samedi 19 décembre 2015

FIDELIO OU LA LIBERTE



A Salzbourg, plus qu’ailleurs encore, Fidelio n’est pas seulement un opéra mais un véritable hymne à la liberté. C’est le sens que lui donnait Toscanini lorsqu’il l’y dirigeait en 1935, 1936 et 1937, littéralement à la porte d’une Allemagne nazie dont il savait que, en s’engageant dans la voie du national-socialisme, elle avait aliéné, comme l’Italie fasciste avant elle, sa liberté. Le Vice-chancelier d’Autriche Starhemberg, dans le contexte tendu à l’époque de l’assassinat du chancelier Engelbert Dollfuss, déclarait à la radio, le 27 juillet 1934 : « Um deutsch zu sein, brauchen wir deutschen Österreicher keinen Nationalsozialismus. Ich erkläre hier im eigenemem Namen und im Namen der gesamten Bundesregierung als ein heiliges Vermächtnis unseres toten Führers, niemals den gerigsten Kompromiss mit dem Nationalsozialismus einzugehen » (cité in Robert Kriechbaumer, Zwischen Österreich und Grossdeutschland, Eine politische Geschichte der Salzburger Festspiele, 1933-1944, Böhlau Verlag Wien, 2013, p. 113). Il ajoute en ce qui concerne la reprise en 1935 par Arturo Toscanini de la production de Fidelio : « Die aus dem Jahr 1928 stammende Produktion war zuvor von Franz Schalk, Clemens Krauss und Richard Strauss dirigiert worden. Die Oper war nicht nur aus finanziellen Gründen auch 1935 im Programm der Festspiele, sondern auch aus politischen. Beethovens Freiheitsoper, die nach dem Tod von Franz Schalk von den sich mit dem Nationalsozialismus arrangierenden Richard Strauss und Clemens Krauss geleitet worden war, bildete nunmehr unter der Leitung Toscanini seine künstlerische Kampfsage gegen den Nationalsozialismus von hoher symbolischer Bedeutung » (ibid., p. 124).
La première du 4 août 2015 représentait la cent unième représentation de l’œuvre au Festival de Salzbourg, c’est dire si elle n’y est pas rare. La production de 1938 devait encore être dirigée par Toscanini. Après l’Anschluss du 12 mars 1938, il refusa de revenir diriger dans un pays tombé sous le contrôle du nazisme et c’est Hans Knappertsbusch, grand chef dans ce répertoire s’il en fut, mais plus accommodant avec les autorités germaniques de l’époque, qui assura la production. Il fallut ensuite dix ans pour revoir la pièce sur scène, entre 1948 et 1950, dans une production que marqua tant l’empreinte de Furtwängler. En 1957, Karajan offrait une nouvelle production aux accents d’un immense oratorio. Ente 1968 et 1970, Karl Böhm y dirigeait la Léonore de Christa Ludwig, le Florestan de James King et le Don Fernando de Hans Hotter, rien que ça. Puis ce furent Lorin Maazel en 1982-1983, Horst Stein en 1990, Sir Georg Solti en 1996 Michael Gielen en 1998 et Daniel Barenboïm en 2009. A l’exception de cette dernière production confiée au West Eastern Divan Orchestra, toutes les autres ont vu les Wiener Philharmoniker en fosse. Cette année 2015, ils sont à nouveau là, sous la direction de Franz Welser Möst, dans une nouvelle production signée Claus Guth qui, comme souvent les soirs de première en ces lieux, divisa le public.
Le projet de Claus Guth est extraordinaire et magnifique en tout point, radical aussi. Les espaces sont immenses, les murs d’une hauteur sans fin, les cachots d’une profondeur insondable, la grandeur de l'humanité palpable. Les ombres démesurées donnent aux personnages des dimensions irréelles, grâce à des jeux de lumières supérieurement pensés et maîtrisés. Le double muet de Léonore, qui dialogue avec elle en langage des signes dit ce qu’elle ne peut entendre. Les personnages sont en noir, sauf Léonore en veste beige et Florestan en chemise vert sombre. Les dialogues sont supprimés, ils n’apportent rien à l’action, et sont remplacés par des sons amplifiés qui en reprennent des bribes déformées. Ce monde est irréel, la disparition de Florestan est celle de la liberté dans les mains de l’arbitraire. De toutes les transpositions possibles de l’œuvre, celle choisie par Claus Guth, dans l’intemporel et l’irréel, est la seule susceptible de réussir vraiment. Elle a surtout le mérite de ne pas se satisfaire d’une transposition nazillonne trop facile, qui, après la Norma de ces derniers jours, n’aurait vraiment rien apporté au propos.
Il n’y a rien de banal dans Fidélio, rien dans la mise en scène de Claus Guth. Il n’y a rien de banal dans l’enlèvement et la disparition d’un homme pendant plus de deux ans, maintenu au secret dans une citerne, sa nourriture restreinte et sa mort décidée par un gouverneur sans humanité. Ce que subit Florestan, c’est ce que le droit actuel nomme disparition forcée. Ce phénomène, dont la première apparition date de la seconde guerre mondiale, Hitler décidant dans le Décret Nuit et Brouillard (« Nacht und Nebel Erlass »), de faire disparaître purement et simplement certains opposants ou résistants, afin de créer autour d’eux une terreur liée à l’incertitude du sort qui leur était réservé. Ces termes de « Nacht und Nebel » ont également une source lyrique, puisqu’ils sont puisés par Hitler et ses sbires dans l’introduction à la Tétralogie de Richard Wagner. Dans L’Or du Rhin, Alberich invoque la nuit et le brouillard dans lesquels il disparaît grâce au heaume magique forgé par Mime et depuis lesquels il peut librement, sans être perçu, persécuter son monde. Les chercheurs qui ont étudié les phénomènes de disparitions forcées de personnes mis en place à larges échelles en Amérique latine ou dans d’autres régions du monde, au Maroc ou en Algérie notamment, l’ont décrit comme une disparition de l’être sur les deux versants que sont ceux de la vie comme de la mort. L’on ne sait pas, l’on ne sait rien de ce qui leur est advenu ; nulle part où chercher, pas de corps à inhumer, pas de deuil possible.
Il n’y a rien de banal non plus dans l’attachement de Léonore à retrouver son époux et l’on devine que la longue quête qui s’étale sur plus de deux ans, l’a profondément épuisée mais nullement découragée. Il ne lui restait que cela, découvrir le sort de Florestan. Ce « rien », qu’elle lui répond avoir fait pour lui est un tout insondable que seules les profondeurs de la réflexion de Claus Guth, qui nous mène résolument dans ce « Salon des Unbewussten », ont pu sonder avec mérite. C’est dans ce rien, infiniment supérieur au tout de la vie et de la liberté, de l’amour et de la justice, que le chant d’Adrianne Pieczonka développe un personnage immense. Elle a tout des grandes interprètes du rôle, la voix, la puissance, la présence scénique. Son personnage est construit aux tréfonds des expériences de ces Mères ou Femmes de la Place de Mai. Elle y retrouve le plus grand des Florestan, celui dont l’incantation à Dieu pour son premier mot, relève du souffle infini de la vie, lorsqu’il s’attache à la survie, quand c’est tout ce qui subsiste à l’homme persécuté. Lui non plus ne sait rien, rien du lieu où il est retenu, rien surtout des efforts de sa femme pour le retrouver, efforts incessants du premier jour de la disparition au dernier de la libération. Il est écrasé par le poids de la détention, les privations subies, mais l’esprit de liberté le maintient en vie, car cette liberté c’est l’image de Léonore qui rassure ses nuits vidées de tout sommeil. Thomas Koneiczny est un Pizarro redoutable, Hans Peter König un Rocco secourable. Le Don Fernando de Sébastian Holecek a les qualités que l’on attend de lui. Si la Marzeline d’Olga Bezmertna est maintenue dans l’ignorance et l’incompréhension des dessous des lieux, son Jaquino est la seule fausse note de la distribution, tant Norbert Ernst peine à lui donner voix et corps.
Dans la fosse, l’orchestre est fabuleux et déploie toutes les subtilités de la partition, le chef étant visiblement inspiré par le cadre qui lui était offert. Même le maintien, avant le Finale, de l’Ouverture Léonore III, alors que derrière le rideau un immense lustre était placé pour éclairer la scène finale des retrouvailles avec la liberté, prenait une dimension dramatique essentielle. Seul reproche à formuler depuis la salle – et au parterre, la direction d’un tel orchestre couvrait souvent un peu le plateau, sans cependant et heureusement lui nuire. Ce feu prométhéen que mentionnait le chef dans un entretien reproduit au programme du soir éclairait d’un tel éclat la liberté rendue à l’homme qu’il prenait le dessus sur tout le reste. C’est l’art d’un homme des Lumières, Beethoven, éclairé à l’orchestre comme à la mise en scène, comme il doit toujours l’être face aux ombres menaçantes et actuelles de la barbarie.
6 août 2015





vendredi 18 décembre 2015

L’ECLAT DU BELCANTO


Juan Diego Flórez était sur la scène du Grosses Festspielhaus de Salzbourg ce 3 août 2015, dans un programme évidemment destiné à mettre en valeur ses dons de belcantiste (Leoncavallo, Rossini, Donizetti notamment), mais pas seulement, puisqu’il s’exposait également à la mélodie française. Toute la première partie de concert était ainsi italienne et vibrait d’un soleil vocal éclatant. Ruggero Leoncavallo pour commencer, dans trois de ses mélodies. Si le compositeur est avant tout connu pour le succès à l’opéra de Pagliacci, il est davantage que cela. Le plus souvent compositeur de musique sur ses propres textes, le programme du soir nous présente deux exceptions, Aprile et Vieni Amor moi ! sur des textes d’Annie Vivanti. Le premier invite à lâcher de vieux livres pour sortir au soleil printanier, le second, presque la suite du premier, rapproche deux êtres au soleil levant, célébrant la lumière du ciel se reflétant dans les yeux bleus des protagonistes. Facile et connu, mais néanmoins brillant et lumineux. De retour à son propre texte dans Mattinata, le compositeur nous ramène à l’aube naissante. La voix et le caractère de Juan Diego Flóres colle à ce vérisme là parfaitement et l’entrée en matière est superbe.
Avec Francesco Paolo Tosti, trois mélodies suivaient. Malia, L’alba separa dalla luce l’ombra et Marechiare. Ces romances de salon Belle époque sont des mélodies faciles à chanter, qui dégagent une douce sensualité et la dernière, chanson napolitaine fort connue, dans laquelle Juan Diego Flóres brille de mille feux et en fait des tonnes (à voir en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=1X5jD4_gY7o). C’est entraînant, supérieurement maîtrisé et parfaitement exécuté à l’avantage du chanteur du soir qui sait pouvoir remporter là un succès facile. Dans sa loge, celui qui triomphait dans le Comte des Nozze di Figaro de Mozart, Luca Pisaroni, semblait dubitatif ; entre le belcanto et son lyrisme barytonal, il semble bien que la lune sépare la lumière de l’ombre. Son regard pouvait laisser passer un certain agacement devant tant de frivolité ; lutte sourde entre le baryton et le ténor, fi donc, d’opérette qui plus est !
Passons aux airs d’opéra de Rossini et Donizetti, où le héros du soir sait tout autant pouvoir tranquillement triompher. L’air de Narciso, tiré de Il turco in Italia (on trouve l’extrait du concert en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=J-fFupozJ_c), montre des dons d’équilibriste ébouriffants. Dans l’air de Gennaro, extrait de Lucrezia Borgia de Donizetti, même topo (https://www.youtube.com/watch?v=7E536xyvXpU): « T’amo qual s’ama un angelo », sans doute une déclaration généralement admise.
Autre climat avec les chansons françaises qui suivaient au programme. Henri Duparc appelle davantage de finesse que d’éclat. Cette Chanson triste sonne encore trop comme un air de belcanto qui s’attarde des éléments précédents. L’invitation au voyage de même, nous menait trop vers le sud et l’Italie exposée à l’éclat du soleil brûlant. Le bleu manoir de Rosemonde ne voyait pas mourir celui dont on devait suivre la trace au sang répandu à la morsure de l’amour. Avec l’extrait du Faust de Gounod, ce salut à la demeure chaste et pure (https://www.youtube.com/watch?v=0V-JAe0ovKM), la présence d’une âme innocente et divine semble très loin des finesses que peut y mettre un Jonas Kaufmann. Il y avait ici trop de richesse en cette pauvreté, trop de félicité en ce réduit, un éclat trop facile en terrain conquis, alors que l’on aurait préféré davantage de charme et une meilleure compréhension des nuances de la langue.
Edgardo, qui terminait le récital sur l’air tiré de Lucia di Lammermoor, de Donizetti, nous ramenait à un éclat jamais abandonné (https://www.youtube.com/watch?v=SVc51dDesdM).
Les trois bis espagnols sont irrésistibles et Juan Diego Flóres en rajoute des tonnes, arrivant la guitare à la main (retour au Marechiare précédent dont les deux derniers vers sont : « P’accumpagnà li suone cu la voce, stasera ‘na chitarra agio purtato »), arrache le nœud papillon, ouvre la chemise et déchaîne les passions. Dans sa loge, Luca Pisaroni semble dépassé, agacé par un rival trop démonstratif. Besa me mucho, la Malagueña et, évidemment dirons-nous, Granada. Quiconque chante dans sa langue maternelle y met davantage de naturel que dans toute autre et Juan Diego Flóres y est effectivement renversant. Enfin, retour à Donizetti, avec La fille du régiment. Ah ! mes amis, je vais garder en mémoire ce concert au cours duquel nous avons eu la flamme incomparable d’un chanteur au sommet de son art et qu’importe s’il faudra revenir en entendre d’autre pour retrouver la finesse de certaines mélodies françaises, expédiées ce soir avec bien trop d’éclat (https://www.youtube.com/watch?v=x5aLNi632MY).
4 août 2015

mardi 15 décembre 2015

LA NAISSANCE DE L’AVANT-GARDE DANS L’ESPRIT DE LA MUSIQUE POPULAIRE


Béla Bartók et Gustav Mahler ont des vies qui se chevauchent en partie. A la naissance de Bartók, en 1881, Mahler a déjà vingt-et-un ans ; à sa mort, en 1911, Bartók a atteint la trentaine et est en pleine force créatrice. Tous deux trouvent leurs racines dans cette Europe centrale si riche de traditions musicales, dont Bartók, avec son ami Zoltan Kodaly, parcourra assidument les territoires aujourd’hui hongrois, roumain, ukrainien, serbe ou slovaque, en notant scrupuleusement tous les rythmes et mélodies rencontrés de villages en villages. Il en tirera un métissage très riche présent dans toute son œuvre. Venant de la même région, Ivan Fischer et son Orchestre du Festival de Budapest, fondé il y a trente ans, parlent la même langue musicale. En donnant, le 2 août 2015, dans le Grosses Festspielhaus du Festival de Salzbourg les Images hongroises pour orchestre, Sz97 (BB103), puis le Troisième Concerto pour piano et orchestre, Sz119, avec Yefim Bronfman, de Bartók, avant la Quatrième Symphonie de Gustav Mahler avec Miah Persson, le chef offre le monde qu’il connaît le mieux, le plus intimement.
Cette année 1931 durant laquelle Bartók compose les Images hongroises voit également la publication de nombreux articles sur la musique folklorique en Hongrie et dans différents pays européens. C’est également cette année-là que la Société hongroise d’ethnographie élit le compositeur comme membre honoraire, ce qui lui donne l’opportunité de prononcer une conférence sur le titre : Musique tsigane ? Musique hongroise ? Il multiplie alors les transcriptions pour piano de ses pièces et puise dans divers recueils antérieurs le remploi des matériaux à ses Images hongroises. Les deux premières, Soirée chez les Sicules et la Danse de l’Ours, proviennent des Dix pièces faciles de 1908. Mélodie, le mouvement central, du deuxième des Quatre Nénies. Un peu gris est la deuxième des Burlesques et la dernière pièce, la Danse des porchers d’Ürög, est empruntée au volume hongrois de Pour les enfants. L’orchestration de ces pages leur donne une saveur nouvelle, surtout la première, dont le caractère se trouve ainsi souligné, entre une complainte transylvanienne (tempo rubato) et les airs de flûte paysans sur un vif tempo giusto, que l’orchestre passe à la grande flûte puis à la flûte piccolo. Avec la Danse de l’Ours, le grotesque fait son apparition dans une orchestration très imaginative où cors, tuba et percussions prennent le devant de la scène. La Mélodie centrale est  d’une mélancolie poignante sur une mélopée pentatonique qui n’est pas sans rappeler la sixième porte du Château de Barbe-Bleue, ce lac de larmes, ni préfigurer par ailleurs l’élégie du Concerto pour orchestre. C’est le cœur d’un schéma typique chez Bartók, en cinq mouvements organisés de manière symétrique autour d’un noyau central. Le quatrième mouvement répond ainsi à la sauvage Danse de l’Ours par un scherzo piquant, Un peu gris, dont l’orchestration donne au Burlesque dont il est issu un tour parodique grâce à l’inventivité de l’écriture des cordes. Enfin cette Danse des porchers d’Ürög présente un hoquet médiéval à la clarinette avec un accompagnement rustique sur une orchestration de plus en plus fournie jusqu’à la fin de l’œuvre. C’est à Budapest justement que cette œuvre a été créée, partiellement, sans le quatrième mouvement, le 25 janvier 1932, et à Budapest également qu’interviendra la première audition complète, le 26 novembre 1934. Dans une lettre du 15 août 1931, Bartók écrit au sujet de ces pièces : « Cela forme à présent une petite suite orchestrale, que j’ai composée pour des raisons d’argent : étant donné que c’est une musique plaisante, pas très difficile à jouer et qu’elle émane d’un compositeur ‘connu’, elle sera certainement jouée abondamment, à la radio etc. Enfin, nous verrons bien » (cité par Claire Delamarche, Béla Bartók, Fayard, 2012, p. 649).
Avec le Troisième concerto pour piano, l’on se situe à la toute fin de la vie créatrice du compositeur, alors exilé aux États-Unis. Les trois concertos pour piano de Bartók ont des personnalités bien marquées. Le premier, au piano très percussif, adopte un langage rythmique et dissonant assez ardu. Le deuxième tente de séduire davantage le public, offrant une structure symétrique en arche et des fanfares éclatantes, il est d’une grande vitalité et emporte un pouvoir expressif extraordinaire. Le troisième n’a plus cette modernité, la partie soliste y est moins éprouvante que dans les deux premiers et le piano s’y fait plus mélodique, nettement moins percussif ; enfin, la structure est classique dans ses trois mouvements. Presque mozartien dans son premier mouvement, la forme sonate y est limpide. Le mouvement lent central ne semble pas touché, comme c’est pourtant souvent le cas chez Bartók, par les angoisses du mouvement précédent. Très simple, il peut être rapproché du mouvement central du Concerto en Sol de Maurice Ravel, même si Bartók s’y tourne davantage vers Bach et Beethoven que Mozart. Ainsi, les commentateurs rapprochent le premier élément du troisième mouvement du quinzième Quatuor à cordes de Beethoven, opus 132, mais Bartók y donne aussi la parole à la nature, par un chant d’oiseau noté au cours de l’été 1944 avec une méticulosité qu’on lui connaît bien dans ses notations de chants populaire, mais qui n’est pas sans rappeler la démarche que Messiaen tournera plus systématiquement vers les oiseaux. Ce chant, titré « séparation en paix » forme un chant d’adieu. Claire Delamarche note : « que signifie pour Bartók ce chant d’adieu confié à un oiseau ? Se sachant condamné à brève échéance, cherche-t-il une dernière fois le réconfort auprès de la nature aimée ? Le ‘religioso’, comme la divinité beethovénienne invoquée précédemment, forment-ils l’ultime expression du panthéisme bartókien ? Car dans cette peinture de la nature, il ne s’agit plus des bruissements étranges et angoissants de la nuit qu’avaient traduits tant de mouvements lents, mais plutôt de l’éveil d’une nature exubérante par quelque matin de printemps ensoleillé » (op. cit., pp. 887-888). Enfin, le concerto se termine sur un Allegro vivace plein de verve et d’esprit, qui ne laisse pas penser que le compositeur vivait ses dernières heures. L’on y retrouve une percussion plus présente dans cette forme de rondo. Ce ne sont plus des réminiscences de chants populaires auxquelles Bartók nous confronte, mais un retour à Bach, dans une parfaite maîtrise contrapuntique. Comment deviner que l’auteur de ces pages y laissait ses dernières forces, qui l’abandonnèrent avant qu’il ne parvînt à les terminer ? Dix-sept mesures restaient à orchestrer à sa mort. L’œuvre ne sera pas créée par son épouse Dita, qui longtemps refusa de jouer ses pages qui lui rappelaient la mort de son époux, mais par György Sandor et Eugène Ormandy, à Philadelphie, le 8 février 1946. Le 26 septembre 1047, Janos Ferencsic présentera l’œuvre à Budapest.
La Quatrième symphonie de Gustav Mahler, composée en 1900-1901, ne cesse d’étonner dans la création de ce compositeur, dont c’est le seul ouvrage qui respire de bout en bout le bonheur et la joie de vivre, sans comporter de marches funèbres que l’on retrouve autrement dans toutes ces œuvres. Bien que née dans une période de mauvaise santé et d’angoisse face à sa force créatrice, le caractère de ces pages a toujours été mal compris et cette symphonie a été, du vivant du compositeur, la plus décriée de ses œuvres. Attendait-on de nouvelles pages titanesques, aux dimensions sidérales, après les trois premières symphonies, au point de ne rien comprendre à ce style soudain naïf, humoristique, trop simple au point de sembler au public d’alors superficiel. Mahler avait néanmoins conscience d’y avoir atteint un stade plus avancé de sa création, lequel n’a rien à voir avec la régression néo-classique que les critiques de l’époque ont voulu entendre. Concision des mouvements mais richesse d’invention et, finalement, audaces bien plus grandes, Mahler ne cesse de varier, d’inverser, d’augmenter, de combiner les motifs originaux, de les transférer d’un thème à un autre. Quand arrive le lied final, si frais et pur, d’une si grande richesse d’invention mélodique, une seule conclusion s’impose sur cette musique : « Elle nous apprend aussi que les âmes tourmentées et divisées comme celle de Mahler, que les êtres qui, comme lui, ont voulu assumer pleinement dans leur vie et dans leur art les frustrations, les crève-cœurs, les tragédies de la condition humaine, ainsi que ses doutes, ses incertitudes et ses ambiguïtés, peuvent aussi prétendre à pénétrer dans le Royaume du Ciel. Qu’importe si ce paradis, ‘dépeint sous les traits d’un anthropomorphisme paysan’, paraît ici trop concret, trop rassurant pour que l’on y croie totalement » (Henry-Louis de La Grange, Gustav Mahler, t. 1, Fayard, 1979, pp. 1066-1067).
Face à de telles œuvres, que l’essai de Mark Schulze Steinen, dans le programme du soir, place à la naissance d’une avant-garde sortie de l’esprit de la musique populaire, la performance de l’orchestre et des musiciens est en tout point remarquable. Le chef Ivan Fischer a, depuis trente ans, inscrit son orchestre au sommet des phalanges européennes au moins et les enregistrements qu’il donne régulièrement des symphonies de Mahler sont le plus souvent fort bien reçues. Dans la Quatrième, au disque comme ce soir, il est à l’aise dans ce qu’il présente comme une charmante vision du Paradis, s’intéresse, dans une approche chambriste, tant à l’abîme qui menace de s’ouvrir sous sa baguette qu’au calme apparent de sa surface, refusant de déployer d’importants volumes sonores. Il propose ainsi une combinaison d’excitation naïve face à une menace indéfinissable, qu’il soutient tout au long des trois premiers mouvements, vers la vision finale d’un paradis froidement exprimé, Miah Persson s’y montrant drôle, sauvage et insupportablement triste. Dans Bartók, il parle sa langue maternelle, celle de cette Europe centrale au carrefour des cultures sans cesse sillonnées par les compositeurs, et trouve dans la clarté du jeu et du son les fondements de mélodies originales dans les Images hongroises. Le jeu de Yefim Bronfman est fait de couleurs délicates dans le concerto, avant que le finale de la septième sonate de Prokofiev, donné en bis, ne plonge plus profondément vers des plaques tectoniques qui s’entrechoquent. Dans la plus classique des symphonies romantiques – selon l’expression de Mark Schulze Steinen, Miah Persson s’avance lentement à travers les rangs de l’orchestre dès la fin du troisième mouvement, Ruhevoll (Poco Adagio) pour ne pas interrompre l’enchaînement vers le Finale et la vie céleste qu’il recèle dans sa voix pour terminer cette grande soirée :
« Wir geniessen die himmlischen Freunde,
Drum tun wir das Irdische meiden,
Kein weltlich Getümmel
Hört man nicht im Himmel,
Lebt alles in sanftester Ruh…

5 août 2015