dimanche 19 avril 2015

L’OUVERTURE DE LA SALLE DE CONCERT


Il existe depuis les années 1920 une distinction croissante entre les genres musicaux, certains étant dits savants lorsque d’autres sont seulement divertissants, partant indignes de la salle de concert classique. L’auditeur en effet qui est un amateur de musique classique, de grande musique, la seule donc, ne saurait déroger en acceptant n’importe quelle programmation dans une salle réservée au grand art. Pourtant, les frontières musicales sont sans doute parmi les plus poreuses qui soient, notamment entre le classique et le jazz, ou entre les mélodies ou les chansons. Une chanteuse de jazz comme Sarah Vaughan possédait une projection vocale et une tessiture bien plus proche des cantatrices classiques que de ses consœurs. Il n’existe également à mon sens que peu de distinction de nature entre des mélodies de Ravel ou Debussy sur des textes de Mallarmé ou les chansons écrites ensuite et chantée par Yves Montand ou Juliette Gréco pour ne citer qu’eux, sur des textes de Prévert, Eluard ou Aragon. De telles distinctions en catégories étanches n’ont sans doute guère de sens, comme le démontrait le programme d’abonnement de l’OSR en ce mercredi 23 mai 2012 au soir, le dernier de la saison pour la série Symphonie. A la baguette, un chef américain déjà connu du mélomane genevois, Léonard Slatkin, à la riche expérience, qui nous proposais le rare Essay N°2, opus 17, de Samuel Barber, puis le très connu mais pourtant rare au concert Concerto pour piano et orchestre en fa majeur, de George Gershwin, confié à Jean-Yves Thibaudet, pour terminer sur la Cinquième Symphonie en ré mineur, opus 47, de Dimitri Chostakovitch.  
Eclectique au premier abord, ce programme contient davantage que les œuvres jouées ce soir. S’ouvrant sur le deuxième Essay de Barber, il s’inscrit d’amblée dans la rareté injustement méprisée. Enfant prodige rapidement reconnu, Barber partagea sa vie avec Gian Carlo Menotti, dont l’influence également s’étendit loin au-delà de la musique classique. Se considérant comme obsolète face à Boulez ou Cage, Barber n’en demeure pas moins l’un des principaux compositeurs américains, qui partagea ses classes avec Léonard Bernstein, autre touche à tout de génie, qui abolit les frontières de l’opéra aux comédies musicales en passant par la forme symphonique notamment. Doté d’une magnifique voix de baryton, animateur d’une émission de radio à la NBC dès 1935, ses mélodies ont toujours joui d’une grande popularité parmi les chanteurs, de même que le célébrissime Adagio pour cordes, remixé en 2004 par le DJ Tiesto dans un album intitulé Just Be.
L’Essay donné ce soir fut une commande de Bruno Walter pour son orchestre de New York, avec lequel il le créa en 1942. De forme concise d’une dizaine de minutes, son matériau thématique trouve sa source dans le motif exposé à la flûte, repris par les vents successivement puis par tout l’orchestre, avant que les altos ne soumettent une autre idées, les cuivres appelant la dernière lancée par une clarinette sous la forme d’une fugue reprenant le motif initial pour embraser ensuite le tutti, la pièce se terminant par une fusion des trois thèmes dans un finale tonitruant se refermant sur une coda à l’ambitus restreint. La baguette inspirée de Slatkin et l’OSR en grande forme ouvraient ainsi magistralement le programme du jour.
Mettre à l’affiche ensuite le Concerto pour piano de Gershwin relevait de la même entreprise d’ouverture de la salle de concert. Gershwin, dont on a dit qu’il avait fait entrer le jazz dans la salle de concert, a donné à la musique l’un de ses plus célèbres opéras, Porgy and Bess, des comédies musicales dans les meilleures du genre, dont Un Américain à Paris, une opérette, Of Thee I Sing, satire des campagnes présidentielles qui lui vaudra le Prix Pulitzer, et bien sûr Rhapsody in Blue, sans oublier, comme Barber, de très nombreuses mélodies, au premier rang desquelles il convient de citer Swanee, enregistrée dès 1920 par le grand chanteur de jazz Al Jolson, la première voix du cinéma parlant dans le film bien nommé The Jazz Singer, produit à Hollywood en 1927. Brouillant les genres, le premier air de son opéra Progy and Bess, Summertime, est ainsi devenu un standard du jazz et même de la musique pop. L’on aurait recensé il y a peu 48'812 interprétation publiques de cet air, dont 39'622 auraient été enregistrées ! Mélodiste reconnu, il ne fut guère encouragé à se lancer dans l’écriture d’un concerto pour piano, bien qu’il fut l’un des meilleurs pianistes de sa génération en Amérique. De Ravel à qui il demandait conseil, il se vit répondre : « Vous perdriez la grande spontanéité de vos mélodies pour écrire du mauvais Ravel »…
Il n’y a rien dans ce concerto qui soit du mauvais Ravel, même si le compositeur a reconnu avoir dû apprendre le genre pour l’écrire et honorer la commande de Walter Damrosch et de l’Orchestre philarmonique de New York, lui dont on disait qu’il était un génie incapable d’instrumenter ses propres œuvres. Créé par le compositeur au piano en décembre 1925, l’accueil fut mitigé, chaleureux du côté du public, réservé du côté des critiques qui n’apprécièrent pas ce qu’ils qualifiaient de défauts techniques et de nombreux emprunts. Comme pour Gershwin seuls les mélomanes présents dans la salle comptaient, c’est grâce à eux que le concerto s’imposa, pour le moins aux Etats-Unis. On y entend, dans le premier mouvement, Allegro, un rythme caractéristique de charleston, danse très en vogue dans ces années folles, l’accompagnement annonçant la mélodie I got Rythm, de 1930. D’une texture orchestrale très dense qui n’est pas sans évoquer Rachmaninov davantage que Ravel, le piano demeure marqué par le rythme syncopé du ragtime. Il y a dans la partie centrale, Andante con moto, une trompette avec sourdine planant au-dessus des clarinettes qui évoque inévitablement le blues, mais également le premier concerto pour piano, avec trompette obligée, que Chostakovitch composera en 1933. Dans l’Allegro agitato final, l’influence de Stravinsky n’est pas loin pour mener à son terme une partition bien plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord.
Je me suis souvent montré critique avec le jeu de Jean-Yves Thibaudet, dont je peine à apprécier les maniérismes et affectations diverses, comme le côté clinquant du personnage qui n’hésite pas à arborer de larges boucles dorées aux souliers ou à la ceinture et des vestes rehaussées d’effets moirés dans lesquelles le pianiste se met en scène davantage qu’il ne présente l’œuvre choisie. Bien qu’incontestablement à l’aise dans une partition qu’il domine parfaitement, il a toujours ce côté qui m’exaspère plus qu’il ne m’enchante et qui m’interdit toujours d’apprécier pleinement ses interprétations. Offrant en bis une courte pièce de Frédéric Mompou tirées des scènes d’enfant composées entre 1915 et 1918, Jeunes filles au jardin, qui évoque un pas de danse de ces jeunes filles rêvant du prince charmant, nul doute qu’il partageait leur rêve en les laissant cependant seules au jardin.
En seconde partie de concert, la Cinquième Symphonie de Dimitri Chostakovitch pouvait sembler a priori trancher sérieusement avec la première partie. Œuvre marquée par le contexte politique de l’Union soviétique peu avant que n’éclate la seconde guerre mondiale, elle marque en effet, en 1937, le retour en grâce du compositeur, après la condamnation sans appel que lui attira son opéra Lady MacBeth une année plus tôt et le retrait forcé de sa quatrième symphonie. Si l’on s’en tient à l’autocritique bien compassée du compositeur, intitulant son œuvre comme une humble réponse d’un compositeur soviétique à de justes critiques, si l’on juge de l’exaspération de la ligne du pouvoir et de la censure de Jdanov à l’encontre de tout ce qui pouvait rentrer sous l’appellation vague mais assassine de formalisme petit-bourgeois, il n’y aurait rien là de plus étranger au jazz, ragtime et charleston de Gershwin. Ce serait méconnaitre que Chostakovitch a également participé à l’ouverture de la scène musicale, en créant des musiques de ballet pour le cinéma, en écrivant en 1928 un célèbre foxtrot connu de tout un chacun, le fameux Tahiti-trot, puis en publiant sa première suite de jazz en 1934, sans parler de l’usage de la trompette déjà évoquée dans son premier concerto pour piano.
Très à l’aise dans cette partition remarquable que l’OSR connaît bien depuis de nombreuses années, le chef américain Léonard Slatkin en donnait une remarquable interprétation, sans oublier de faire ressortir ce qu’il pouvait y avoir comme référence au jazz dans les interventions percussives du piano dans le premier mouvement, noté Moderato. Très bel Allegretto également, dans lequel on trouvait beaucoup d’humour sans effet gratuit, le Largo trouvait également toutes les beautés musclées dont il pouvait rêver. Le Finale peut laisser songeur et l’on ne sait jusqu’où peut pousser l’ironie du compositeur. Abordé sur un tempo relativement lent par le chef, il prenait de l’ampleur et du souffle jusqu’à sa conclusion, même si j’ai regretté une baisse de tension tout à la fin du mouvement qui ne lui a pas, à mon sens, donné toute sa dimension dramatique.
27 mai 2012

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