Anton Bruckner est dans l’imagerie populaire à la
symphonie ce que Richard Wagner est à l’opéra. Le symphoniste le reconnaissait
d’ailleurs comme son maître, dans une idolâtrie qui finit même par exaspérer le
pourtant si égocentrique fondateur de Bayreuth. Après sa dédicace de la
Troisième Symphonie à Wagner et le succès triomphal de sa Quatrième Symphonie
en février 1881 à Vienne, Bruckner s’engage dans l’écriture de la Septième à
peine la Sixième achevée et enchaîne sur la Huitième peu avant la
création de la précédente.
Pourtant, si la Septième Symphonie connut une création
heureuse sous la baguette d’Arthur Nikisch à la tête du Gewandhaus de Leipzig
en décembre 1884, la suivante n’eut pas le même sort. Bruckner avance vite dans
sa composition. Il esquisse les deux premiers mouvements en six mois, fait rare
chez lui. C’est à l’orgue qu’il testera sa partition initialement, avant de
l’envoyer, avec une dédicace « Au
plus grand souverain de la terre, notre cher et exalté empereur François-Joseph
II ». C’est d’ailleurs au chef qui avait créé Parsifal à Bayreuth, Hermann Levi, que Bruckner confie sa
partition. Levi, bien que n’ayant cessé jusque là de promouvoir la musique de
Bruckner, déclare ne pas comprendre et ne pas aimer cette nouvelle œuvre.
Sombrant dans une profonde dépression, Bruckner développe alors une manie
frénétique de retouche de toutes ses compositions antérieures, Huitième Symphonie
comprise. Comme le travail est immense, il en confie une partie à ses élèves,
dont Franz Schalk, qui prendra quelques libertés avec la partition du Maître,
ce qui génèrera des éditions difficiles, avant que ne s’impose la version révisée
de Léopold Nowak, donnée ce soir à l’OSR sous la direction de Marek Janowski.
C’est une œuvre gigantesque que cette Huitième
Symphonie en ut mineur, en quatre mouvements, qui dure près d’une heure et
demi. L’orchestre est « wagnérien » et offre de vastes blocs sonores
à l’auditeur, qui permettent la résolution des multiples tensions harmoniques
qu’une partition de cette échelle accumule. Cette superposition de blocs
sonores peut parfois paraître brutale. Les cuivres (huit cors, un tuba, trois
trombones et quatre trompettes) et les percussions sont importants, en plus des
nombreuses cordes, des bois et des harpes. Selon le mot de Sergiu Celibidache,
plus juste pour la Huitième Symphonie que pour toute autre œuvre du Maître de
Saint-Florian, « Pour l'homme
normal, le temps c'est ce qui vient après le début; le temps de Bruckner, c'est
ce qui vient après la Fin ».
Le premier mouvement, Allegro moderato est composé de trois volets thématiques, eux-mêmes
composés chacun de trois motifs, qui présentent un amoncellement de matériau
les mêlant les uns aux autres. La coda du premier mouvement, qui sert toujours
chez Bruckner d’annonce du finale grandiose qui suivra, a ici été supprimée
pour laisser la place à un passage curieusement intitulé « au chevet du mourant », sorte de
marche funèbre. Le deuxième mouvement, Scherzo :
Allegro moderato – Trio : Langsam inverse l’ordre habituel des
mouvements symphoniques classiques, qui placent le plus souvent un mouvement
lent en deuxième position, avant le Scherzo
en troisième. Comme Beethoven dans sa Neuvième Symphonie, Bruckner le place
donc ici avant les deux gigantesques mouvements finals. Ce mouvement est rempli
de citations d’opéras wagnériens, de Parsifal,
Die Walküre ou de Die Meistersinger von Nürnberg. Les
harpes font également ici leur première apparition dans une œuvre de Bruckner.
Le troisième mouvement, Adagio :
Feierlich langsam ; doch nicht schleppend prend un temps considérable
pour s’épanouir dans ses vastes formes. Le Finale :
Feierlich, nicht schnell grandiose, sorte de testament prématuré qui se
développe longuement jusqu’à la toute dernière mesure où l’orchestre rappelle à
l’unisson le tout premier motif de l’œuvre.
C’est donc une œuvre gigantesque que nous donnait hier
soir, jeudi 26 novembre 2009, l’OSR sous la direction de Marek Janowski. Une
œuvre qui figure sans nul doute parmi les plus grandes symphonies jamais
écrites. Il est vrai qu’elle peut nous présenter des beautés indicibles
(dirigée par Karajan), un vrai projet symphonique (Jochum), un caractère épique
(Furtwängler), voire mystique (Celibidache). Dans son gigantisme et sa
complexité, ce n’est toutefois pas une œuvre qui se laisse facilement cerner.
L’OSR n’est pas un familier de ce répertoire là et je trouve que ça s’entendait
particulièrement hier soir. Dès l’entame du premier mouvement, les pupitres ne
sont pas en place, les cuivres sont décalés, les trombones simplement faux, les
autres hésitants. Les choses s’améliorent ensuite, se stabilisent, se
développent. Je n’ai jamais entendu dans cette interprétation de réel projet,
comme si l’orchestre découvrait une partition dont il ne savait trop que faire.
Janowski lui-même semblait trop attaché à faire jouer l’œuvre à l’orchestre
pour avoir développé plus avant une vision à partager. Toutes les belles
sonorités de l’OSR n’ont ainsi pas été exploitées, comme si l’on s’était
contenté hier soir d’un premier pas, d’une entrée au répertoire, reportant à
plus tard l’approfondissement d’une œuvre gargantuesque. Comme trop souvent,
les cuivres jouaient trop fort hier soir, mais pas au point de devenir
insupportables, comme ils le furent dans une précédente exécution de la Sixième
Symphonie relatée ici également. Bref, ce fut une bonne répétition générale
mais pour une exécution de concert, j’ai trouvé qu’il manquait encore beaucoup
de travail. C’est là la limite à la programmation d’un cycle Bruckner avec un
orchestre tel que l’OSR : l’on n’apprend pas grand-chose sur les œuvres
jouées, davantage sur les faiblesses de l’orchestre, ce qui nous permet de
mettre en avant le talent de Janowski pour les combler, les travailler et faire
progresser une phalange que nous avions trouvé au sommet de sa forme dans les
deux premiers concerts de la saison.
Le prochain concert de la série Symphonie, le 14
janvier 2010, nous ramènera à un répertoire plus proche du cœur de l’OSR avec
Stravinski et Khatchaturian et nous attendons avec impatience la Dixième
Symphonie de Chostakovitch sous la direction de Neeme Järvi ou le programme
Albeniz, De Falla, Ravel de Rafael Frühbeck de Burgos et Nelson Freire.
27 novembre 2009
Un site consacré à la discographie de Bruckner (en
anglais) :
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