dimanche 19 avril 2015

L’ESPRIT DE LA TERRE ET LA BOITE DE PANDORE


A l’annonce de la saison 2009-2010 du Grand-Théâtre de Genève, la première sous la direction de Tobias Richter, j’avais repéré dans le programme, il y a environ une année, cette Lulu d’Alban Berg, présentée dans la mise en scène d’Olivier Py. J’avais immédiatement pensé que c’était là le sommet culturel attendu de cette saison. Sans doute pas le succès populaire d’un Don Giovanni par définition plus classique et consensuel. Cette Lulu-là s’annonçait culturellement des plus intéressantes pour qui était prêt à faire l’expérience de la partition finale de Berg. Alors que les représentations se terminent, jetons un regard en arrière sur cette nouvelle production qui a attiré les critiques internationaux et soulevé l’odeur du souffre lorsque la direction genevoise a souhaité déconseillé l’accès de la salle à un public trop jeune.
Le Temps l’a présenté en deux temps, comme opéra classé X puis comme l’éternel scandale, Libération demandait au metteur en scène, comme pour anticiper ce classement : «Vous voyez plus Lulu comme un jouet des circonstances ou comme une salope meurtrière?»…
Pour Olivier Py, «Lulu, c’est l’Antéchrist. C’est celle qui vient et qui dit qu’elle n’est rien. C’est un ange de l’Apocalypse qui annonce toutes les violences du monde moderne. Elle est la vie dans ce qu’elle comporte de plus destructeur. Lulu abat toutes les certitudes, tous les conforts moraux. C’est le sexe bien sûr, mais c’est aussi la pulsion de mort, la violence aveugle. C’est un opéra de l’Apocalypse, mais une apocalypse joyeuse. C’est un monde très noir mais avec une vitalité incroyable qu’on retrouve dans la musique. C’est une impasse. Il n’y a pas d’issue. Mais c’est la plus belle des impasses» (Le Temps, 4 février 2010).
Il ajoutait : «Ce qui m’a beaucoup passionné chez Lulu, c’est l’idée qu’elle est un mythe, le mythe du désir charnel, éternel – aujour­d’hui, on dirait un sex-symbol. Lulu doit avoir ce côté énigmatique, presque artificiel, inhumain, qui fait qu’on ne sait pas si elle est une victime ou un monstre. L’une des deux pièces de Wedekind, L’esprit de la Terre, d’où Berg a puisé son matériau, le dit. Lulu n’est pas responsable : elle est la Vie, la pulsion fondamentale. Elle ne sait pas qui elle est, ni pourquoi, comment. A-t-elle aimé, a-t-elle une âme? Ich weiss es nicht, répond-elle» (Ibid.).
Alors cette Lulu est-elle réellement pornographique, classée X, à interdire aux moins de 16 ans ? Reprenons les mots de Py pour dire qu’il n’en est rien : «Mettre le sexe sur scène – et non plus en coulisses – est devenu une banalité. Ce n’est pas ça qui fait la grandeur de Lulu. L’œuvre ne dit pas non plus la libération sexuelle. Elle dit la toute-puissance du désir intestinal, elle se débarrasse de l’idée de l’amour. Même si Lulu dit qu’elle est éprise du Docteur Schön (le seul homme qu’elle ait «aimé»), ce n’est pas l’amour dans l’esprit du XVIIIe siècle. C’est un combat spirituel entre deux êtres. Un combat pour la vie. Lulu a un désir de puissance, de domination, devant lequel Schön va finir par plier le genou» (Ibid.).
La musique de Berg est celle de la nouvelle Ecole de Vienne. Si Arnold Schönberg a créé cette manière d’écrire la musique, si Anton Webern l’a portée à un degré de maturité extrême, Alban Berg lui a apporté une beauté classique qui l’a réellement fait entrer au répertoire. Sans doute n’est-ce pas pour rien que c’est à Lulu justement que s’intéresse aujourd’hui Nikolaus Harnoncourt, chef baroque, éminent mozartien, beethovenien révolutionnaire. Lulu c’est l’expressionisme à l’opéra mais c’est aussi une structure complexe qui rappelle celle des opéras à numéros, classiques, qui font se succéder Recitativo, Canzonetta, Arietta, Lied, Duo, Arioso, Cavatines et autres Interludes. Si l’on reprend les termes dans lesquels Berg exposa à Schönberg son projet, l’on comprend mieux la dimension qu’il donna à la convergence des deux drames de Wedeking :
« Indépendamment du travail de détail, l’argument principal du livret pour un opéra est évidemment clair pour moi depuis longtemps. Il concerne les proportions autant musicales que dramatiques. (…) Tu peux voir que ce qui est dissocié chez Wedeking – après tout, il y a deux pièces – est délibérément réuni par mon deuxième acte. L’interlude orchestral, qui dans ma version forme le lien entre l’acte final et L’Esprit de la terre et le premier de La Boîte de Pandore est aussi le centre de toute la tragédie et – après l’ascension des premiers actes (ou scènes) – marque par la descente des scènes suivantes, le début de la rétrogradation (soit dit en passant, : les quatre rôles d’hommes qui rencontrent Lulu dans sa mansarde sont tenus par les mêmes chanteurs qui ont été ses victimes dans la première moitié de l’opéra. En ordre toutefois inversé) » (cité par Alain Poirier, L’expressionisme et la musique, Fayard, 1995, pp. 255-256). Lulu est une femme perdue naviguant dans les eaux troubles d’une société bourgeoise qui la rejette. Elle partage avec une femme d’Erwartung et avec le soldat de Wozzeck cette solitude, conséquence de leur position sociale. Lulu comme le Soldat de Wozzeck, c’est le combat inégal de l’individu et de la société qui le rejette.
Olivier Py met en scène Lulu comme telle, il a une vision de l’œuvre, notamment dans les couleurs qu’il qualifie lui-même de couleurs à vomir, tellement elles sont criardes, des verts, des oranges, des rouges et des bleus violents, accompagnés de mouvements de décors incessants qui nous montrent la société en mouvement continuel. L’on aurait pu penser que cette surcharge d’éléments de décors, que ce mouvement perpétuel, que ces accessoires en nombre et ces figurants feraient se perdre l’attention dans milles dédales mais c’est au contraire à resserrer l’attention sur Lulu que parvient la parfaite maîtrise scénique de Py. Le nu qui fait si peur est faussement présent, car c’est une combinaison de chaire que porte Patricia Petitbon qui ne donne ainsi que l’illusion de la nudité. Ce jeu entre la nudité réelle d’une figurante et celle suggérée de la cantatrice est une manière de casser les codes d’une société qui rejette le rôle. Cette mise en scène est absolument remarquable car elle marque durablement le spectateur par son ampleur, son agressivité, son respect du texte (livret et musique), sa compréhension de toutes les dimensions de l’action, sa maîtrise des lumières et des couleurs. Rien n’est jamais un hasard dans une mise en scène de Py, chaque détail est pesé pour s’intégrer dans le tout que forme l’œuvre dans la vision de l’artiste. On peut aimer ou détester, mais je trouve au combien préférable de jouir d’une mise en scène aussi personnelle que des habituelles nullités de gens qui n’ont rien à proposer ou, pire encore, n’osent rien proposer.
La mise en scène n’est rien. Elle n’est qu’un moyen de représenter l’œuvre. Elle occupe trop souvent le devant de la scène, le spectateur venant voir avant d’entendre, ce qui est particulièrement frappant lorsque Py est à l’affiche. Combien remarquent que Py n’est rien s’il n’a pas la possibilité de s’appuyer sur une équipe de chanteurs du plus haut niveau, sur un orchestre et un chef qui ont également quelque chose à dire ? Py seul, c’est le naufrage assuré d’un spectacle déséquilibré. Le succès de cette production de Lulu tient surtout à ce que les critiques ne disent pas assez et ne portent pas suffisamment au premier plan. La qualité de la direction de Marc Albrecht est d’un niveau exceptionnel. Il connaît cette œuvre, la dirige avec passion plus encore qu’avec amour et tient la comparaison avec la scène car il a autant à en dire que Py. L’OSR a été en tous points à son meilleur niveau dans ces représentations, illustrant de milles couleurs la partition, couleurs orchestrales sur lesquelles pouvaient se poser les lumières et non les remplacer.
Le chant était également de ce niveau là, nécessaire à un équilibre global de la Gesamtkunstwerk à laquelle chacun apporte sa pierre. Celle de Patricia Petitbon dans sa prise de rôle est essentielle. Il y a une présence ou des présences qui donnent vie à Lulu et qui font bien plus que la chanter. Il y a une expression dans le chant de la Petitbon qui la porte au niveau des autres Lulu de référence. J’ai lu que lorsque l’on tente Lulu, en principe on la réussit, sinon on ne l’ose pas. Petitbon réussi car elle ose, elle ose être Lulu, elle ose exprimer le rôle et elle peut le faire car elle dispose en l’orchestre, le chef et le metteur en scène, des outils nécessaires pour donner le meilleur d’elle-même. Les autres rôles sont à l’avenant, avec une Gräfin Geschwitz de Julia Junon vraie partenaire de Lulu, avec l’Habilleuse, le Lycéen et surtout le Groom de Silvia de La Muela, les quatre rôles de ténors du Professeur de médecine, du Prince, du Valet et du Marquis étaient confiés à Robert Wörle. Les principaux rôles masculins étaient aussi prenants, surtout le Alwa de Gerhard Siegel, un ténor lumineux d’une forte présence vocale et scénique. Le Dr Schön et Jack l’éventreur étaient confiés au très beau baryton Pavlo Hunka, le Schigolch de Hartmut Welker complétant une distribution d’un très haut niveau. Une fois encore, l’on peut souligner que la plupart des chanteurs font leur première apparition à Genève et que ce renouveau dans le choix des distributions apporte un sang neuf qui s’est avéré jusqu’à présent et depuis l’arrivée de Tobias Richter, des plus réjouissants.
21 février 2010

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