dimanche 28 décembre 2014

WAGNER COMME AU CINEMA


Se trouver dans la salle du Metropolitan Opera de New York ce samedi 13 décembre 2014 à midi, c’est un peu aussi se trouver dans toutes les salles de cinémas du monde, de par la très large retransmission en direct de certains spectacles organisée par le Met depuis quelques années. L’on peut se poser la question de savoir si de telles retransmissions au cinéma apportent un nouveau public à l’opéra ou pas. Lors de la grande dépression de la fin des années 1920 aux États-Unis, les habitants de New York s’étaient massivement rués vers les salles d’un cinéma débutant, dont les places coutaient beaucoup moins cher que celles des théâtres de Broadway ou de l’opéra d’alors. Muet dans ses premières années, le cinéma était aussi musicalement accompagné, sinon même consacré à des films musicaux, tels que The Jazz Singer, sorti en 1927. Les choses ont bien changé depuis et le cinéma est non seulement devenu parlant mais aussi un art à part entière, développant sa clientèle. La magie d’un écran suffisamment grand pour rendre les dimensions d’une scène d’opéra et les qualités de retransmissions acquises en haute définition rendent assurément l’exercice tentant. Toutefois, la question demeure du public choisissant de se retrouver dans les salles obscures pour regarder une transmission en direct d’un opéra depuis le Met : est-il un public de mélomanes profitant de l’occasion de voir ces spectacles lorsqu’il n’a pas la possibilité de se rendre sur place à New York, ou nouveau public ? Le cinéma développe toujours plus d’effets spéciaux pour offrir des créations qui dépassent largement ce qu’il est possible de rendre sur scène. Dès lors une autre question se pose : les retransmissions en direct peuvent-elles servir à développer et faire connaître des mises en scène d’avant-garde ou à diffuser le grand répertoire ? L’on sait que les metteurs en scène usent également de haute technologie et il n’est pas rare que des images enregistrées, projetées, forment tout ou partie d’un décor, d’une mise en scène, avec des fortunes diverses. Comment des cinéphiles habitués aux effets spéciaux les plus fous pourraient-ils s'émouvoir face au grand répertoire classique, qui représente ici l'idée que l'on se fait de l'opéra dans sa dimension la plus conservatrice?
Cette quatre cent treizième représentation de Die Meistersinger von Nürnberg sur la scène du Metropolitan Opera est marquée du sceau des représentations du grand répertoire. Confiée à Otto Schenk, l’on y retrouve un classicisme suranné qui garde manifestement ses amateurs dévoués. Nulle prise de risque à nous montrer les choses telles qu’elles sont : un temple protestant comme un temple protestant, la vieille ville de Nuremberg reconstituée à l’identique, avec un grand escalier descendant du lointain entre des maisons médiévales, vers, à cour, l’atelier de Sachs et, à jardin, la maison de Pogner, la scène finale sous le tilleul de la Saint-Jean, aux pieds des remparts de la ville, sous l’ombre de cette belle tour que tous les visiteurs de Nuremberg connaissent parfaitement, le tout dans des costumes d'époque. Il est vrai que l’intrigue de cet opéra est précisément datée et située dans le temps comme dans l’espace ; Hans Sachs y est un personnage réel (né le 5 novembre 1494 et mort le 19 janvier 1576, à Nuremberg), dont on peut aujourd’hui encore admirer la statue au centre ville. Ce genre de mise en scène a ses qualités (pas de prise de risque et l’on voit à la réaction du public, applaudissant au lever de rideau du deuxième comme du troisième acte, que c’est fondamentalement ce qu’il attend dans cette œuvre) comme ses défauts, manquant à se renouveler et offrant à l’amateur éclairé une forme décourageante de banalité. Si ce genre de spectacle rassure le spectateur moyen et le fidélise, ce qui est en soi un objectif pour toute maison lyrique, comment ne pas penser que ceux qui ne vont pas à l'opéra, n'y vont pas justement parce que l'image qu'ils en ont est celle-ci! Ce n’est certes pas pour la mise en scène que je me rendis donc à cette représentation. 
La distribution qui s’offrait ce jour là était globalement équilibrée, sans jamais toucher au génie hors le rôle de Hans Sachs. Johan Botha est un Walter un peu lourd qui peine à réellement séduire par un chant primaire et une grosse voix manquant singulièrement d’éclat dans ce qui est le rôle le plus belcantiste de Wagner, celui qui reste le moins bien servi par les Heldentenors s’imposant par ailleurs en Tannhaüser, Siegmund, Siegfried ou Tristan. Le David de Paul Appelby, jeune diplômé du Lindenman Young Artist Development Program est excellent, bien timbré avec assez d’humour pour réussir sa parties sans coup férir, très bon comme amoureux maladroit, sorte de fanfaron tenant un peu de Leporello. Le Pogner de Hans-Peter König est solide, le Kothner de Martin Gantner moins, n’offrant déjà plus à la Tabulatur ce caractère inaltérable que Beckmesser souhaite lui maintenir. Johannes Martin Kränzle campe un greffier assez drôle. Chantant ailleurs cette année le Musiklehrer de Ariadne auf Naxos, le rôle titre du Château de Barbe-Bleue de Bartók, Amfortas ou Don Giovanni, il est entre deux rôles, entre deux voix, peinant à séduire pleinement (le public, pas Eva, les ahanements écrits pour lui ne lui offrant aucun espoir sur ce plan). Chacun des maîtres tient sa partie correctement pour le surplus. Karen Cargill offre à Magdalene une belle présence et une belle voix, dominant aisément son David et soulignant l’action de sa présence. Ce n’était pas non plus, globalement, pour cette distribution que le détour valait être fait.
Restait le trio de tête, celui qui réellement valait le déplacement et faisait le prix de cette représentation. Premièrement, la Eva d’Annette Dasch, fruitée, présente, sûre d’elle et de son choix amoureux, ne minaudant pas, à l’aise dans les dialogues comme dans le chant. Son dialogue avec Sachs, à la quatrième scène du deuxième acte, la définit parfaitement. Son rôle est ambigu car, si elles est présente dès le début puis tout au long de l’action, elle n’en reste pas moins en marge, cet opéra se réglant entre hommes essentiellement. Surtout, le Hans Sachs de Michael Volle, ensuite, qui possède tout du rôle, du médium chaud et large à l’endurance, en passant par la capacité à surmonter toutes les difficultés d’un rôle dont il est aujourd’hui, c’est certain, le meilleur tenant sur toutes les scènes du monde. Personnage complexe, Sachs exige un interprète hors norme et Michael Volle le lui offre pleinement. Déjà entendu en ce rôle à Salzbourg l’été 2013, il reste et demeure exceptionnel. Enfin le chef, James Levine, qui, dans sa quarante-quatrième saison à la tête du Metropolitan Opera, connaît la maison et la partition intimement. Il a, c’est sensible avant même qu’il ne monte au pupitre, développé avec le public new-yorkais une intimité rare, il est vrai entretenue au fil de plus de deux mille cinq cents représentations qu’il y a dirigées. La battue est ample, le geste large, le souffle profond de bout en bout d’une partition qui ne semble pas, pas plus d’ailleurs que Michael Volle, l’épuiser. La direction de Levine c’est aussi un son, subtil, souple, qui offre aux chanteurs des espaces de confort pour y déployer leur chant, dont Michael Volle, notamment, sait parfaitement profiter. C’est cela que nous étions venus entendre et dont je ne sais comment les frémissements multiples, qui font la richesse d’une présence sur place, pouvaient en être perçus dans les salles de cinémas aux quatre parties du monde.
28 décembre 2014.

dimanche 21 décembre 2014

"FROM THE NEW WORLD"



Should you ask me, whence these stories?
Whence these legends and traditions,
With the odors of the forest
With the dew and damp of meadows,
With the curling smoke of wigwams,
With the rushing of great rivers,
With their frequent repetitions,
And their wild reverberations
As of thunder in the mountains?


Ainsi s’ouvre le Chant de Hiawatha, de Henry Wadsworth Longfellow. Antonin Dvorak y trouva l’inspiration des pages centrales de sa Neuvième Symphonie, sur le manuscrit de laquelle il écrivit rapidement, au moment de le remettre à Anton Seidl en vue de sa création, les mots From the New World, qui lui sont demeurés indissociables. Du 4 au 13 décembre 2014, le New York Philarmonic donnait un programme intitulé Dohnanyi/Dvorák : A Philarmonic Festival, proposant des couplages entre le Concerto pour violoncelle et la Septième Symphonie ou, ce soir du 11 décembre 2014, le Concerto pour piano et la Neuvième Symphonie. Le programme du soir mentionne que, en préparant ce festival, le chef Christoph von Donhanyi répondit à la question de savoir ce qui le rapprochait de Dvorak en ces termes : « It is his honesty. Dvorak does not do anything unnecessary, like some other late-romantic composers. He never overdoes it, and he never says anything he does not mean ». Certes, l’on peut rappeler que tant le compositeur que le chef firent aux Etats Unis des voyages formateurs qui marquèrent leur personnalité musicale, mais les époques et les histoires personnelles sont bien différentes, du compositeur adulé qui vient au faîte de sa carrière répondre à une invitation prestigieuse, au jeune homme débarquant accompagné de son grand-père, compositeur renommé, pour y mener ses études, après les temps tourmentés de la deuxième guerre mondiale et laissant en Europe la mémoire d’un père exécuté pour avoir participé à l’attentat contre Hitler. A 85 ans, le chef semble ne porter que la musique à laquelle il s’adonne, non le poids des ans. 
Des trois concertos écrits par Dvorák, celui pour piano est le premier, mais n’est ni le plus connu, ni le plus joué. Il eut longtemps mauvaise réputation, au point que, après la mort du compositeur, certaines personnes bien attentionnées cherchèrent à le rendre « jouable », en retouchant significativement la partition. En 1956 pourtant reparaissait l’édition originale de ces belles pages, qui s’imposèrent notamment sous les doigts de Richter ou de Firkusny, ce soir sous ceux de Martin Helmchen. Les trois concertos de Dvorák marquent trois étapes décisives dans son parcours musical vers sa maturité, du Concerto pour piano, opus 23, en 1876, en passant par le Concerto pour violon, opus 53, en 1882, jusqu’au point culminant que marque le Concerto pour violoncelle, opus 104, composé aux États Unis en 1894-1895, après donc la Neuvième Symphonie. L’histoire curieuse et mouvementée de ce premier concerto du compositeur ne permet pas de le comparer aux deux suivants. Œuvre anti-virtuose, il offre une structure symphonique dense et riche dans laquelle le pianiste n’est pas en position de tenter de grands combats avec l’orchestre, comme en offre par exemple le Premier Concerto pour piano de Tchaïkovski, à la même époque. Les auditeurs du temps se trouvaient privés du spectacle pyrotechnique, d’éclat et de bravoure tant prisé. Pensez donc, encore du Brahms, dont les concertos pour piano avaient suscité le doute et l’incompréhension en raison d’une écriture jugée grise et opaque. L’on chercha avec le temps à réécrire la partie soliste des pages de Dvorák, pour leur donner un style pianistique plus conventionnel qui ne s’imposa pas. Dvorák lui-même se refusa toujours à le retoucher. Demeurée rare au concert, l’œuvre résonne aux oreilles de l’amateur essentiellement dans l’enregistrement mémorable qu’en produisirent Richter et Carlos Kleiber en 1977. Martin Helmchen rend parfaitement ces pages difficiles, dans lesquelles il trouve beaucoup de finesse et de musicalité, admirablement servi par un orchestre et un chef qui, dans une écoute mutuelle et profonde, lui offre un écrin qui le porte et l’entoure sans l’étouffer. Il est vrai que dans ces pages, comme dans celles de Brahms, il convient de trouver un équilibre qui ne renie pas la place particulière du soliste dans l’annonce du programme, sans avoir pourtant à lui offrir de quoi réellement se mettre en avant. Si la direction de Christoph von Dohnanyi est remarquable, l’on a parfois senti l’orchestre rester en arrière plan, comme si le chef cherchait à s’effacer malgré la partition, pour ouvrir davantage d’espace au pianiste. Le contraste avec la présence du chef en deuxième partie de concert est clair et l’on se prend à regretter un peu cette retenue première qui ne rendait pas pleinement le caractère symphonique voulu par le compositeur mais affadissait un peu le propos.

Dès sa création par le New York Philarmonic, sous la direction de Seidl, le 15 décembre 1893, la Neuvième Symphonie remporte, elle, un succès qui ne s’est jamais démenti. Il y a dans ces pages d’un compositeur installé depuis quelques années à New York, où il dirige le conservatoire, une énergie percutante et lapidaire. Les thèmes sont brefs, de quatre à huit mesures, d’une densité extrême, les mouvements sont associés à travers un thème fondamental d’accords qui se répètent de manière cyclique, issus de l’introduction Adagio. Une certaine mélancolie s’entend également de la tendance à revenir sans cesse à la tonalité fondamentale, tournée vers l’ancien monde, celui dont on vient. Les entrées des thèmes et les explosions dynamiques se produisent sur des points d’orgue ou des quintes de cornemuse, comme réminiscences des pratiques de la musique folklorique. Pourtant, Dvorák a toujours repoussé l’idée d’avoir utilisé des thèmes du folklore américain, estimant n’avoir écrit que des thèmes dotés de leur propre personnalité organique, auxquels il dit avoir incorporé des thèmes indigènes. Ces thèmes « indiens » s’épanouissent dans les acquisitions de la rythmique, de l’harmonisation, du traitement contrapuntique et de la coloration orchestrale que Dvorák leur apporte d’Europe centrale ; les mélodies tchèques et indigènes se rencontrent et s’entremêlent.
Si le compositeur ne donna jamais naissance à l’opéra espéré sur Le chant de Hiawatha, il utilisa le matériau d’un texte qu’il connaissait bien dans les pages de sa dernières symphonie, essentiellement dans les deux mouvements centraux. Le premier mouvement, Adagio-Allegro molto, est construit sur un rythme à 2/4 avec clarté selon un schéma classique ; les groupes secondaires sont académiquement en sol mineur et sol majeur, le thème des flûtes et des hautbois acquérant son caractère particulier par la diminution caractéristique du septième degré. Le Largo en ré bémol majeur présente un thème bien connu au cor anglais, qui ne cesse de retomber vers son centre de gravité harmonique, inspiration vigoureuse et populaire de Dvorák ; ce sont, dans les vers du Chant de Hiawatha, les funérailles de Minnehaha au fond d’une forêt enneigée. Le Scherzo : Molto vivace, en mi mineur à 3/4 est ordonné et va droit au but, marquant aussi le profond attachement de Dvorák à Schubert ; c’est la danse de Pau-Puk-Keewis lors de la fête nuptiale décrite par Longfellow (chant XI) :
You shall hear how Pau-Puk-Keewis,
How the handsome Yenadizze
Danced at Hiawatha's wedding;
How the gentle Chibiabos,
He the sweetest of musicians,
Sang his songs of love and longing;
How Iagoo, the great boaster,
He the marvellous story-teller,
Told his tales of strange adventure,
That the feast might be more joyous,
That the time might pass more gayly,
And the guests be more contented
.
C’est dans ces pages centrales que la direction de Christophe von Dohnanyi prend tout son sens, dans des tempi amples qui jouent sur les sonorités des différents pupitres, allègent l’orchestre et éclairent le propos. Le fameux thème du cor sonne comme un soir au fond de bois enneigés, rendant l’âme de Minnehana, l’âme de l’orchestre, perceptible à chacun. Le Scherzo découpe ses danses festives avec grande précision et de superbes sonorités et l’on sent le travail de l’œuvre mené par le chef sur une partition remise sur le métier comme si elle était jouée pour la première fois, mais avec toute l’expérience acquise d’une vie. Enfin, le Finale : Allegro con fuoco, le moment le plus connu de la symphonie, en est aussi le plus important. En regroupant les thèmes principaux des mouvements précédents, il prend une ampleur qui fait éclater les dimensions classiques traditionnelles tout en revenant à une stricte application de la forme sonate dont Dvorák s’était écarté dans le finale de la symphonie précédente, corroborée ici avec l’application du principe cyclique. C’est à la fois un mouvement indépendant et une reprise générale conclusive dans laquelle le chef fait sonner un grand orchestre parfaitement maitrisé, synthèse d’une œuvre, d’un art et d’une vie, de cultures différentes aussi. Un très grande interprétation de cette œuvre, aux profondeurs mêlées de grands espaces.
Thus departed Hiawatha,
Hiawatha the Beloved,
In the glory of the sunset,.
In the purple mists of evening,
To the regions of the home-wind,
Of the Northwest-Wind, Keewaydin,
To the Islands of the Blessed,
To the Kingdom of Ponemah,
To the Land of the Hereafter!
21 décembre 2014.