiques. Pour Karajan, elle est, avec la quatrième de Brahms et la sixième de Mahler, l’une des rares symphonies à se terminer sur un complet désastre, dans une veine totalement négative. Avec ses assises tonales affaiblies quand elles existent encore, elle n’offre guère de résolution et se termine sans que l’on comprenne que c’est la fin. Karajan y mit de grandes lignes artistiques et une ampleur lyrique incroyable, alors que Rattle reste, comme il y a trente ans à Birmingham, d’une intégrité exemplaire, tout en gagnant ici au moins sur le plan des sonorités, sinon sur celui de l’introspection, grâce à la qualité de la réflexion qu'il met dans le choix de ses programme et le travail des œuvres, approfondissant lecture et relecture, offrant toujours de nouvelles approches, de nouvelles voies d'écoute. Il met en valeur avec un orchestre en tous points magnifique les chaos dissonants, les timbres contrariés par des frottements polytonaux. L’on peut croire en une certaine insouciance à l’ouverture du finale, Allegro, mais guère longtemps, le premier thème n’étant ensuite jamais repris à l'identique. Sibelius le disait à Walter Legge, lui demandant pourquoi il n’avait pas poursuivi dans la voie de la quatrième symphonie: « Au-delà, c’est la folie ou la chaos » (Marc Vignal, op. cit., p. 546). L’œuvre se termine effectivement sur une coda autodestructrice, sur huit accords parfaits de la mineur, tragiques, sans larme, irrévocables, les deux derniers espacés et marqués mezzo forte dolce.
« Il y a un carrefour dans chaque instant.
La mélodie des distances y afflue, s’y retrouve.
Tout s’y confond en un arbre touffu
Où des villes disparues scintillent dans la ramure ».
La cinquième symphonie, créée dans sa dernière version le 24 novembre 1919 à Helsinki, est entendue à Berlin dès le 2 novembre 1921, sous la direction de Ferruccio Busoni. La cinquième symphonie, c’est la Finlande en guerre vers son indépendance dans le contexte de la première guerre mondiale, c’est la révolution de février et la guerre civile, la révolution d’octobre et l’indépendance enfin. Sa genèse couvre toute la guerre, de 1914 à 1919 et ses esquisses sont écrites en parallèle avec celles de la prochaine sixième symphonie. C’est sans doute l’œuvre qui, de la vie de Sibelius, lui demande le plus de travail et il disait se perdre souvent dans ce fracas, se trouver dans un abîme profond. C’est aussi la seule, avec la deuxième, à trouver une conclusion triomphale, dans un parcours psychologique ascendant et résolument positif. Bien plus accessible que la précédente, elle n’en est pas moins tout aussi complexe. Le finale en est particulièrement spectaculaire avec ces accords qui semblent agir comme des coups de frein successifs incapables d’arrêter totalement une machine prête encore à se remettre en marche. Leur espacement irrégulier maintient jusqu’au bout un sentiment de surprise, d’indécision. Seule la précision respectée de ces intervalles permet le maintien de la tension voulue vers la suite inexprimée, l’ouverture sur un après, un retour au mouvement vital après une série de plans fixes. Rattle lui confère une dimension épique et exaltante, en fait un hymne apollinien avec un orchestre superbe.
« De partout et nulle part, une musique
telle celle des grillons durant la nuit d’août. Tacheté
comme un coléoptère, le voyageur assassiné sommeille
dans la tourbière, ici cette nuit. La sève fait remonter
ses pensées vers les étoiles. Et au fond
de la montagne : la caverne des chauves-souris.
Où s’accrochent en rang serrés les actions, les années.
Et où elles sommeillent, les ailes repliées ».
La sixième symphonie, opus 104, créée le 19 février 1923, toujours à Helsinki est amenée à Berlin par Herbert von Karajan, qui la dirige pour la première fois le 27 septembre 1938. La septième symphonie enfin, opus 105, créée le 24 mars 1924 à Stockholm, l’est à Berlin le 25 novembre 1935 sous la direction de Wilhelm Furtwängler. La sixième est un chef-d’œuvre limpide et secret, diaphane, luminescent, dans laquelle Karajan s’est révélé insurpassable au fil de plusieurs enregistrements restés célèbres, dont deux avec le Philharmonique de Berlin. Reprenant le même orchestre, Rattle tend davantage qu’à Birmingham il y a trente ans, à retrouver une intensité poétique et une sensualité sublimée dans les extraordinaires jeux de timbres que lui offrent les différents pupitres. Cette symphonie qui peut sembler, à prime abord, dépourvue de l’ampleur noble des deux premières, de la fraicheur et du charme de la troisième, des profondeurs désolées de la quatrième ou des sommets de la cinquième, n’en dispose pas moins de qualités propres. Comme le souligne Marc Vignal, « La Sixième évite toute extrême. Les sentiments les plus divers y sont radicalement intériorisés. Elle n’a ni la dimension héroïque de la Cinquième, ni la grandeur épique de la Septième. Peu de déchaînements orchestraux, mais peu de ppp ; tempi ni très rapides ni très lents ; orchestration ni ascétique comme dans la Quatrième, ni généreuse comme parfois dans la Cinquième, mais claire et nette, procédant par touches légères » (op. cit., p. 856). La septième symphonie est quant à elle un mouvement unique de cinq cent vingt-cinq mesures, au sein desquelles les commentateurs ont cherché à identifier des sections, des thèmes, des parties, des arches sinon des mouvements. Les esquisses montrent que Sibelius est parti d’une idée en plusieurs mouvements pour aboutir à cette forme finale, organique, en un seul mouvement. Monolithe sonore plus proche de la Sonate en Si de Liszt que de la Symphonie de chambre, opus 9, de Schönberg, elle termine l’œuvre symphonique de Sibelius et Rattle choisi de la jouer à la suite de la sixième, sans interruption. Ne cherchant pas une abrupte puissance narrative, Rattle garde cette dynamique fabuleuse qu’il trouvait dans son premier enregistrement à Birmingham, son phrasé gagne en éloquence ici et prend une puissance incantatoire qui lui vient aussi des forces accumulées dans les quatre mouvements qui la précédent, sans nuire à leur cohérence respective propre. L’épisode lent qui ouvre la septième symphonie est d’une telle ampleur lorsqu’il aboutit à son premier sommet d’intensité, qu’il semble nous projeter vers une œuvre bien plus longue, de la dimension de celles qu'affectionnait Mahler par exemple. L’accélération du temps que transmet Sibelius dans ces pages permet à Rattle de mettre un impressionnant point final à son intégrale, comme une ultime affirmation de sobre grandeur. Que souhaiter d’autre après cela que de voir seize cygnes ensemble sur un lac limpide comme le reflet de la neige immaculée. Musique hors du monde, musicien hors pair, Rattle nous la joue en créant des espaces, la matière engendrant la structure, la réflexion, l'épuisement de toutes les voies, les archets sans autres guises retourner à la forêt, ne pouvant ensuite que mener au silence.
« L’esprit qui se détourne rend l’écriture vorace.
Un pavillon a claqué, les ailes s’entrouvrent
autour de leur proie. Quel noble voyage !
Où l’albatros vieillit en un nuage
dans la Gueule du Temps. La culture est une étape
pour chasseurs de baleine, où l’étranger qui se promène
entre les maisons blanches et les jeux des enfants
ressent chaque fois qu’il respire
la présence du géant assassiné ».
21 février 2015.

samedi 14 février 2015

L’AMOUR ET LA VIE D’UNE FEMME


Tannhäuser, opéra de Richard Wagner, nous montre à travers le concours de chant sur la Wartbourg, les relations des hommes et des sociétés à l’amour. C’est le choc non d’hommes mais de perceptions, dans une société donnée. Sous les parures médiévales d’une époque symbolisant une forme d’amour courtois, Wagner mêle les figures antinomiques de Vénus et de Sainte Elisabeth de Thuringe, le caractère clairement sensuel sinon sexuel de la première étant contrebalancé par le hiératisme chaste et pur de la seconde. Deux femmes, deux rapports de l’amour aux hommes, le premier, charnel, considéré comme impur par la société alors que Tannhäuser le place au-dessus de toutes les autres formes de l’amour, le second, désincarné dans une pureté transcendante, que la société met en avant pour forcer le fol au repentir. Wagner préfigure dans cette œuvre les évolutions du début du vingtième siècle en Allemagne, qui amplifieront les prémices du dix-neuvième siècle, au cours duquel les modèles familiaux, face à la croissance économique, l’industrialisation, l’embourgeoisement d’une partie de la société, vont être appelés à évoluer dans une nouvelle approche de la famille, de la sexualité et de l’éducation des enfants. L’idéal d’une unité entre le couple, l’amour et la sexualité va occuper les esprits et la libéralisation des normes sociales va amener la société allemande notamment mais aussi plus largement européenne, à devoir apprendre à compter en son sein des familles divorcées, des mouvements homosexuels qui s’affirment et l’exposition de la nudité qui se dessine avec les débuts du naturisme et la glorification (essentiellement masculine il est vrai) des corps.
C’est aussi cela que Tannhäuser et l’on sait à quel point Wagner a sans doute recherché également toute sa vie cette impossible unité entre le mariage, l’amour et la sexualité, c’est-à-dire une sexualité qui se confond avec le sentiment amoureux pour le partenaire et s’exprime dans les liens du mariage. Dans sa vie, comme dans celle de chacun sans doute, trop de contradictions empêchent d’y parvenir réellement. Plus la société pousse l’ordre moral vers cette unité comme seul mode possible de vie en commun, plus les tensions internes à chaque individu menacent de faire exploser le cadre familial d’abord, sociétal ensuite. Tannhäuser cherchera en vain à assumer le caractère sexuel de ses pulsions, dont il ressent l’assouvissement comme une part nécessaire de l’amour, publiquement à la cour du Landgrave de Thuringe, qui ne peut l’accepter. Il tentera de même de trouver à Rome un pardon impossible, pardon que lui amènera par le sacrifice de sa vie, le pur amour d’Elisabeth. Les tensions du tournoi de chant, à l’acte deux, ne sont pas celles qui existent entre poètes quant à la qualité de leurs rimes, mais entre des hommes pour qui la conformité aux valeurs sociales dominante prévaut sur la satisfaction de désirs personnels, du moins dans l’expression en public. C’est là essentiellement ce qu’ils reprochent tous à Tannhaüser, d’avoir osé publiquement énoncer ce que chacun souhaite taire, avoir publiquement dit qu’il avait fait ce que les autres aimeraient tant faire aussi, sans jamais l’avoir osé

Le choix de la production donnée ce soir du 8 février 2015 au Deutsche Oper de Berlin, de présenter la même cantatrice pour les deux rôles de Vénus et d’Elisabeth est ainsi particulièrement intéressant, puisqu’il vise à montrer que les tensions décrites appartiennent autant aux femmes qu’aux hommes, que s’il y a chez l’homme un conflit entre Wolfram, le pur, et Tannhäuser, le sensuel, il existe la même dualité chez la femme, entre l’assouvissement des désirs charnels que Vénus s’autorise et une valorisation de la pureté d’un amour chaste que promeut Eisabeth. Chanter les deux rôles, c’est montrer que Vénus n’est pas que chair, qu’elle souhaite aussi retenir l’amant pour en faire l’époux, qu’elle désire lier la satisfaction de l’âme à celle du corps. C’est aussi donner à Elisabeth une plus grande incarnation, au sens premier de lui offrir davantage de chair. Dans ce sens, ce que reproche Elisabeth à Tannhäuser, c’est aussi d’avoir exposé en public cette dualité, d’avoir mis en avant, alors que leurs liens sont connus, la primauté de la chair dans les composantes de l’amour, d’avoir porté ainsi atteinte à sa dignité vis-à-vis de la cour de son père le Landgrave, d’avoir exposé les contradictions de chacun, rendant par cette publicité même toute unité du mariage, de l’amour et de la sexualité impossible à une société pas encore, peut-être jamais prête pour l’admettre.
A ce jeu, Ricarda Merbeth offrait une excellente Vénus mais faisait surtout évoluer le rôle d’Elisabeth, qui gagnait dans cette incarnation une dimension nouvelle. C’est bien Elisabeth qui est seule en position de pouvoir réaliser l’unité recherchée, Vénus étant trop engagée dans le caractère sexuel. Ainsi, Ricarda Merbeth nous offre une Elisabeth plus dense vocalement comme scéniquement, même s’il y avait mieux à faire de ce choix intéressant dans la mise en scène du final du troisième acte, là où devait triompher et s’imposer cette unité dans le couple formé entre Vénus-Elisabeth et Tannhäuser, unité qui se forme certes contre la société mais qui, par le bourgeonnement de la crosse papale annonce néanmoins une évolution favorable des mœurs qui viendra au siècle suivant. Cette fusion des figures de Vénus et d’Elisabeth est en soi, et sans doute en partie aujourd’hui encore, révolutionnaire et notre société actuelle, teintée de certains élans vers un nouvel ordre moral, peine toujours à admettre publiquement qu’une femme puisse à la fois être un parangon de vertus comme une bonne épouse vivant une sexualité affirmée. Le regard de la société demeure largement sceptique, sinon franchement hostile, lorsque la sexualité d’un couple est mise en avant dans la construction de leur relation conjugale.
Le Tannhäuser bien chantant mais trop lourdeau pour vaincre ses tensions internes de Stefan Vinke paraissait parfois à bout de souffle à vouloir imposer une vaillance à tout prix, alors qu’il eût sans doute gagné à rechercher plus de subtilités dans l’expression de ses relations avec la femme complète, Vénus et Elisabeth, qu’on lui proposait. C’est aussi l’expression de la difficile virilité de l’homme, lutte infinie du sexe et de la raison, qui pense devoir toujours s’imposer à la femme comme à la société et dont seul l’orgueil finit par tout empêcher. Ante Jerkunica offrait un superbe Landgrave au timbre chaud et puissant, Christoph Pohl un bon Wolfram von Eschenbach sans atteindre de sommets inoubliables, Peter Sohn un excellent Walther von der Vogelweide, brillant par la qualité de son chant, le Biterolf de Seth Carico, le Heinrich der Schreiber de Jörg Schörner et le Reinmar von Zweter d’Andrew Harris complétant une troupe dont l’unité appartient à ce théâtre de répertoire qu’est le Deutsche Oper de Berlin.
La direction efficace et fouillée de Donald Runnicles à la tête d’un orchestre qui se consacre à ce répertoire forment un tout excellent et fait tout le prix de ces représentations, alors que la mise en scène de Kirsten Harms peine à convaincre pour n’être pas aboutie, dans des décors, costumes et lumières de Bernd Damovsky qui alternent le bon et le moins bon sans unité. La présentation du premier chœur de pécheurs sous la forme de bustes masculins brûlant dans les flammes de l’enfer, puis présentant les pélerins du troisième acte comme des malades, blessés ou infirmes alignés sur des lits d’hôpital n’apportent pas grand chose à une vision épurée des charmes de Vénus exprimés sur une scène vide aux costumes et lumières simples. Ce besoin de dépouiller Vénus de tout étalage pseudo-pornographique et de charger au contraire la pureté d’Elisabeth de vertus humanitaires est aussi l’expression des tensions qui demeurent lorsqu’il s’agit de se positionner, ici et maintenant, face à l’homme et à la femme cherchant à réconclier dans le mariage la sexualté comme expression de l’amour. En somme, si l’idée de faire chanter Vénus et Elisabeth à la même femme était intelligente, l’on ne sait dire de qui elle vient et l’on en arrive à regretter que personne ne se la soit clairement appropriée pour aller au bout de ce qu’elle pouvait représenter. La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
14 février 2015.