La possibilité d’une percée sublîme, c’est celle d’un voyage à Cythère,
chantée par Beaudelaire dans Les Fleurs
du mal. Quelle est cette île triste et noire ? Celle où
s’échouent Die Gezeichneten (les
stigmatisés) de Franz Schreker, donné ce soir du 28 mars 2015 à l’Opéra de Lyon.
Créé à l’Opéra de Francfort le 25 avril 1918 sous la direction de Ludwig
Rottenberg, cette œuvre noire arrive au moment où l’Europe plonge dans trente
ans de guerre, avant de se figer dans une froide séparation. 1918, c’est aussi
la création du Château de Barbe-Bleue
de Bartok, la publication du manifeste Dada et la mort de Frank Wedekind, dont La Boîte de Pandore servit de trame à la
Lulu d’Alban Berg quelques années
plus tard. « Au sein de mes opéras,
j’ai créé un monde musical qui m’est propre. Dans celui-ci, tous mes
personnages vivent et respirent, pensent et ressentent. Ils agissent au milieu
d’accessoires musicaux, leur existence se trouve prise involontairement dans un
rapport aux choses musicales et ils meurent aussitôt que la musique se tait »
(Texte de Franz Schreker, datant du milieu des années 1920, cité dans le programme de la soirée, p. 197).
Pour Theodor W. Adorno, le prélude de l’opéra Die Gezeichneten offre la quintessence de toute la production de
Franz Schreker. « L’ouverture – dont
il existe également une version de concert élargie, dans une forme sonate qui
reste à vrai dire quelque peu extérieure à la substance de la musique – peint
davantage l’atmosphère qui entoure les personnages principaux qu’elle ne décrit
la courbe de l’action » (Adorno, Quasi
una fantasia, cité dans le programme de la soirée, pp. 198 et ss). Le sujet de l’œuvre est
le traitement du beau et du laid en société, dans les âmes et les corps des
hommes et des femmes. Le sujet vient d’une pièce d’Oscar Wilde, L’anniversaire de l’infante, dont
Zemlinsky a également tiré un opéra, Der
Zwerg. C’est, dans les termes d’Adorno, l’avorton possédé d’un désir
insatiable de beauté, l’artiste atteinte d’un mal incurable à laquelle il voue
une passion désespérée face à un rival désespérant de vie.
Alviano se querelle avec ses amis, de jeunes nobles génois, qui
utilisent son île, et notamment une grotte artificielle souterraine, pour y
organiser des orgies avec des jeunes filles de la bourgeoisie génoise, qu’ils
font enlever par des hommes de main. Pour lui, dont il pense que la laideur lui
interdit toute relation sexuelle, c’est l’indignation, pas tant d’ailleurs face
à l’enlèvement des jeunes filles, mais davantage face à la licence sexuelle
dont ces jeunes nobles au physique avenant peuvent faire montre. Lui-même ne se
rendant jamais dans son île, de peur d’en contaminer la splendeur par sa
laideur, il ne peut qu’imaginer ce qui peut s’y passer. Il informe ses amis
qu’il va donner cette île à la cité et au peuple. La mise en scène nous offre
une approche policière de recherche désespérée des jeunes filles disparues.
Avis de disparition avec les portraits de jeunes filles dont on imagine
qu’elles sont à peine majeures, sans doute même pas. L’on criminalise ainsi le
propos immédiatement dans un antre de noblesse qui déroge dans la pire
décadence, pour tourner résolument le dos au simple libertinage.
La donation d’Alviano va priver ces nobles aux désirs pervers de leur
amusement clandestin. Le comte Tamare les rejoint, bouleversé par la rencontre
d’une belle jeune femme, en laquelle il reconnaîtra bientôt la jeune Carlotta,
fille du Podestat de Gênes, en visite après l’annonce de la donation. Carlotta
s’esquive et se retrouve pour la dernière scène du premier acte en aparté avec
Alviano. La scène est d’anthologie et il faut entendre Carlotta lui dire
qu’elle est peintre, que, ne s’arrêtant pas à peindre l’apparence des choses,
elle en recherche la beauté intérieure et qu’elle l’a souvent observé en
cachette, qu’elle a vu sa beauté d’âme un matin qu’il levait les bras vers le
soleil. Le peignant ainsi de loin, de dos, face au soleil, il lui manque les
traits de son visage. Emu, Alviano accepte après bien des hésitations à poser
pour elle. La séance de pose au deuxième acte sera l’occasion d’une déclaration
d’amour de Carlotta à Alviano. Carlotta s’épuise dans son œuvre et tombe
inanimée. « Il est saisi d’une
passion violente et désespérée. Il baise furieusement ses mains, l’attire à
lui, se penche sur son visage, sur ses lèvres qui le supplient, puis il se
domine et simplement baise tendrement son front avant de tomber à ses pieds et
de cacher sa tête dans son giron, avec une grande émotion. Elle l’attire
doucement à elle. Tous deux demeurent dans uen étreinte étrangement retenue –
chaste » (didascalie, deuxième acte, scène 2, p. 113 du programme du
soir).
La répartition des couleurs vocales est classique. La basse,
représentant l’autorité, pour le Duc Adorno et le Podestat de Gêne comme pour
le Capitaine de justice ; le ténor pour le héros principal, Alviano, le
soprano pour celle qu’il aime, Carlotta et le baryton pour celui qui empêche
les deux précédents d’être heureux ensemble, Tamare. Charles Workman est un
Alviano très présent, très incarné, superbe vocalement, qui porte son rôle vers
des sommets expressionistes qui le désespèrent. La Carlotta de Magdalena Anna
Hofmann, parfois un peu tendue dans les aigus, est une artiste passionée par
son art, dans une autre réalité. Sa confrontation avec le Tamare de Simon Neal,
baryton à la forte présence scénique et au charme viril assumé est enflammée.
Il y a du Kurwenal dans ce rôle qui finit par mourir entre les deux amants
impossibles. Markus Marquardt chantait les deux faces d’un même destin, celui
du Duc Adorno, tenté de couvrir les mauvais agissements des nobles pour éviter
le scandale, et le Capitaine de justice, qui vise un retour à l’ordre par la
poursuite des coupables. L’orchestre est dans la ligne postwagnérienne et Adorno écrivait qu’elle
soulevait la répulsion d’ascètes contrits « à l’égard de tout ce qui est à double-fond, chatoyant et attirant, dont
on se défend en le traitant avec condescendance : la syrinx schrékérienne
est l’antithèse de la flûte à bec. Tous ceux qui, dans l’orchestre de Schreker,
ont vu se profiler la silhouette du diable eussent été bien en peine
d’orchestrer comme lui » (op.
cit., p. 208). Pourtant, Adorno admettait que la musique de Schreker pouvait
avoir vieilli, même s’il recommandait que l’on rouvre le dossier dans une sorte
de libération que vise le meilleur de sa musique, malgré le caractère un peu
rebutant que peut avoir l’atmosphère esthétique de ce compositeur rarement
joué. Schreker, dans un autoportrait de
1921 publié dans le programme du soir, n’aidait pas à son identification :
« Je suis impressionniste, expressionniste, internationaliste, futuriste, vériste musical (…) Je suis
artiste du son, esprit chimérique du son, magicien du son, esthète du son (…)
Je suis un mélodiste du sang le plus pur, mais, bien qu’étant un musicien pur sang - je suis pourtant un harmoniste anémique et pervers ! Je suis
(malheureusement) érotomane et agis de façon nuisible sur le public allemand
(l’érotisme est selon les apparences mon invention la plus authentiquement
personnelle, malgré Les Noces de Figaro, Don Giovanni, Tannhäuser, Tristan,
La Walkyrie, Salomé, Elektra, Le Chevalier à la rose et autres). Mais je suis aussi idéaliste (Dieu
merci !) et symboliste, je me situe à l’aile la plus radicale des modernes
(Schönberg, Debussy) »… etc. dans un portrait caustique de lui-même au
tournant de toutes les évolutions musicales et politiques, dans cet entre-deux
qui ne formait qu’un répit dans la course à l’abîme destructeur le plus fou.
L’orchestre de l’Opéra de Lyon est puissant, parfaitement en place et se
passionne pour cette écriture qui entre à son répertoire – et même au
répertoire français. La direction d’Alejo Pérez est d’une grande clarté et
créée surtout des ambiances qui collent à la mise en scène noire et très
pessimiste de David Bösch.
L’on perdra tout le monde dans cette île de luxure. La débauche sexuelle
dans laquelle s’enivrent les participants au mépris de tout autre sentiment que
la jouissance d’un pouvoir bestial plus que viril les rend laids, tellement
laids dans leur confrontations orgiaques aux corps sans désirs de ses jeunes
filles ravies à la beauté de leur état originel. En assouvissant leurs
pulsions, ils enlaidissent le beau et y perdent leurs âmes. Au contraire, en
s’en tenant éloigné, Alviano transfigure sa laideur par la beauté de son âme.
Elle ne résistera pas à la confrontation des étreintes contraintes de nobles
dévoyés, aux perversions criminelles de prédateurs sexuels, qui s’étendent aux
visiteurs dans une débauche troublante qui fait ressortir la laideur de tous.
Dans ce décors affreux Carlotta disparaît et Alviano se perd à sa recherche. La
dernière scène le confronte au corps gisant de sa bienaimée, à la présence de
son rival Tamare. Le tragique du dialogue ne se résume pas, il doit se lire
dans le texte de Schreker, dans sa musique qui place Alviano face à toute la
noirceur du monde :
« Höre
du, es könnte wohl sein
Dass
sie nicht mehr erwachter,
Dass
sie hinüberschliefe in die and’re Welt.
Und
sieh, für mich war’s so viel,
Ich
habe nichts and’res gehabt.
In
meinem ganzen Leben
War
diese Frau das einzig Grosse, das einzig Schöne.
Begreife,
wenn du mir sagst :
« Ich
hab’ sie geraubt, mit Gewalt genommen,
Ich
konnte nicht anders, weil ich sie liebte »,
So
muss ich dich hassen
Und
muss dich verfluchten
Weil
du einem Armen wie mir,
Zerstört
hast, genommen, was er bseass.
Aber
da innen tief,
Bliebe
ja doch so etwas, versteh’ mich
Wie
ein weher Trost.
Doch
wenn du mir sagst :
« Sie
hat sich mir gegeben, sie, Carlotta,
Freiwillig,
in Liebe, und sie war glücklich »,
Ja,
wahrhaftig, du sagtest « glücklich »
Ja
dann… Dann … Dann hab’ ich ja nichts gehabt,
Dann
hast du mir ja nichts genommen,
Dann
bin ich ja wieder ganz so elend,
Ganz
so elend wie ich war,
Zurückgestossen,
zurückgestossen ins Nichts,
Ins Nichts ».
Ce sera le retour au misérable premier, repoussé, toujours
repoussé, dans le néant d’une inexistence asexuelle, indésirable, stigmatisée
car inaltérable. C’est un voyage au bout de la nuit où la mort est à crédit,
une vérité écrite à la Céline d’un siècle qui s’épuise, un tableau d’Egon Schiele entre art et
érotisme, un autoportrait d’une société à nu, au visage tourmenté et aux âmes
desséchées.
4 avril 2015.
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