Alexandre Tharaud est un artiste rare, de ceux qui se
sont fait une forte place discrètement, sans jouer les stars, s’imposant par
leur seul talent davantage que par le battage médiatique qui pourrait les
entourer. Néanmoins Alexandre Tharaud est une valeur sûre du disque, chacun de
ses albums se vendant très bien. Lui qui refuse d’avoir un piano chez lui,
préférant s’inviter chez des amis pour jouer des instruments toujours
différents, en arrive à cultiver un esthétisme simple, un jeu clair au toucher
raffiné, très français par maints côtés, qui présente en quelque sorte la
synthèse du legs formidable des baroqueux pour jouer tous les répertoires. C’est
aussi un pianiste dont l’approche de la musique, telle qu’il sait l’exposer en
interview, est riche et intéressante. Il est tout aussi essentiel de l’entendre
parler de musique que de l’entendre en jouer. A Têtu qui aborde la question « Vie de couple », il répondait dans le N° de février
2010 : « J’ai commencé le piano
à cinq ans et c’est tout de suite devenu mon meilleur ami… Mais je n’ai plus de
piano chez moi depuis douze ans. Je me sentais noyé sous mon instrument !
Aujourd’hui je travaille chez quelques amis… Je suis un peu comme un vampire
qui va sucer l’énergie de leurs appartements ». Cette vie de couple
avec son instrument a sans doute atteint aujourd’hui la stabilité nécessaire à
la maturité et lorsqu’il confesse pudiquement vouloir prendre six mois
sabbatiques pour travailler bien sûr mais pour son compagnon avec lequel il vit
depuis des années, l’on sent le besoin d’une attache familiale stable pour
permettre au musicien de continuer sans se perdre à jouer aux quatre coins du
monde dans la solitude des voyages.
Le programme proposé au Victoria Hall de Genève le 11
février 2010 s’ouvrait sur une série de dix sonates de Domenico Scarlatti
(1685-1757), choisies parmi les cinq cent cinquante-cinq sonates du Maître
Italien. Si ce compositeur est résolument un homme du XVIIème siècle, à
l’époque de la première coexistence entre le clavecin et le pianoforte,
compositeur de la Cour d’Espagne, il réservait ses Essercizi à la plus noble virtuose de l’époque, la Reine d’Espagne
elle-même. Les sonates de Scarlatti sont alertes, piquantes, jeunes d’esprit,
déroulent un flot d’imagination musicale sans entrave dans de courtes pièces
aux atmosphères variées. Comme Chopin plus tard, c’est à la musique pour
clavier que Scarlatti s’est consacré exclusivement. Ces sonates peuvent donc
aussi bien se jouer au clavecin qu’au piano ou au pianoforte selon le choix de
l’interprète. Depuis le phénomène des baroqueux, le retour au source des
instruments d’époque a voulu un temps condamner toute interprétation qui ne
s’attache pas à revenir à l’instrument d’origine, comme s’il ne fallait plus
jouer les œuvres qu’en cherchant comment elles étaient jouées à l’époque de
leur composition. L’on n’osait alors plus trop revenir à ce répertoire au
piano, comme on oubliait Couperin ou Rameau pour les mêmes raisons.
Alexandre Tharaud a su intégrer l’héritage fondateur
des baroqueux, leurs études musicologiques, leurs recherches sur les
instruments et les techniques de jeu de l’époque. C’est au piano qu’il choisi
d’aborder Couperin, Rameau ou ce soir Scarlatti avec la même élégance racée, la
même souplesse, la même virtuosité que le clavecin pourrait offrir. Scarlatti
était perçu comme celui qui avait bouleversé l’écriture de clavier de son temps
et comme le précurseur de la technique moderne du clavier. C’est donc lui
rendre pleinement justice que d’employer le piano pour le jouer, surtout avec
l’humilité qu’y met Alexandre Tharaud. Jamais il ne cherche à se mettre en
avant, juste à nous présenter les œuvres choisies, qu’il enchaîne en deux
séries de cinq sonates prises dans toute l’œuvre de Scarlatti, mais dont
l’ordre pour le pianiste n’est pas aléatoire, construisant son récital d’une
sonate à l’autre, ménageant les contrastes pour nous conter l’œuvre de
Scarlatti en son entier, non pour nous en présenter un échantillon. Nous aurons
donc eu, dans l’ordre joué ce soir là, les sonates K64 en ré mineur, K9 en ré
mineur, K72 en ut majeur, K132 en ut majeur et K29 en ré mineur, puis K380 en
mi majeur, K3 en la mineur, K514 en ut majeur, particulièrement remarquable
sous les doigts de Tharaud, enfin les K481 en fa mineur et K141 en ré mineur,
pour finir comme on avait commencé, sur ce ré mineur qui était ce soir la gamme
dominante.
La deuxième partie du concert, anniversaire oblige,
était entièrement consacré à Frédéric Chopin, dont le programme de la soirée
nous donne comme dates de naissance et de mort « 1810-2010 », comme
si la célébration du bicentenaire permettait d’oublier que la mort avait fauché
jeune ce prodige romantique, en 1849 déjà.
Le Chopin de Tharaud s’impose par la clarté du jeu et
la fluidité des lignes. Jamais le pianiste ne prend le dessus mais il offre une
pulsation immédiatement reconnaissable, une allégresse certaine dans la ligne
de chant et jamais une certaine volubilité ne vient froisser la clarté de
l’articulation. Il y a une spontanéité joyeuse qui emporte l’adhésion. L’on a
tellement joué Chopin – et on le jouera tellement encore cette année 2010 –
qu’une telle interprétation régénératrice ne saurait mieux commencer l’année.
Le Nocturne op.
9, N°2 en mi bémol majeur offre une entrée en matière sobre, qui met tout
le monde d’accord pour la suite, tant cette mélodie attrape immédiatement
l’oreille pour ne plus la lâcher. La Fantaisie
op. 49 en fa majeur déploie ses charmes ensuite dans des élans romantiques
maîtrisés où Alexandre Tharaud fuit l’affect au profit de la musique. Un Nocturne opus posthume en ut dièse mineur
assure la transition avec la Fantaisie-Impromptu
op. 66 en ut dièse mineur, puis la quatrième Mazurka de l’op. 17, en la mineur nous amène à la vedette de cette
soirée, cette première Ballade, op. 23,
en sol mineur, que l’on entend ce soir comme pour la première fois, dans
une sonorité remarquable, des basses profondes qui savent garder une certaine
clarté et ne pas écraser le reste, des emportements romantiques dont la
volubilité laissent dominer la ligne de chant, une spontanéité que n’interdit
pas le jeu avec partition, qui la libère même peut-être. Si Alexandre Tharaud
parvient à faire la synthèse de l’apport des baroqueux lorsqu’il joue
Scarlatti, il en garde aussi l’essentiel lorsqu’il aborde Chopin.
Trois bis pour terminer, un Bach, un nouveau Nocturne de Chopin et Les Sauvages, tirés de la Suite en Sol de Rameau et l’on se
réjouit d’avoir ainsi fêté Chopin. L’année 2010 peut se terminer ici, l’essentiel
a été dit.
14 février 2010
Le site d’Alexandre Tharaud :
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