Modest Moussorgski
reste sans doute une référence incontournable de la musique russe, l’un de ses
plus éminents représentants, qui fait même figure, sur plusieurs plans, de
fondateur au sein du groupe des cinq. En matière d’exécution musicale du
répertoire russe, l’Orchestre du Mariinsky et son chef, Valery Gergiev se sont
également imposés comme une référence incontournable. Les 1er et 2
septembre 2017, ils offrent deux concerts successifs aux programmes concentrés
à chaque fois sur un seul compositeur : Moussorgski pour le premier,
Prokofiev pour le second. Encore convient-il de relativiser ce point pour le
premier programme, puisque les œuvres qui y sont proposées sont orchestrées par
Dimitri Chostakovitch ou Maurice Ravel.
Un lever de soleil
sur la Moskova, la rivière qui traverse Moscou. C’est à ce thème que
Moussorgski consacre l’ouverture de son dernier opéra, La Khovanchtchina, qui repose sur un livret du compositeur, relatif à
la révolte de Moscou en 1682 et des autres révoltes des streltsy de 1689 et
1698. Demeuré inachevé à la mort du compositeur en 1881, l’œuvre a été terminé
par Rimski-Korsakov, et créé le 21 février 1886 à Saint-Pétersbourg. Détail
piquant ce soir : le Théâtre Mariinsky en avait rejeté la partition et c’est
donc à une troupe d’amateurs que la création revint dans la salle Kamonov. Si
la version de Rimski-Korsakov est restée jouée jusque dans les années 1980,
elle a depuis été supplantée par une nouvelle orchestration de Dimitri
Chostakovitch, basée sur l’édition critique de l’original de la partition de
Moussorgski pour chant et piano et plus respectueuse de l’esprit de l’œuvre.
La journée passe vite
dans les plaines russes puisque le chef enchaîne avec l’une des pages les plus
célèbres de la musique classique : Une
nuit sur le Mont Chauve. Il en existe également plusieurs versions, dont
les plus notables sont celle, originale, de Moussorgski et celle orchestrée
par Rimski-Korsakov, ou encore celle donnée par Léopold Stokowski en support
musical au film de Walt Disney, Fantasia.
La première, qui apparaît plus âpre, plus slave, en un mot plus
authentique, a été publiée en 1968 et gagne progressivement en notoriété. C’est
celle jouée ce soir par Gergiev.
Au cours de cette
nuit terrifiante, les Chants et danses de
la mort viennent hanter les âmes. Il s’agit d’un cycle de quatre chants
lyriques pour une voix solo et piano, composés entre 1875 et
1877 et chantés sur des poèmes d’Arseni Golenichtchev-Koutouzov. Dans ces
pages, Moussorgski se trouve influencé par la situation très sombre de la
Russie à la fin du XIXème siècle. Une grande pauvreté, un Etat
difficile à réformer, si seulement le Tsar le voulait vraiment. La guerre, de Crimée déjà, accentuait la crise. Modeste Moussorgski,
lui-même né dans une famille noble ruinée par l’abolition du servage, se
trouvait finalement dans cette sorte de situation des pères, bienveillants mais
fatigués, que nous évoquions hier en citant Pères
et fils, d’Ivan Tourgueniev. Conscient des difficultés du pays, partisan de
réformes profondes, il était d’abord entré en rupture avec la société, comme
ces pères décrits par le roman, pour finir par se laisser submerger par l’alcoolisme
qui l’emportera. Dimitri Chostakovitch a orchestré ce cycle de mélodies en
1962, travail qui lui a fourni le matériau de base pour composer sa Quatorzième
symphonie, suite de mélodies, que nous évoquions hier également. Berceuse : Une
mère berce son bébé malade, qui gémit ; la Mort apparaît, déguisée en nourrice,
et berce le bébé qui s’endort d’un sommeil éternel. Sérénade : La figure de la
Mort chante une sérénade sous la fenêtre d’une jeune fille mourante, à la
manière d’un amant faisant la cour. Trepak : Un paysan ivre trébuche pris dans
une tempête de neige et s’allonge, s’endort sous la couverture mortelle de
neige et rêve de colombe en champs d’été. Le Chef d’armée : La figure de la
Mort est dépeinte comme un officier monté sur un cheval et inspectant ses
troupes après une bataille terrible ; elle veut compter ses troupes enfin
réconciliées avant que leurs os n’aillent en terre pour l’éternité.
En deuxième partie,
la mort reste présente, mais sous la forme de la visite d’une exposition
rétrospective consacrée à un artiste disparu, le peintre et architecte russe
Viktor Hartmann, mort d’une rupture d’anévrisme en 1873, alors qu’il n’avait
que trente-neuf ans. Hartmann se consacrait à une définition de l’art russe qui
était aussi la source de la création de Moussorgski. Le développement de leur
amitié relève donc d’une certaine logique créatrice et, lorsqu’une exposition
de près de quatre cents œuvres de Hartmann est montée à Saint-Pétersbourg en
1874, Moussorgski prête des pièces de sa collection personnelle. Dans la
foulée, il compose ses Tableaux en quelques
semaines. En juin 1874, il écrivit au Général Stassov que « Hartmann
bouillonne comme bouillonnait Boris, – des sons et des idées sont suspendus en
l’air, je suis en train de les absorber et tout cela déborde, et je peux à
peine griffonner sur le papier ; je suis en train d’écrire le no 4. Les
transitions sont bonnes (la promenade). Je veux travailler plus rapidement et
de manière plus sûre. Mes états d’âme peuvent être perçus durant les
interludes. Jusqu’à présent, je pense que c’est bien tourné... ». La plupart
des desseins de Hartmann sont aujourd’hui perdus, de sorte qu’il est difficile
de repérer toutes les sources de l’imagination du compositeur et impossible de
remonter l’exposition.
Comme pour la plupart
des œuvres de Moussorgski, l’histoire de la publication des Tableaux d’une exposition est complexe. Ce
n’est qu’en 1886 que Nikolaï Rimski-Korsakov, encore lui, publiait une version,
une fois encore, largement revue par ses soins, de la partition. Ce n’est qu’en
1931 que les Tableaux d’une exposition
ont été publiés dans une édition critique fidèle au manuscrit du compositeur,
dont le facsimilé de la partition attendra encore 1975 pour être publié. En
1940, le compositeur italien Luigi Dallapiccola publiait une édition critique
importante de l’œuvre de Moussorgski avec des commentaires. La version
orchestrée qui s’impose au répertoire est celle préparée par Maurice Ravel en
1922, à la demande du chef d’orchestre russe Sergei Koussevitzky, qui en
dirigea la création le 19 octobre 1922 et rédigea ensuite sa propre orchestration.
Dans ses pièces,
l’orchestre et le chef parlent leur langue maternelle, celle dont ils
maîtrisent toutes les couleurs, toutes les nuances. Certes, cette langue dans
les œuvres de ce soir, parle avec les morts mais demeure bien vivante. Si la
musique possède indubitablement un caractère universel, il n’en demeure pas
moins que les pièces russes jouées par des orchestres et chefs russes sonnent
autrement. Il existe réellement une forme d’identité sonore, qui triomphe ce
soir sous la baguette inspirée du chef. Alors que les grands orchestres
s’internationalisent et regroupent des musiciens de dizaines de nationalités
différentes, leur identité sonore s’internationalise également et se perd. Si
le niveau technique de ces orchestres n’a sans doute jamais été aussi élevé,
une certaine uniformisation du son en est également la contrepartie. Les
orchestres russes sont sans doute parmi les derniers à n’être composés que de
musiciens russes, issus tous des mêmes écoles qui poursuivent encore une certaine
dimension nationaliste de leur enseignement. Ces orchestres et ces artistes
sont des ambassadeurs itinérants dont la mission est de faire connaître la
qualité de l’art russe. Leur mission est remplie au-delà des espérances, à
l’exception de la mezzo-soprano du soir, Oksana Volkova. Elle aussi de l’Ecole
russe, formée à Minsk, lauréate du Concours international Glinka puis du
programme de jeunes chanteurs du Bolchoï de Moscou, elle enchaine les prises de
rôles du grand répertoire russe : Marina (Boris Godounov), Marfa (La Khovanchtchina), Olga (Eugène Oneguin), Polina (La Dame de Pique), Kontschakovna
(Prince Igor) ou Liubascha (La fiancée du Tsar). Nous l’avons trouvée ce soir
d’un très beau timbre et une belle interprétation assez typique de cette
identité du chant russe. Toutefois, elle manquait singulièrement de profondeur
dans ces chants où la mort est omniprésente. Trepak et Le chef d’armée en
particulier ne revêtaient pas la dimension requise et le chef se laissait aller à
couvrir cette voix qui chantait cum
mortuis in lingua mortua.
7 septembre 2017.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.