mardi 28 juillet 2015

UNE OFFRANDE MUSICALE


Le Concert des Nations est le nom que l’on donnait à l’entente qui pouvait exister en faveur de la paix dans le monde, avant la création des Nations Unies. Cette paix que, au siècle des Lumières, Kant aurait souhaitée universelle et qui ne l’a jamais été, ressortit comme un message à l’ensemble dirigé par Jordi Savall le 23 juillet 2015 dans la Kollegienkirche de Salzbourg. Le concert, comptant au nombre des ouvertures spirituelles, donnait l’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach, issue d’une visite que l’illustre compositeur fit à la Cour de Potsdam, auprès du fameux Roi de Prusse Frédéric II, lequel n’était pas vraiment connu en ces temps déjà reculés comme un homme de paix, favorisant par anticipation un certain concert des nations. Au printemps 1747 donc, voilà Jean-Sébastien Bach et son fils aîné Wilhelm Friedmann sur les chemins de Leipzig à Potsdam. C’est le 7 mai 1747 qu’ils donnèrent quelques pièces en concert, en offrande au Roi. En date du 11 mai 1747, les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen relataient l’événement en termes choisis et littéralement le mirent en scène. Nous voici plongés dans les appartements de Sans-Soucis, à la Cour éclairée du Grand Frédéric qui régnait en despote sur ses États rarement en paix. Ce roi de guerre, modèle militaire de générations postérieures et dont tous les grands généraux des siècles suivants invoqueront l’exemple, se trouve aussi l’ami des philosophes, de Voltaire et de Diderot notamment qui visitèrent sa Cour. La musique y tint également une place de choix et l’orchestre que le Roi entretenait à demeure était l’un des plus grands en terme d’effectifs, et des plus importants du monde germanique.
L’édition donc des Berlinische Nachrichten, reproduites dans le programme du soir (p. 5), nous convie dans les salons où le Roi et la Cour se réunissent en cette fin de journée. A l’heure ou d’habitude entraient les musiciens de la Chapelle royale, l’on annonça la présence du célèbre compositeur leipzicois : « Des Abends, gegen die Zeit, da die gewöhnliche Cammer-Music in den Königl. Apartments anzugehen pflegt, ward Sr. Majest. berichtet, dass der Capellmeister Bach in Postdam angelanget sey, und dass er sich jetzo in Dero Vor Cammer aufhalte, allwo er Dero allergnädigste Erlaubniss erwarte, der Music hören zu dürfen ». Invités à entrer, Bach rejoignit « das sogenante Forte und Piano ». Sans préparation préalable, le Roi intima alors au musicien de développer, sur un thème qu’il lui présentait personnellement, une fugue. Bach s’en tira à l’admiration de tous et trouva le thème royal si beau qu’il coucha immédiatement sur le papier la fugue improvisée. Le lundi suivant, ce célèbre musicien allait improviser à l’orgue dans la Heilige Geist-Kirche de Postdam, puis revint le soir à la Cour pour jouer une fugue à six voix en compagnie de Sa Majesté.
La visite est bien connue par les innombrables compte-rendus qu’elle généra et par cette composition à laquelle elle donna corps, l’une des dernières du Thomas-Kantor de Leipzig, passée à la postérité sous ce nom de Musikalisches Opfer, d’offrande musicale. De quelques canons faciles jusqu’à la fugue à six voix la plus complexe, que Bach nomme ici pour la première fois de son oeuvre Ricercare, c’est toute l’étendue de son talent que révèlent ces pièces et de sa maîtrise du contrepoint. Entrons donc dans le programme royal : Regis Iussu Cantio Et Reliquia Canonica Arte Resoluta Thematis Regii Elaborationes Canonicae, pour reprendre le titre complet de ces pièces qui forment l’Offrande musicale BWV 1079. Le Thema Regium est préalablement exposé, puis déjà repris et développé au cembalo dans un Ricercar a 3, par Pierre Hantaï, qui va tout au long de la soirée, tenir – et de quelle manière - l’instrument de Bach. Son frère Marc Hantaï tenait la partie de flûte, Manfredo Kraemer et David Plantier les parties de violons, Balazs Maté celle de violoncelle, Xavier Puertas de violone, qui tient lieu de contrebasse, enfin et surtout, dirigeant peu mais jouant surtout de la viole de gambe ou de basse, Jordi Savall. La présentation, un brin austère est d’un rare niveau musical confiée à de tels musiciens. L’ouverture artistique vers tous les mondes de Jordi Savall, les superbes réalisations et découvertes qu’il mène depuis quarante ans avec ses ensembles successifs, Hesperion XXI (fondé en 1974), La Capella Reial de Catalunya (1987), puis ce Concert des Nations depuis 1989, fondée l’année de la chute du mur de Berlin, à un moment où, sans doute plus que jamais alors que s’effondrait l’empire soviétique, le concert des Nations, dans un monde appelé à n’être plus seulement bipolaire, s’imposait comme un nécessaire besoin hélas vite politiquement déçu.
Si la musique de Bach sert toujours avantageusement à régénérer les âmes et à ouvrir les esprits, il y avait, dans la très grande qualité de cette soirée, néanmoins un triple contresens. Le premier de présenter dans une église, la Kollegienkirche, une œuvre réellement séculaire et destinée aux salons, non à l’autel. Il y eut tant d’offrandes à Dieu dans l’œuvre de Bach que, celle-ci, pour une fois à un monarque temporel – et certainement pas le plus dévot de son temps, se trouvait mal placée à la croisée des travées, sur un podium élevé comme un jubé. Deuxièmement, de présenter en ouverture spirituelle, c’est-à-dire dans une partie de programme où se donnent messes et oratorios essentiellement, consacré cette année au rapprochement entre Christentum und Hinduism, une œuvre qui ouvre certes l’esprit, mais sur le siècle des Lumières, dans une approche qui n’est certainement pas religieuse, sinon franchement anticléricale. Troisièmement enfin, l’appellation Concert des Nations était assez peu appropriée, pour ne pas dire franchement anachronique, à s’accoler aux salons de Frédéric II de Prusse, monarque qui négociait davantage les armes à la mains (lorsqu’elles étaient victorieuses, et elles le furent souvent) que dans une approche multilatérale qui ne s’imposera vraiment qu’après le Congrès de Vienne de 1814. C’était  en effet, après les guerres napoléoniennes seulement que l’Europe chercha à établir non pas un système fondé sur la puissance démontrée à l’issue d’un conflit (élément typique de l’époque frédéricienne) mais davantage sur la volonté commune de prévenir par le dialogue la survenance de guerres toujours plus dévastatrices. Présentation anachronique et déplacée donc, mais à ce niveau, tout ce qui n’est pas musical peut être résolument laissé de côté.
28 juillet 2015.

lundi 27 juillet 2015

LA CONQUETE DU MEXIQUE ET SON DOUBLE


Quiconque s’attendait à retrouver un caractère historique dans l’opéra de Wolfgang Rihm, Die Eroberung von Mexico, donné dans sa première représentation à Salzbourg le 26 juillet 2015 sous l’excellente direction d’Ingo Metzmacher, devra déchanter. Même si les personnages principaux, Montezuma et Cortés, appellent a priori une telle référence, s’y rattacher ne permettrait pas de comprendre cette œuvre particulière. Point ici de récit tiré de Bernal Díaz del Castillo et de son Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne, dont le manuscrit le plus ancien remonte à 1575, qui dresse le portrait de première main d’un noble roi prisonnier du Conquistador. Point davantage de recherche à la source des Lettres du Mexique, que Hernan Cortés envoyait régulièrement à Madrid pour expliquer et justifier ses conquêtes, lettres de première importance pourtant, même si l’on sait aujourd’hui que leur auteur a sans doute pris des libertés avec l’histoire. Point non plus de temple du soleil, de parures dorées et de plumes. Point enfin de recours à cette pensée métisse issue des grandes découvertes, faite de mélange des cultures et de métissages, si justement décrite dans l’excellent ouvrage de Serge Gruzinski (La pensée métisse, Fayard, 1999). Non, c’est vers le théâtre d’Antonin Artaud qu’il faut se tourner, celui que l’auteur décrivait dans la série d’essais qu’il publiait sous le titre Le théâtre et son double, en 1938, et dans lesquels il présente notamment son concept de théâtre de la cruauté, mais qui parle aussi de Dieu comme de la sexualité, et que Raphaël Denys, dans Le testament d’Artaud (Gallimard, 2006) compare à La naissance de la tragédie de Nietzsche.
Artaud nous décrit vivant dans un monde qui glisse, qui se suicide sans s’en apercevoir, à l’atmosphère asphyxiante. Il estime donc que le théâtre doit redevenir grave pour se tourner vers le primat du metteur en scène, sorte de créateur unique qui assumera la responsabilité double du spectacle et de l’action. Un théâtre sans auteur, réduit à une mise en scène totale, pour en finir avec une certaine idée des chefs-d’œuvre soi-disant réservés à la compréhension d’une certaine élite. Le théâtre de la cruauté n’est pas descriptif et ne se raconte pas ; à l’inverse d’un art détaché, fermé, égoïste et personnel, il se propose de recourir au spectacle de masse pour produire une action immédiate et violente. C’est un théâtre qui réveille les nerfs et le cœur, mais sa cruauté n’est pas celle du sang et de la barbarie, il ne s’agit pas de cette cruauté que nous pouvons exercer les uns contre les autres, mais de celle, bien plus terrible encore, que les choses peuvent exercer contre nous. Le constat est que nous ne sommes pas libres, que le ciel peut nous tomber sur la tête et que le rôle premier du théâtre est d’abord de nous l’apprendre. Nous avons avec Antonin Artaud un théâtre où des images physiques violentes broient et hypnotisent la sensibilité du spectateur. Par la violence présentée, une violence de la pensée naît au spectateur, violence désintéressée qui joue un rôle cathartique. Dans ces termes, le théâtre devient une fonction qui fournit au spectateur des précipités véridiques de rêves, où son goût du crime, ses obsessions érotiques, sa sauvagerie, ses chimères, son sens utopique de la vie et des choses, son cannibalisme même, se débondent sur un plan non pas supposé et illusoire, mais intérieur. Dixit Artaud donc pour décrire des rêves qui exaltent nos pulsions, pour produire une forme de sublimation en tant que purgation des mauvaises passions. C’est l’inutilité de l’action dans les circonstances actuelles d’un monde en déclin ; ce théâtre-là, c’est aussi la volonté de retrouver la force de la tragédie antique, un théâtre autour de personnages fameux, de crimes atroces, de surhumains dévouements, sur des thèmes historiques ou cosmiques connus de tous, sans pourtant recourir à de vieux mythes surannés. Il y a ainsi du mysticisme, de la magie et une sorte d’alchimie dans la recherche théâtrale d’Antonin Artaud. 
Dans cette perspective, la mise en scène est le point de départ de toute création théâtrale, recherche de la poésie tout court, sans forme et sans texte ; Artaud ne veut donc que travailler autour de thèmes, de faits et d’œuvres connus, mais pas de la poésie d’un texte. « Le théâtre utilisé dans un sens supérieur et le plus difficile possible a la force d’influer sur l’aspect et sur la formation des choses ». En ce sens, la mise en scène est le langage du théâtre, c’est elle qui va, au centre du processus de création, donner naissance au langage typique du théâtre, dynamique et dans l’espace, à mi-chemin entre le geste et la pensée, sorte de métaphysique de la parole. C’est à un spectacle chiffré qu'il nous invite, un spectacle qui, abandonnant ce qu’il appelle les utilisations occidentales de la parole, se consacre au domaine des signes, des incantations et du langage visuel des objets. Artaud cherche à rendre une certaine magie analogue au rêve pour rechercher même des formes de transes, dans l’idée de s’adresser à l’organisme et non à l’intellect du spectateur, la foule pensant avec ses sens avant son entendement. Il faut ainsi placer le spectateur au milieu, le spectacle l’entourant car, s’il ne va plus au théâtre, c’est justement qu’on lui a trop dit que ce n’était que du théâtre ! Il appelle de ses vœux une salle nouvelle, un hangar ou une grange quelconque, où la scène et la salle « sont remplacées par une sorte de lieu unique, sans cloisonnement, ni barrière d’aucune sorte, et qui deviendra le théâtre même de l’action. Une communication directe sera rétablie entre le spectateur et le spectacle, entre l’acteur et le spectateur, du fait que le spectateur placé au milieu de l’action est enveloppé et sillonné par elle » (Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. « folio essais »,‎ 1985 (1938), « En finir avec les chefs-d’œuvre », p. 123).
Pour comprendre la mise en scène de ce soir, dirigée par Peter Konwitschny, il faut garder en mémoire ce qui précède comme ces lignes de Le théâtre et son double : « Tout spectacle contiendra un élément physique et objectif, sensible à tous. Cris, plaintes, apparitions, surprises, coups de théâtre de toutes sortes, beauté magique des costumes pris à certains modèles rituels, resplendissements de la lumière, beauté incantatoire des voix, charme de l’harmonie, notes rares de la musique, couleurs des objets, rythme physique des mouvements dont le crescendo et le decrescendo épousera la pulsation de mouvements familiers à tous, apparitions concrètes d’objets neufs et surprenants, masques, mannequins de plusieurs mètres, changements brusques de la lumière, action physique de la lumière qui éveille le chaud et le froid, etc. » (Ibid., p. 144). Si l’on se souvient au surplus que, dans la conception du spectacle selon Antonin Artaud, la sonorisation est constante, les cris sont recherchés comme un moyen de communication direct aux sens des spectateurs, la lumière devant également éclairer les spectateurs, les acteurs ne disposant d’aucune initiative personnelle, se limitant, en tant qu’athlètes du cœur, de produire des souffles comme émotions précises : faire « appel à certaines idées inhabituelles (…) qui touchent à la Création, au Devenir, au Chaos, et (…) toutes d’ordre cosmique (…) dont le théâtre s’est totalement déshabitué » (Ibid., p. 139) alors l’on pourra entrer dans la magie du soir.
Angela Denoke en Montezuma et Bo Skovhus en Cortés, ne sont pas des personnages, ils ne dialoguent pas, ne font pas une histoire. Pourtant, l’on peut percevoir dans ce décors fait de casse de voitures entourant un appartement pauvrement meublé de peu de choses sans charme ni recherche, quelque chose d’essentiel pour le spectateur, qui peut s’identifier à ce cadre commun. Une cuisine en arrière-plan, une salle de séjour avec une fenêtre à jardin, une plante verte à côté, un canapé en son centre, une table basse sur un tapis, une étagère à cour, quelques livres rapidement assemblés et la porte d’entrée, c’est le studio de n’importe qui, n’importe où, n’importe quand. La conquête du Mexique, c’est aussi la conquête d’une femme par un homme, maladroit, hésitant, puis brutal et insignifiant. Cortés ainsi est tout sauf un conquérant, bien que l’on perçoive dans l’œuvre une condamnation des dérives de toute conquête militaire avec ses dérapages contre les civils, ses viols, ses pillages et surtout le fait que, au fond, toute conquête n’est jamais que guidée par l’appât du gain, l’accumulation de terres, de richesses, d’or, de pétrole, peu importe. La conquête à la fin se fait jeu vidéo, des premiers pac-man aux jeux de guerre du dernier cri, celui que ne pousse plus sur les écrans que des avatars plus vrais que nature. écran. ons. che. Artaud n''es premiers nt en tout point, surtout dans la richesse des es percussions. che. Artaud n'
Les groupes de musiciens se répartissent en fosse pour l’essentiel, mais deux violons sont isolés, aux deux extrémités de la scène et trois groupes de percussions sont répartis dans la salle, sur les côtés et au fond, placé au-dessus des derniers rangs. Le son vient donc de partout et le public est placé en son milieu, les écrans de contrôle permettant à chaque musicien de suivre le chef sont aussi visibles du public, de sorte que chacun peut pleinement participer à la réalisation musicale. Puis c’est du public également que surgissent cris et mouvements, trente-et-une personnes sortant des rangs, formant le bien nommé  Bewegungschor, courant la salle en tout sens pour envahir la scène, séides, lansquenets ou reîtres, spadassins ou mercenaires de tout temps, soiffards intenables et brutaux que toute conquête traine avec elle, partout et toujours. Enfin, c’est Montezuma et les deux chanteuses, une soprano, Susanna Anderson, une alto, Marie-Ange Todorovitch, qui quittent la fosse pour la scène, puis parcourent les rangs et prennent la salle à partie pour attirer l’attention et provoquer la réaction face aux horreurs qu’elles subissent d’une soldatesque intemporelle. Au centre de la fosse, face au chef comme à la salle mais montant parfois sur scène également, les deux Sprecher de Stephan Rehm et Peter Pruchniewitz soufflent, halètent, crient, râlent, parlent aussi.
La musique commence déjà par des percussions dans la salle alors que les spectateurs s’installent, le chef est déjà là et l’on ne sait pas trop quand cela commence réellement. Il n’y a pas d’extinction des lumières ni de silence qui se fait pour que le chef attaque l’ouverture, la salle comme les spectateurs restent éclairés et forment le spectacle autant que les interprètes qui se cachent parmi nous et dont nous sommes finalement tous. Cette lumière orange choisie pour le soir est surprenante au premier abord lorsque l’on vient de l’extérieur. Elle beigne la salle dans une ambiance bizarre qui d’amblée change notre perception des lieux et des choses.
Neutral. Weiblich. Männlich. C’est le genre d’œuvre qui ne se laisse pas définir. Dans le programme de la soirée le metteur en scène Peter Konwitschny présente sa perception de la pièce et son projet : « Rihm hat den Hauptnenner komponiert, das Kernproblem aller Begegnungen, Berührungen, Zusammenarbeiten. Das ist bei Rihm alles hörbar, aber auch schon bei Artaud vorhanden. Bei Artaud heisst es ‘neutral-weiblich-männlich’. Es geht nicht um Europa/Amerika oder Mexico/Spanien, sondern um Mann/Frau » (p. 7). C’est ainsi avant tout une question de civilisation au sein de laquelle la relation homme-femme ne fonctionne pas correctement, ce qui ne peut qu’entraîner rapidement sa chute. Montezuma et Cortés portent la performance, ils n’ont pas de rôles en tant que tels. Le principe masculin de Cortés – auquel Bo Skovhus donne un corps impressionnant, une réelle substance, est renforcé par les deux rôles parlés des Sprecher susnommés, alors que le principe féminin de Montezuma, génialement habité par Angela Denoke, se développe autour d’un soprano très aigu et d’une profonde contralto, toutes deux exceptionnelles également de présence vocale et physique, dans la fosse comme sur scène ou dans la salle. Peter Konwitschny ajoute : « Mehr Figuren sind tonlich nicht präsent. Sie tauchen nur in vagen Regieanweisungen auf. Die einzige Figur, die es noch gibt, ist Manliches, aber die is stumm. Eine stumme Übersetzerin, die sehr rasch wieder aus dem Stück verschwindet, weil es nicht gelingt, zwischen den beiden Geschlechtern zu dolmetschen. Die beiden Prinzipien sind nicht kompatibel, sind nicht für einen Austausch gemacht » (p. 8).
Pour Ingo Metzmacher, c’est surtout de conquête de l’espace dont il est ici question, qui décrit à quel point la spatialisation de la musique permet de changer constamment les perspectives. Il est vrai que sa direction, d’une rare précision comme toujours lorsqu’il est immergé dans ce type de répertoire (nous nous souvenons de l’opéra de Zimmermann, Die Soldaten, qu’il dirigea ici-même en 2013), assume une préparation du moindre détail dans un travail profond d’une œuvre qu’il connaît parfaitement pour en avoir dirigé la création et l’avoir enregistrée. Son orchestre ce soir, l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien est excellent en tout point, surtout dans la richesse des es percussions.
Le compositeur lui-même, dans un texte de 1992, date de la création, repris dans le programme du soir sous le titre Mexico, Eroberungsnotiz, s’exprimait en ces termes : « Die Musik begint, bevor sie begonnen hat. Aber das hat sie immer schon getan, nicht erst seit sie handelnde Person sein darf. Ihre Entstehung lässt sich für mich nicht memorieren. Nach der Erfindung ihrer – wie variabel auch immer gehaltenen – Grundtönung, die im Ausformen der Klangorte ihre Niederschrift als Zeichen fand, begann ein rastloser Arbeitsprozess des unablässigen Gestaltwandels. Was vorher Jahre benötigte, um in irgendeiner Form fixiert werden zu können – nämlich die Auffindung der Texte und die ‘Erbauung’ der Klangskulptur -, geriet nun in seinen eigenen Sog. In einem halben Jahr Schriftarbeit entstand der Klangtext und die Konstellation der Aktionen, für deren Gestalt ich vor zehn Jahren einfach noch nicht reif war : Ich hatte damals zwar schon die Antenne, aber noch nicht den Sender » (p. 52). Revenant ensuite sur son œuvre dans un texte de 2001, Rihm emporte le titre : Wiederum und wiederum und wiederum aufgefordet, einen Text über eines meiner Werke zu verfasse, qu’il termine par ces mots : « Aber vielleicht keimt etwas, später. Dann war es Kunst, jetzt » (p. 74)
Reinhard Kager rappelait, dans un essai consacré à transcender les frontières entre les genres, NEUTRE FEMININ MASCULIN, les traces du théâtre d’Antonin Artaud dans l’œuvre de Wolfgang Rihm, traces que l’on retrouve dans la traduction du texte de présentation de sa Conquête du Mexique par Antonin Artaud, avant un texte consacré au théâtre séraphin, daté de Mexico, le 5 avril 1936, qui commence par les termes de genre que l’on retrouve en allemand tout au long de la pièce, NEUTRAL WEIBLICH MÄNNLICH, mais surtout revenant sans cesse à mesure que la fin approche. Artaud n’est cependant pas tout à Rihm, qui est également allé rechercher un texte d’Octavio Paz, Raiz del hombre, de 1937, sur la quatrième strophe duquel se termine la pièce dans la bouche de Montezuma et de Cortés ensemble, « Unter disem Tod, Liebe, glückhaft und stumm, gibt es keine Adern, keine Haut, kein Blut, sondern nur der einsamen Tod ; tobende stille, ewig, umrisslos, unerschöpfliche Liebe, der Tod entströmt ». Terminer sur cet inépuisable amour qui émane de la mort, mais est-ce terminer, ne serait-ce pas terminé ? Les derniers mots du compositeur, auteur ici de son propre livret, ne sont-ils pas : « Ende ( ?) der Oper ».
27 juillet 2015



dimanche 26 juillet 2015

RESURRECTION INACHEVEE


Il y a des œuvres inachevées du fait de la mort de leur auteur en cours de composition, d’autres qui le sont pour des motifs non explicables a priori, le compositeur semblant être passé à autre chose sans terminer sa tâche créatrice. L’on a ainsi pu débattre longuement des raisons pour lesquelles Schubert aurait laissé sa symphonie ou sa cantate inachevées. Il n’en demeure pas moins que nous n’en savons rien. Pourtant, tant la septième (encore parfois numérotée huitième) symphonie, D759, dite « Die Unvollendete », que la cantate Lazarus, D689, également inachevée, marquent des tournants dans l’œuvre de Schubert. La première, qui ouvre le concert de ce soir, 24 juillet 2015, à la Felsenreitschule de Salzburg, par la Camerata de Salzbourg sous la direction d’Ingo Metzmacher, en matière de composition symphonique, la seconde, à l’exécution de laquelle s’ajoutent le Salzburger Bachchor et les solistes, en matière de musique dramatique.
En deux mouvements seulement, successivement Allegro moderato et Andante con moto, la septième symphonie reste l’une des œuvres les plus populaires de Schubert, mais aussi des plus mystérieuses. Elle ne fait suite à aucune commande, ne répond pas à une possibilité d’exécution et n’est jamais mentionnée dans sa correspondance, d’où le fait que l’on a longtemps cru qu’il pouvait exister, à la même époque de la vie de Schubert, une autre symphonie dont le manuscrit aurait été perdu et qui porterait son total au chiffre symbolique de neuf en la matière, tout comme Beethoven. Aujourd’hui néanmoins, l’on arrête communément le compteur à huit, l’inachevée se trouvant ainsi rétrogradée au rang de septième symphonie et la Grande, de huitième, dût en perdre un peu de consistance ce mythe romantique autour des « neuvièmes » successives et indépassables de Beethoven, Schubert, Bruckner et Mahler. Sous la direction d’Ingo Metzmacher, elle peine à convaincre. J’ai trouvé les articulations et las accents brutaux, les cordes, et surtout les contrebasses, rêches et, dans l’ensemble, des choix de tempi trop rapides à mon goût, éléments de style que l’on ne retrouvait pas dans la seconde partie.
Tout comme la septième symphonie, la cantate Lazarus, D689 est restée au niveau du fragment, puisque pensée en trois actes, elle s’interrompt brutalement au milieu du deuxième, après quelques mesure d’un air confié à Marthe, l’une des sœurs de Lazare. L’interruption est abrupte, puisqu’elle se trouve au milieu d’une phrase : « Ich will ihm folgen/ Durch alle Sternenbahnen/Und… » Et quoi ? nous n’en saurons jamais rien. Seule suit la mention : « Hier bricht die Partitur ab ». L’inachèvement de l’œuvre n’a pas de cause connue et Schubert n’y reviendra jamais ; l’on ne dispose en effet d’aucun élément de preuve pouvant laisser penser que la suite eut été composée puis perdue. C’est d’ailleurs en cet état fragmentaire que sa première exécution eut lieu à Vienne le 11 avril 1830. La résurrection est donc en tant que telle absente de l’œuvre, puisque Schubert n’a composé que les parties montrant l’approche de la mort de Lazare (Acte I) et la veillée funèbre (Acte II), sans approcher jamais la suite. Les personnages de l’œuvre sont Lazare et ses proches, Lazare dont la mort, annoncée par lui-même, forme le sommet de la cantate. Il y a d’abord Nathanaël, l’ami, solide dans sa foi, et Simon, qui n’entrera qu’au deuxième acte, moins crédule, puis les deux sœurs de Lazare, Marie, plus apaisée, et Marthe, passionnée et douloureuse. Vient enfin Jemina, déjà ressuscitée par le Christ et qui vient compter à Lazare mourant son expérience merveilleuse de retour à la vie. Nous avons donc là six personnages, trois hommes (deux ténors et un baryton) et trois femmes (trois sopranos), qui forment des groupes de deux très clairement décrits. Il y a Lazare et Jemina, qui font l’expérience de la mort, Marie et Nathanaël, qui sont dans la souffrance illuminée par leur foi, enfin, Simon (la seule voix grave) et Marthe, qui souffrent des passions plus humaines. L’abondance des tempos lents dans ces pages, avec des formes de dialogues à l’orchestre, rarement utilisé à plein, sont une des marques de cette œuvre. Schubert semble y avoir cherché la fusion de l’air et du récitatif dans un récit dramatique continu. Le récitatif est ici chargé d’une grande valeur dramatique et il ne se distingue que difficilement des quatre passages marqués Aria. Il y a dans tout le récit un fil conducteur continu dans un enchevêtrement serré de tempos et de tonalités et les récitatifs sont autant que les airs chargés de force. L’on est là dans quelque chose qui ouvre directement la porte à Wagner et qui donne à cette cantate inachevée une grande modernité. Comme toutes les voix n’interviennent qu’en soliste, l’on reste constamment proche du Lied, avec cette richesse orchestrale qui lui donne une dimension nouvelle, que l’on retrouvera dans la clarinette du dernier Lied écrit par Schubert, « Der Hirt am Felsen » (D965). Les deux chœurs interviennent à la fin du premier acte, chœur mixte qui implore la miséricorde divine pour l’ami qui vient de mourir, puis au début du second, double chœur, masculin et féminin, pour l’accompagnement à la tombe. Dans les mots de Britigtte Massin : « Air, lumière, paix, telles seraient finalement les caractéristiques principales de cette œuvre étrange, où des êtres venus d’ailleurs semblent se complaire à chanter la mort avec délectation, ce qui n’enlève rien, bien au contraire, au dramatisme intense de ces pages » (Franz Schubert, Fayard, p. 892).
Pour une raison qui m’a échappé, le chef a interrompu l’exécution au début de la première intervention de Marthe, pour reprendre l’œuvre au début. Lazare était ce soir Maximilian Schmitt et Nathanaël Werner Güra. Pourtant, celui qui ressort est incontestablement le Simon de Thomas E. Bauer, dont l’entrée à l’ouverture du deuxième acte, lorsqu’il arrive trop tard pour voir encore son ami en vie, est magistrale. La puissance dramatique que le chef, le chanteur et l’orchestre donnent à ces pages orchestrales d’abord, tendent à l’opéra et semble s’approcher de celle qui aurait pu être recherchée dans la symphonie donnée en première partie de soirée. Nulle agressivité, nulle brutalité ici, des cordes plus douces aussi dans la mort. La Maria de Marlis Petersen avait toute la dévotion requise à son frère mais Sophie Karthäuser peinait un peu à rendre le caractère exceptionnel de l’expérience vécue par Jemina. Par contre, la présence de Sophie Karthäuser, Marthe de feu et de passion dont l’engagement suffirait à faire relever Lazare d’entre les morts est exceptionnelle. Nullement troublée par l’interruption du chef dans son premier air, elle habite la partition de ce qui reste, avec le Simon de Thomas E. Bauer, la plus forte présence de la soirée.
26 juillet 2015

vendredi 24 juillet 2015

CELA PEUT-IL APPORTER LA PAIX ?


Les ouvertures spirituelles du Festival de Salzbourg ne sont pas seulement ouverture en sens programmatique du terme, en tant que premiers concerts donnés chaque année au début du festival. Elles sont aussi ouverture d’esprit, vers les plus larges horizons musicaux et spirituels possibles. Telle est la Missa Solemnis de Beethoven, qui pourrait trouver sa place, dans une approche liturgique, dans la très belle Kollegienkirche, récemment rénovée et où l’on donne depuis l’an passé d’autres concerts de cette ouverture spirituelle, notamment l’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach, le lendemain soir. Nikolaus Harnoncourt en a cependant décidé autrement, inscrivant cette œuvre dans le siècle et dans la salle du Grosses Festspielhaus, ce 22 juillet 2015.
Il est vrai qu’avec cette Missa Solemnis, l’on est dans les dernières œuvres de Beethoven, opus 123, dont la composition se déroule essentiellement durant les années 1819 – 1822. La composition est ainsi contemporaine des trois dernières sonates pour piano ou des Bagatelles op. 119 notamment. C’est le 7 avril 1824 qu’elle a été crée, loin de Vienne, dans la salle de la Société philharmonique de Saint-Pétersbourg, lors d’un concert donné par le Prince Galitzine. Cette messe, d’une ampleur alors sans précédent, avait bien, dans l’esprit de Beethoven un caractère liturgique. Elle suit le plan liturgique habituel et vient de l’initiative personnelle de Beethoven, qui souhaitait avec elle prendre part aux cérémonies d’intronisation de l’Archiduc Rodolphe comme archevêque d’Olmütz, en mars 1820. Achevée bien trop tard pour servir ainsi qu’il l’escomptait, elle n’en demeure pas moins peu orthodoxe, en ce sens qu’elle bouscule, par sa dimension globale, mais aussi par l’écriture de chacun de ses mouvements, tout ce que connaissait alors la liturgie chrétienne. Guidé par les qualités qu’il prêtait à l’archevêque, qui embrasse selon lui avec une telle plénitude l’amour de l’humanité pour en faire un guide temporel et spirituel, Beethoven porte aussi, à travers des termes de circonstance pour un haut prélat dont il attendait également une récompense temporelle, un idéal d’humanité, le même que dans d’autres œuvres et notamment Fidelio, avec lequel nous terminerons notre séjour salzbourgeois cette année, le 4 août 2015. En orientant les différents moments de la messe vers des drames de l’âme, Beethoven dit son espérance dans la délivrance de l’humanité. Les différents moments liturgiques deviennent autant de scènes dans lesquelles la musique devait conférer et constituer en elle-même une dimension émotionnelle et spirituelle, plus un oratorio à la Haendel qu’une messe, comme on pourra voir Fidelio également comme plus proche d’un oratorio que d’un opéra. Comme le relève Elisabeth Brisson dans son Guide de la musique de Beethoven : « Il voulait donc faire comprendre aux auditeurs et aux interprètes ce qu’il en était de la condition humaine (la nature de l’homme, ses angoisses, ses joies, ses attentes, sa combativité etc.) ainsi que des facultés créatrices de l’homme » (Fayard, p. 743).
Il y a dans ces pages, aujourd’hui encore et sans doute surtout lorsque Nikolaus Harnoncourt les dirige, une haute conscience de la portée spirituelle et par là également politique de la pensée de Beethoven, puisque la liberté spirituelle est pensée comme fondement d’une société digne de l’homme, à une époque où la censure interdisait encore de donner des messes en concert public. En tournant le dos à une représentation dans le chœur d’une église pour un concert public dans une salle profane, Harnoncourt poursuit l’œuvre de Beethoven. Il fallait de l’audace à Beethoven, moins sans doute aujourd’hui à Harnoncourt, pour changer ainsi la destination liturgique de la messe, en faire un grand moment de musique profane. La dimension spirituelle d’une œuvre n’est ainsi pas limitée à une approche liturgique et l’esprit de l’humanité, dans un siècle des Lumières habité par Beethoven, avait vocation à quitter les cloîtres pour de plus larges espaces. Ainsi, dans le Credo, les voix s’attardent-elles bien davantage sur le mot « credo » que sur « catholicam », à peine évoqué. Le sentiments religieux chez Beethoven n’est ainsi pas limité mais cherche à faire partager à l’humanité une dimension transcendantale qui ne soit pas liée à une forme quelconque de liturgie. Comme les Variations Diabelli, cette grande messe est une œuvre entièrement nouvelle qui s’inspire des anciens et s’inscrit dans un héritage pour le dépasser, afin d’aider l’homme à toujours se connaître mieux grâce au développement de ses modes d’expression spécifiques. Comme le relevait Hoffman dans un article de l’Allgemeine musikalische Zeitung en 1814, « aucun art, plus que la musique, ne jaillit si purement des profondeurs spirituelles de l’homme, aucun ne demande des moyens plus exclusivement intellectuels, plus éthérés. Les sons traduisent distinctement la prescience des forces sublimes et saintes, de l’Esprit qui fait jallir l’étincelle de la vie dans la nature entière ; la musique, le chant, expriment ainsi la plénitude suprême de l’existence, elle et hymne au Créateur » (cité par Elisabeth Brisson, op. cit., p. 745). Harnoncourt aurait très certainement pu partager la suite des remarques de Hoffmann, surtout lorsqu'il évoque la musique qui répand ses trésors sur l’humanité, illumine la vie, langue des esprits de la plus haute spiritualité : « l’accord exprime l’amour, l’harmonie de tout ce qui dans la nature est esprit ». Harnoncourt ne publiait-il pas lui-même un ouvrage de dialogues sous le titre bien évocateur ici de « Töne sind höhere Worte » ? Harnoncourt entend le message beethovénien et comme lui pose le pouvoir créateur de l’homme face à celui de la divinité. L’homme se présente lui-même comme capable de donner aussi un accès à une forme de transcendance, par la musique quil compose ou interprète. Si Dieu n’est plus aujourd’hui une si solide forteresse que Luther décrivait au début du XVIème siècle, l’esprit de l’homme ne cesse de ressentir le besoin de se ressourcer dans une musique qui le porte et lui apporte un supplément d’âme.
Dans cette Missa Solemnis, outre le fait que Beethoven désacralise la messe en la sortant d’une dimension purement liturgique, il la modernise encore par l’écriture qu’il adopte, faite de mélange des genres presque hérétique à l’époque (on penserait presque à rapprocher sur ce point le grand œuvre beethovénien de Mass, écrite par Léonard Bernstein pour inaugurer le mémorial dédié à John Kennedy au début des années 1960 et qui fit scandale en Amérique). Ainsi, l’on retrouve plusieurs types d’écriture, polyphonique, choral, contrapuntique, harmonique, comme plusieurs styles, religieux catholique et protestant, dramatique ou symphonique, chez Beethoven comme plus tard chez Bernstein, dans un autre style certes, mais dans une démarche au fond pas si différente à un siècle et demi de distance.
Une fois les musiciens du Concentus Musicus Wien et les chanteurs du Chœur Arnold Schönberg installés sur la grande scène du Grosses Festspielhaus, entrent les solistes Laura Aikin, Elisabeth Kulman, Johannes Chum et Ruben Drole, qui viennent se placer au premier rang du chœur, derrière l’orchestre. Tout au long de l’œuvre, ils formeront un ensemble remarquablement équilibré. Entre alors le chef que l’on découvre affaibli, maigri, marchant avec difficulté en s’aidant de béquilles, qui vient lentement, avec cette lenteur à laquelle la vieillesse et le si beau chemin parcouru donnent une grandeur certaine sous les applaudissement de la foule. Une fois au pupitre, debout, le chef n’a plus besoin d’autre soutien que la musique, celle qu’il a glorifié toute sa vie, notamment avec la création de cet ensemble qui participa au renouveau des interprétations et dont nombre de musiciens portent aussi le poids du temps avec toute la légèreté de l’artiste inspiré. Sur instruments anciens, la musique de Beethoven sonne presque plus moderne encore, en créant des équilibres plus sobres auquel le chef est si attaché. Nul romantisme ici, pas d’effet inutile. La musique et rien que la musique de Beethoven, qui n’a pas à être autrement mise en avant que dans l’éthique d’une approche hautement musicale. On sent Harnoncourt porté par chaque mouvement, même s’il a besoin de longues pauses entre chacun d’eux, on sent l’épuisement du corps qui laisse l’esprit intact, la passion que rien ne peut émousser. On sent presque une dimension crépusculaire, testamentaire, comme si c’était ce soir là l’un ders derniers concerts d’un homme qui a tant donné à un art que l’humanité en sort grandie d’une simplicité qui n’est que l’écoute de la musique, esprit si pur et si riche. Une salle debout qui l’applaudit longuement à la fin rend hommage à l’homme dans sa dimension toute beethovénienne. Oui, cela peut apporter la paix que d’entendre ainsi Harnoncourt porter la musique de Beethoven au plus haut point, et l’on peut terminer ici sur l’entretien qui figure dans le programme de la soirée sous le titre : « Die Frage ist : Kann es überhaupt Frieden geben ? » : « Beethoven sagt nicht ‘Danke !’. sondern ‘Gib !’. Das ist in der Missa Solemnis besonders aufregend. Für mich beinhaltet das die Frage : Kann es überhaupt Frieden geben ? Und ich sehe das psychologisch. Sicher die napoleonischen Kriege sitzen den Menschen dieser Zeit noch in allen Knochen, und da sieht man in der Musik vielleicht auch eine brennende Stadt. Aber das Schlachttengemälde schildert viel mehr den Konflikt im Inneren des Menschen. Es ist eine Bitte um ‘den inneren und äusseren Frieden’, wie Beethoven selbst schreibt. Und es kommt mir viel plausibler vor, dass der innere Konflikt das eigentliche Drama ist.  Das Innere ist wichtiger als das Äussere. Das ist doch für jeden einzelnen Menschen so ! » (p. 12 du programme de la soirée).
24 juillet 2015


dimanche 12 juillet 2015

LE RESTE EST D’UN MARBRE QUI SE MEUT ET RESPIRE


Edward Rushton est un compositeur britannique, né en 1972, établi à Zurich, à qui les concerts Migros ont passé commande d’une œuvre pour leur soixante-sixième saison. I nearly went there est présentée dans le programme de la soirée comme une réflexion sur la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler, qui  composera la seconde partie du concert du London Symphony Orchestra, sous la baguette de Daniel Harding, en ce 30 mai 2015 au Victoria Hall de Genève. Le compositeur y déclare être fasciné par la clarté du regard de Mahler et la transparence de sa sonorité orchestrale, qui lui permet d’observer à la loupte tous les événements. Le point de départ du compositeur serait, esquissé dans le sens d’une hypothèse de travail, cette fameuse anecdote selon laquelle Mahler aurait réduit les excès de percussions dans la Cinquième Symphonie à la demande d’Alma, qu’il venait d’épouser. Ne serait-ce pas là un défi attractif que de rétablir cet excès de percussions (pour autant qu’il ait jamais existé), en quelque sorte comme action de sauvetage de l’art victime de compromis conjugaux ? Telle serait le point de départ de la réflexion du compositeur, qui aurait ensuite relégué cette idée au second rang, la question de savoir si une œuvre nécessite ou non l’apport de percussions n’étant finalement selon lui pas décisive. « Au lieu de quoi, la recherche d’une sonorité orchestrale chargée d’intensité psychologique m’a mené, dit-il, vers une autre particularité – plus importante à mon sens – de la Cinquième Symphonie de Mahler : le manque de clarté tonale, symbolisé par les tonalités de départ et d’arrivée, soit ut dièse mineur et ré majeur ». Le programme de la soirée analyse que, du point de vue des contemporains de Mahler, il eut été difficile de faire abstraction d’une tonalité principale et que, même avec le recul d’un siècle depuis la création d’une œuvre qui s’est largement inscrite au répertoire et demeure l’une des plus jouées du compositeur, il demeure malaisé de percevoir l’unité symphonique de ces cinq mouvements très différents, sinon divergents. Ainsi, Edward Rushton se serait situé à ce point précis de la tension accumulée entre les tonalité de début et de fin de la partition de Mahler, tristesse de la marche initiale d’une part, joie du rondo final à l’opposé. I nearly went there poursuivrait dès lors un but de compression et de simultanéité, pour répondre à la question de savoir ce qui serait réalisable dans l’espace du demi-ton séparant le do dièse mineur du ré majeur. « Tout comme chez Mahler, explique-t-il, une phase de détente, une zone de calme émotionnelle (sic – j’aurais personnellement laissé l’émotionnel au calme plutôt qu’à la zone) est aussi chose possible. En fin de compte, ce sont les puissances divergentes qui pennent le dessus ». Le programme du soir conclut la présentation de cette création sur ces derniers mots du compositeur : « Cette musique n’a rien d’un réconfort, malgré le passage du mineur au majeur, malgré la dissolution de la tonalité initiale de do dièse dans celle de ré. C’est de cet état précaire que parle I nearly went there ».
Sur sa page Facebook[1], le compositeur met en exergue ce qu’il présente comme « One reviewer understood my piece! », en lien avec une critique de Colin Anderson parue sur www.classicalsource.com. Le critique y mentionne ainsi que la pièce de Rushton serait son impression de l’impression qu’Alma ressenti à la création de la Cinquième Symphonie de Mahler. Colin Anderson poursuit en ces termes : « Maybe what follows will raise a Rushton eyebrow in terms of my reaction, although he should be immediately consoled that I liked it hugely. The ten-minute I nearly went, there opens in brazen and gaudy style, the rhythms gawky, the pace wild, the music full of exciting incident, not least for bassoons in their highest register. It’s something of a cartoon-strip (I thought of Shostakovich’s opera The Nose and, later, Erik Satie’s Parade). If I say ‘bizarre’ it is meant as praise, so too the satisfying complexity that reminds of Berg. The music has plenty of everything (not just the afore-mentioned references), and also the capability to beguile and be enigmatic, and is handled in a highly individual and virtuoso way. In short, in this incisive and pulsating account, I nearly went, there made a terrific impression. Sadly it wasn’t recorded, but I really want to hear it again »[2].
Pour mieux cerner le compositeur et son œuvre, restons sur sa page pour faire mention de ce qu’il qualifie de « Hilarious review of premiere of recent piece "I nearly went, there" », en lien avec la critique d’Irène Hubschmid, qui eut, sans doute avec les meilleurs intentions, le toupet de s’exprimer en ces quelques lignes : « Der Auftakt von Edward Rushtons Uraufführung war gewaltig, furios, keineswegs harmoniereich. Das zahlenmässig grosse, im Jahre 1904 gegründete sehr routinierte Orchester spielte fulminant. Der begeisternd auf die Konzertbühne springende Edward Rushton zeigte sich zufrieden mit der Interpretation seiner zeitgenössischen melodielosen Komposition, man hörte keine Klangharmonien. Er liess sich von Mahler inspirieren. Nur hat es bei Mahler eben Harmonien »[3].
Qu’il est confortable de venir après les déclarations publiques du compositeur, qui éclaire ce qu’il convient de penser de son œuvre selon lui, distribuant les bons et mauvais points aux commentateurs. Certes, les conflits entre compositeurs et les critiques ne sont pas nouveaux et ce que disait Eduard Hanslick de la musique de Gustav Mahler peut aussi aujourd’hui, passer pour hilarant, sinon ridicule parfois, quoique… Chacun a évidemment sa perception d’une œuvre, laquelle peut évoluer avec le temps et les interprétations auxquelles il peut être confronté. Si l’on peut aujourd'hui se targuer d’avoir un avis autorisé sur la Cinquième Symphonie de Mahler, grâce aux multiples commentaires en tout genre qui accompagnent l’œuvre depuis sa création en 1905, la confrontation à la création désarme par la nouveauté. Exprimer un jugement définitif à la première écoute, surtout lorsque celle-ci ne s’accompagne pas d’une analyse de la partition (pour ceux qui seraient en mesure de mener pareille analyse), c’est se hasarder dans l’inconnu. Il n’en demeure pas moins que, c’est l’évidence même, celui qui compose l’œuvre n’en aura jamais la même perception que celui qui la joue ou que celui qui l’écoute. L’œuvre d’Edward Rushton, en ce qu’elle porte sur sa perception d’un élément central de la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler, sert en toute hypothèse d’introduction intelligente et permet de rappeler le caractère novateur un peu émoussé d’une œuvre qui s’est inscrite au répertoire, un peu plus de cent dix ans après sa création.
Cette Cinquième Symphonie de Mahler qui suivait, après le bel mais un peu sage intermède que constituait le Concerto pour violon et orchestre en mi mineur, opus 64, de Felix Mendelssohn Bartholdy sous l’archet très propre de Janine Jansen, venait comme la pièce de résistance de la soirée. La direction de Daniel Harding y était très attendue et a été très applaudie. Elle ne se tourne jamais vers les excès que peut appeler cette partition ni ne cherche à résoudre d'éventuels conflits conjugaux. Le premier mouvement, Trauermarsch, est ainsi noté In gemessenem Schritt. Streng, wie ein Kondukt et Harding y trouve toute la mesure propre à apporter à ce cortège funèbre la tenue qui convient. Dans le deuxième mouvement, Stürmisch bewegt, avant la mention très explicite Mit grösster Vehemenz, Daniel Harding contrôle les éléments, ne lâche pas la bride à une véhémence que certains auraient souhaité entendre, trouvant dans la direction du chef une battue ici trop lente et manquant de ce mouvement tempétueux que la partition appelle. Il y avait cependant dans la retenue choisie nul refus de la véhémence mouvementée de ces pages ni même, à les entendre couver sous la cendre, la volonté d’en contenir les éruptions les plus dévastatrices, mais l'expression d'une profonde musicalité dans une interprétation dont les accents ne sont pas sans rappeler ceux d'un Ivan Fischer à Budapest. La baguette polit finement le marbre resplendissant des pages mahlériennes, matière rare, lourde, fragile et précieuse que seuls les meilleurs maîtres savent travailler.  L’Adagietto nous emmenait mourir à Venise et trouvait une quiétude plus grande encore à succéder à la véhémence contrôlée offerte par le chef. Le Rondo-Finale – Allegro giocoso terminait la soirée sur une note qui retrouvait une joie contenue, que Daniel Harding, trop conscient de cet état précaire d’un monde peint par Gustav Mahler, ne pouvait laisser sépancher totalement. La parfaite maîtrise qu’il offre de la partition comme la clarté de son analyse portent la sonorité orchestrale à une grande transparence et nous ramènent à une chanson de Pétrarque dans laquelle Amour le conduit entre de beaux et cruels bras, qui le torturent sans raison, son martyre redoublant s’il s’en plaint. C’est, entre la tristesse de la marche funèbre initiale et la joie du Rondo final, tout un monde d’amour qui peut exister dans l’espace d’un demi-ton, de Pétrarque pour Laure ou de Gustav pour Alma, et la beauté de la direction de Daniel Harding nous permet de conclure en persistant dans nos espérances : « je ne puis rien emporter par mon génie du beau diamant dont est formé son cœur si dur ; le reste est d’un marbre qui se meut et respire ».
7 juin 2015