Il existe depuis les années 1920
une distinction croissante entre les genres musicaux, certains étant dits
savants lorsque d’autres sont seulement divertissants, partant indignes de la
salle de concert classique. L’auditeur en effet qui est un amateur de musique
classique, de grande musique, la seule donc, ne saurait déroger en acceptant
n’importe quelle programmation dans une salle réservée au grand art. Pourtant,
les frontières musicales sont sans doute parmi les plus poreuses qui soient,
notamment entre le classique et le jazz, ou entre les mélodies ou les chansons.
Une chanteuse de jazz comme Sarah Vaughan possédait une projection vocale et
une tessiture bien plus proche des cantatrices classiques que de ses consœurs. Il
n’existe également à mon sens que peu de distinction de nature entre des
mélodies de Ravel ou Debussy sur des textes de Mallarmé ou les chansons écrites
ensuite et chantée par Yves Montand ou Juliette Gréco pour ne citer qu’eux, sur
des textes de Prévert, Eluard ou Aragon. De telles distinctions en catégories
étanches n’ont sans doute guère de sens, comme le démontrait le programme
d’abonnement de l’OSR en ce mercredi 23 mai 2012 au soir, le dernier de la
saison pour la série Symphonie. A la baguette, un chef américain déjà connu du
mélomane genevois, Léonard Slatkin, à la riche expérience, qui nous proposais
le rare Essay N°2, opus 17, de Samuel
Barber, puis le très connu mais pourtant rare au concert Concerto pour piano et orchestre en fa majeur, de George Gershwin,
confié à Jean-Yves Thibaudet, pour terminer sur la Cinquième Symphonie en ré mineur, opus 47, de Dimitri Chostakovitch.
Eclectique au premier abord, ce
programme contient davantage que les œuvres jouées ce soir. S’ouvrant sur le
deuxième Essay de Barber, il
s’inscrit d’amblée dans la rareté injustement méprisée. Enfant prodige
rapidement reconnu, Barber partagea sa vie avec Gian Carlo Menotti, dont
l’influence également s’étendit loin au-delà de la musique classique. Se
considérant comme obsolète face à Boulez ou Cage, Barber n’en demeure pas moins
l’un des principaux compositeurs américains, qui partagea ses classes avec
Léonard Bernstein, autre touche à tout de génie, qui abolit les frontières de
l’opéra aux comédies musicales en passant par la forme symphonique notamment.
Doté d’une magnifique voix de baryton, animateur d’une émission de radio à la
NBC dès 1935, ses mélodies ont toujours joui d’une grande popularité parmi les
chanteurs, de même que le célébrissime Adagio
pour cordes, remixé en 2004 par le DJ
Tiesto dans un album intitulé Just Be.
L’Essay donné ce soir fut une commande de Bruno Walter pour son
orchestre de New York, avec lequel il le créa en 1942. De forme concise d’une
dizaine de minutes, son matériau thématique trouve sa source dans le motif
exposé à la flûte, repris par les vents successivement puis par tout
l’orchestre, avant que les altos ne soumettent une autre idées, les cuivres
appelant la dernière lancée par une clarinette sous la forme d’une fugue
reprenant le motif initial pour embraser ensuite le tutti, la pièce se
terminant par une fusion des trois thèmes dans un finale tonitruant se
refermant sur une coda à l’ambitus restreint. La baguette inspirée de Slatkin
et l’OSR en grande forme ouvraient ainsi magistralement le programme du jour.
Mettre à l’affiche ensuite le Concerto pour piano de Gershwin relevait
de la même entreprise d’ouverture de la salle de concert. Gershwin, dont on a
dit qu’il avait fait entrer le jazz dans la salle de concert, a donné à la
musique l’un de ses plus célèbres opéras, Porgy
and Bess, des comédies musicales dans les meilleures du genre, dont Un Américain à Paris, une opérette, Of Thee I Sing, satire des campagnes
présidentielles qui lui vaudra le Prix Pulitzer, et bien sûr Rhapsody in Blue, sans oublier, comme
Barber, de très nombreuses mélodies, au premier rang desquelles il convient de
citer Swanee, enregistrée dès 1920
par le grand chanteur de jazz Al Jolson, la première voix du cinéma parlant
dans le film bien nommé The Jazz Singer,
produit à Hollywood en 1927. Brouillant les genres, le premier air de son opéra
Progy and Bess, Summertime, est ainsi devenu un standard du jazz et même de la
musique pop. L’on aurait recensé il y a peu 48'812 interprétation publiques de
cet air, dont 39'622 auraient été enregistrées ! Mélodiste reconnu, il ne
fut guère encouragé à se lancer dans l’écriture d’un concerto pour piano, bien
qu’il fut l’un des meilleurs pianistes de sa génération en Amérique. De Ravel à
qui il demandait conseil, il se vit répondre : « Vous perdriez la grande spontanéité de vos mélodies pour écrire du
mauvais Ravel »…
Il n’y a rien dans ce concerto qui
soit du mauvais Ravel, même si le compositeur a reconnu avoir dû apprendre le
genre pour l’écrire et honorer la commande de Walter Damrosch et de l’Orchestre
philarmonique de New York, lui dont on disait qu’il était un génie incapable
d’instrumenter ses propres œuvres. Créé par le compositeur au piano en décembre
1925, l’accueil fut mitigé, chaleureux du côté du public, réservé du côté des
critiques qui n’apprécièrent pas ce qu’ils qualifiaient de défauts techniques
et de nombreux emprunts. Comme pour Gershwin seuls les mélomanes présents dans
la salle comptaient, c’est grâce à eux que le concerto s’imposa, pour le moins
aux Etats-Unis. On y entend, dans le premier mouvement, Allegro, un rythme caractéristique de charleston, danse très en
vogue dans ces années folles, l’accompagnement annonçant la mélodie I got Rythm, de 1930. D’une texture
orchestrale très dense qui n’est pas sans évoquer Rachmaninov davantage que
Ravel, le piano demeure marqué par le rythme syncopé du ragtime. Il y a dans la partie centrale, Andante con moto, une trompette avec sourdine planant au-dessus des
clarinettes qui évoque inévitablement le blues,
mais également le premier concerto pour piano, avec trompette obligée, que
Chostakovitch composera en 1933. Dans l’Allegro
agitato final, l’influence de Stravinsky n’est pas loin pour mener à son
terme une partition bien plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord.
Je me suis souvent montré critique
avec le jeu de Jean-Yves Thibaudet, dont je peine à apprécier les maniérismes
et affectations diverses, comme le côté clinquant du personnage qui n’hésite
pas à arborer de larges boucles dorées aux souliers ou à la ceinture et des
vestes rehaussées d’effets moirés dans lesquelles le pianiste se met en scène
davantage qu’il ne présente l’œuvre choisie. Bien qu’incontestablement à l’aise
dans une partition qu’il domine parfaitement, il a toujours ce côté qui
m’exaspère plus qu’il ne m’enchante et qui m’interdit toujours d’apprécier
pleinement ses interprétations. Offrant en bis une courte pièce de Frédéric
Mompou tirées des scènes d’enfant composées entre 1915 et 1918, Jeunes filles au jardin, qui évoque un
pas de danse de ces jeunes filles rêvant du prince charmant, nul doute qu’il
partageait leur rêve en les laissant cependant seules au jardin.
En seconde partie de concert, la Cinquième Symphonie de Dimitri
Chostakovitch pouvait sembler a priori trancher sérieusement avec la première
partie. Œuvre marquée par le contexte politique de l’Union soviétique peu avant
que n’éclate la seconde guerre mondiale, elle marque en effet, en 1937, le
retour en grâce du compositeur, après la condamnation sans appel que lui attira
son opéra Lady MacBeth une année plus
tôt et le retrait forcé de sa quatrième symphonie. Si l’on s’en tient à
l’autocritique bien compassée du compositeur, intitulant son œuvre comme une
humble réponse d’un compositeur soviétique à de justes critiques, si l’on juge
de l’exaspération de la ligne du pouvoir et de la censure de Jdanov à
l’encontre de tout ce qui pouvait rentrer sous l’appellation vague mais
assassine de formalisme petit-bourgeois, il n’y aurait rien là de plus étranger
au jazz, ragtime et charleston de Gershwin. Ce serait méconnaitre que
Chostakovitch a également participé à l’ouverture de la scène musicale, en
créant des musiques de ballet pour le cinéma, en écrivant en 1928 un célèbre
foxtrot connu de tout un chacun, le fameux Tahiti-trot,
puis en publiant sa première suite de jazz en 1934, sans parler de l’usage de
la trompette déjà évoquée dans son premier concerto pour piano.
Très à l’aise dans cette partition
remarquable que l’OSR connaît bien depuis de nombreuses années, le chef
américain Léonard Slatkin en donnait une remarquable interprétation, sans
oublier de faire ressortir ce qu’il pouvait y avoir comme référence au jazz
dans les interventions percussives du piano dans le premier mouvement, noté Moderato. Très bel Allegretto également, dans lequel on trouvait beaucoup d’humour
sans effet gratuit, le Largo trouvait
également toutes les beautés musclées dont il pouvait rêver. Le Finale peut laisser songeur et l’on ne
sait jusqu’où peut pousser l’ironie du compositeur. Abordé sur un tempo relativement
lent par le chef, il prenait de l’ampleur et du souffle jusqu’à sa conclusion,
même si j’ai regretté une baisse de tension tout à la fin du mouvement qui ne
lui a pas, à mon sens, donné toute sa dimension dramatique.
27 mai 2012
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