lundi 17 août 2015

J’AI SOUVENT CRU QU’ILS ETAIENT SIMPLEMENT SORTIS…


Cédons à la tradition du Liederabend salzbourgeois, dont le disque a gardé d’innombrables repères magnifiques, parmi lesquels je puis citer quelques uns de mes préférés : une soirée consacrée à Schubert par Sviatoslav Richter accompagnant Dietrich Fischer-Dieskau, le 29 août 1977, une Winterreise où le même chanteur se faisait accompagner par Maurizio Pollini, le 23 août 1978, un Italienisches Lierdebuch de Wolf par Irmgard Seefried, Dietrich Fischer-Dieskau, accompagnés d’Eric Werba, le 26 août 1958, une soirée plus récente avec un récital Wolf et Strauss de Christa Ludwig et Erik Werba également, le 7 août 1984, pour n’en citer que quelques uns, mais encore cette soirée Schumann, du 13 août 1977, quand Brigitte Fassbänder et Erik Werba donnaient notamment les Frauenliebe und leben ou les Gedichte der Königin Maria Stuart comme jamais. Cette année, le disque nous rend une nouvelle soirée exceptionnelle de lieder : un programme Schubert, avec notamment le Schwannengesang, par Hermann Prey et Gerald Moore, ce soir du 14 août 1964 ; magique ! Force est souvent de revenir sur terre, hélas. Le plus souvent données au Mozarteum, ces soirées débordent de plus en plus régulièrement vers des écrins moins intimes, la Haus für Mozart (nous y étions l’an passé pour le récital Notturno de Thomas Hampson) ou l’immense Grosses Festspielhaus, dont l’acoustique se prête à qui ne la craint pas.
Ce 27 juillet 2015, Christian Gerhaher et Gerold Huber consacrent leur programme, donné à la Haus für Mozart, à Gustav Mahler, dans trois cycles successifs, le second dans des extraits choisis. Le lied a traversé l’œuvre de Mahler, non seulement sous sa forme accompagnée au piano ou orchestrée (souvent les deux pour les mêmes pièces), mais aussi à travers toutes les premières symphonies, celles que l’on nomme de la période de création qui puise dans le recueil Des Knaben Wunderhorn et dont les pages formeront le centre et le pivot du programme de la soirée.
Commençons néanmoins par le début, les Lieder eines fahrenden Gesellen, ces chants d’un compagnon errant, bien connus. Ces poèmes ont été composés entre le 15 décembre 1884 et le 1er janvier 1885, sur une courte période donc, même s’il est vraisemblable que la période de composition musicale se prolongeât au-delà. Mahler a très tôt songé à orchestrer l’accompagnement de ces lieder conçus comme un cycle, le premier du genre puisque, des lieder avec orchestre qui existaient avant cela, ni ceux de Liszt, ni les Nuits d’été de Berlioz ne forment de cycles en tant que tels. Tant la version pianistique que la version orchestrale ont été publiées en 1887, mais elles diffèrent sur de nombreux points de détail. Les textes adoptés par Mahler proviennent du recueil d’anthologie publié par Arnim et Brentano de ce fameux recueil du Cor enchanté de l’enfant. Il n’en a rien changé, mais a ajouté quelques vers personnels. Quand ma bien-aimée se marie, Mahler ajoute au texte initial quelle se marie gaiement : « Wenn mein Schatz Hochzeit macht, Fröliche Hochzeit macht… ». Le second lied, Ging’ heut’ morgen übers Feld, ce matin, j’ai traversé la prairie, nous offre la mélodie que Mahler développera pour en faire tout le matériau du premier mouvement de sa première symphonie. Ich hab’ ein glühend Messer, j’ai un couteau brûlant, est plus rapide et furieux, avant de revenir aux doux yeux bleus de la bien-aimée, Die zwei blauen Augen.  
Christian Gerhaher entame parfaitement son récital, la voix est chaude, le texte phrasé idéalement et l’accompagnement d’un pianiste qu’il connaît depuis leurs études communes, depuis lesquelles ils ne sont jamais quittés, ajoute à clarté du propos par l’intimité d’un échange consruit sur le ong terme. C’est un atout majeur dans le lied que cette profonde connaissance mutuelle du chanteur et de son accompagnateur, dont la place est essentielle.
Le recueil Des Knaben Wunderhorn enserrera l’entracte, avec si lieder avant, puis quatre après. Cette anthologie de poèmes, découverte par Mahler au tournant des années 1887-1888 est un recueil de textes populaires qui va combler ses aspirations créatrices durant quelques années déjà miraculeuses. Ce recueil de textes se trouvait être, à l’époque, un phénomène culturel de première importance. Politiquement, le traité de Lunéville, en 1802, va être ressenti en Allemagne comme une douloureuse blessure, qui va éveiller une conscience nationale que l’on ira chercher en se replongeant dans le passé d’une époque plus noble. Dès 1803, Ludwig Thiek publiait une anthologie de Minnelieder, puis Clemens Brentanno se prit à interroger les vielles gens de toutes classes pour recueillir les poèmes dont leur mémoire avait pu garder le souvenir. Il y a une tendance romantique qui recouvre le folklore ainsi mis par écrit avec le soin de celui qui fixe la coutume d’un pays. Ce recueil va facilement trouver le chemin de la nostalgie profonde de Mahler pour l’enfance, pour son monde de naïveté et de simplicité. Se tourner vers cette époque médiévale, c’est aussi réfléchir à une période où l’art prend conscience de sproblèmes de style et remet en question son rôle au cœur de la société. La création du XIXème siècle retourne à la nature par le chemin du peuple, Mahler par celui de l’enfance et de ses créations spontanées. Henry-Louis de la Grange a relevé chez Mahler en ce temps-là la beauté de la nature, la naïveté de l’enfance, mais aussi la cruelle destinée des soldats, des exilés ou des victimes du destin. Mahler a écrit vingt-quatre lieder sur ce recueil, y compris ceux qui figurent dans les deuxième, troisième et quatrième symphonies. Ils forment la seule source d’inspiration en la matière pour lui, de 1888 à 1901, à la notable exception de la référence à Nietzsche pour la troisième symphonie.
Christian Gerhaher commence par la question : Wer hat dies Liedlein erdacht ?, avant d’enchaîner sur Ablösung im Sommer, Ich ging mit Lust durch einen grünen Wald, Um schlimme Kinder artig zu machen, Rheinlegendchen, cette jolie petite légende du Rhin et Der Schildwache Nachtlied. Après l’entracte, il poursuivra par Lied des Verfolgten im Turm, ce prisonnier dans la tour, en forme rondo comme toutes les chansons dialoguées, puis Das irdische Leben, avant Zu Strassburg auf der Schanz’ et Wo die schönen Tromepeten blasen, qui forme le dernier lied composé du recueil. Mahéer imagine son héros vivant mais figurant sa mort au champ de bataille, là où sonnent les fières trompettes. Celui dont le site internet porte la mention de Goethe comme une devise : « Am farbigen Abglanz haben wir das Leben » ne pouvait que mettre des couleurs dans sa voix.
Plus sombres devenait-elle pour le dernier cycle, consacré à ces enfants morts, sur des poèmes de Friedrich Rückert. Les Kindertotenlieder sont un immense chant de douleur du poète à la mort de ses enfants. Rückert en a écrit quatre cent vingt-trois, dont cent soixante-six ont été publiés en 1872. Mahler en a retenu cinq, en a composé trois en 1901, puis les deux derniers en juin 1904. Ils sont conçus comme un véritable cycle, qui commence et se termine sur le même ton de ré. Nun will die Sonn’ so hell aufgehen, le Soleil va maintenant se lever à nouveau laisse penser à un retour à la vie après la perte des enfants. Toutefois, l’enchainement avec Nun seh’ ich wohl, warum so dunkle Flammen, enfin je comprends pourquoi de si sombres flammes jaillissent de vos yeux commence dans une rare instabilité tonale chez Mahler, sorte de Sehnsucht tristanesque. C’est le père qui découvre la lumière de ce regard se tournant déjà vers la source de toute lumière. Wenn die Mutterlein décrit, lorsque la petite mère rentrait dans la chambre, le regard qui se tourne vers le petit coin, près du seuil, ou paraissait le cher visage de l’enfant disparu. Oft denk’ ich, sie sind nur ausgegangen dit tout l’espoir déçu, l’absence de ceux dont on croit trop souvent qu’ils sont simplement sortis jouer dehors, alors qu’ils ne rentreront plus. Sous l’averse violente se termine ce cycle sombre, In diesem Wetter, in diesem Braus, par ce temps, par cette tempête, je n’aurai bien sûr jamais laissé sortir les enfants, mais la crainte est maintenant vaine, qu’ils ne sont plus là. Il faut donner corps sans larmoyer à ces textes que les critiques littéraires de l’époque ne trouvaient pas remarquables, mais auxquels la musique de Mahler donne une profonde mélancolie, de cette délicatesse de celui qui aussi – comme beaucoup en ces temps où la mortalité infantile est élevée, a perdu un enfant.
Pour terminer un programme très apprécié, Christian Gerhaher restait sur Mahler et nous donnait Urlicht, ce poème qui vient au chœur de la deuxième symphonie, avant le grand finale portant résurrection. Cette lumière originelle, c’est celle dans laquelle gît une humanité d’une très grande misère, d’une très grande souffrance, avant que ne vienne la Lumière : « Ach nein ! Ich lass mich nicht abweisen : ich bon von Gott,und will wieder zu Gott ! Der liebe Gott wird mir ein Lichtchen  geben, Wird leuchten mir bis in das ewig selig Leben ! ». Dans une salle de concert, la lumière qui se rallume à la fin du récital n’a pas cette qualité, même si, dans la magie d’une soirée de lieder, l’on peut vouloir se laisser surprendre sur le chemin du retour.
17 août 2015

dimanche 16 août 2015

LORSQUE LE CONTENU DEPASSE LA FORME


En cette année qui marque le 90ème anniversaire de Pierre Boulez, lequel n’apparaît plus au pupitre depuis déjà quelque temps, les hommages se multiplient. Le Festival de Salzbourg s’y prêtait également en programmant, ce 30 juillet 2015, l’une de ses œuvre au programme du concert de l’ORF Radiosymphonieorchester Wien, sous l’excellente direction de son jeune directeur musical, Cornelius Meister. Le concert s'inscrit dans la programmation Salzburg Contemporary, cette année largement consacrée à l’œuvre de Boulez. En joignant à la pièce du Maître la première symphonie de Gustav Mahler, l’on ajoutait celle d’un compositeur qui lui est cher depuis longtemps et duquel il a donné et gravé de mémorables interprétations avec divers orchestres, notamment à Salzbourg. Je me souviens en effet encore de la Quatrième Symphonie qu’il y donna il y a une dizaine d’années maintenant. Pourtant, le choix de la pièce interroge, pour ne pas dire surprend : Rituel In memoriam Bruno Maderna. L’on peut certes marquer l’anniversaire d’un compositeur enjouant sans n’importe laquelle de ses œuvres, mais celle-ci ayant été écrite à l’occasion du décès de Bruno Maderna, en sa mémoire, donne l’impression que l’on fête un mort et non un vivant. Était-ce vouloir rappeler que l’œuvre survit à son créateur comme à son interprète ? Je ne sais.
In memoriam Bruno Maderna pour orchestre en huit groupes est une œuvre intéressante de Pierre Boulez. Créée le 2 avril 1975 à Londres, elle marque sa proximité avec un collègue trop tôt disparu, qui fut l’un des compositeurs marquant, mais aussi un chef important du XXème siècle. Le disque qui a gardé la mémoire de la direction par Maderna à Londres de la Neuvième Symphonie de Mahler nous permet de profiter encore aujourd’hui d’une interprétation lumineuse, sans doute la meilleure (à mon goût) de toutes celles existant au disque. Le programme de la soirée souligne d’ailleurs les trois figures de compositeurs et chefs d’orchestre dont les noms sont au programme. Bruno Maderna, Pierre Boulez comme Gustav Mahler partagent le fait d’être tous trois de grands compositeurs et de grands chefs, qui ont marqué la musique de deux siècles successifs. L’orchestre de Pierre Boulez est réparti en huit groupes de deux à seize musiciens chacun, qui sont coordonnée de manière très complexe. Répartis tout autour du public dans la Felsenreitschule qui donnait également ces soirs là l’opéra de Wolfgang Rihm Die Eroberung von Mexico, qui exige le même genre de spatialisation, le chef se plaçait au centre de la salle pour diriger tous les pupitres. C’est aussi à Gruppen de Karlheinz Stockhausen ou à Quadrivium de Bruno Maderna que l’on peut penser, avec ce genre de partition de l’orchestre en plusieurs entités coordonnées. La direction de Boulez m’a toujours semblé d’une grande précision, faite de rigueur et de simplicité du geste. Celle de Cornelius Meister également ce soir, même si elle se dessinera plus expressive après l’entracte, dans la symphonie de Mahler. Il est vrai que dans cette configuration, il donne le signal à chaque groupe qui est dirigé par un percussionniste, qu’il ne dirige pas ainsi chacun des groupes comme il le fera dans l’orchestre rassemblé pour l’œuvre de Mahler.  
Ces musiques de Boulez et Mahler sont présentées par Walter Weidringer, dans le programme du soir, sous le titre Trauerritual und triumphaler Durchbruch. L’on sait en effet la place des éléments de marches funèbres dans l’œuvre de Mahler, que l’on retrouve dans quasiment toutes ses partition, sauf peut-être la quatrième symphonie. L’on relèvera que la pièce de Boulez se construit en sept parties, représentant les sept lettres du nom de Maderna, auxquels les percussions de chaque groupe impulsent des tempi individualisés, leur donnant une indépendance rythmique sous la direction du chef. Longue d’environ une demi-heure, la pièce impressionne dans l’espace de la Felsenreitschule.
La première symphonie de Mahler qui suit, est surnommée Titan, d’après le roman de Jean-Paul, auteur très à la mode à l’époque dans le monde germanique et qui marqua nombre de compositeurs.  A l’époque de sa composition, Mahler a vingt-huit ans et est déjà un chef d’orchestre renommé, dirigeant à Leipzig, où il est l’assistant d’Artur Nikisch. Poème symphonique vulgaire et insensé qui défie toutes les lois de la musique, cette œuvre fut mal accueillie à sa création. Ce caractère novateur est sans doute un point commun supplémentaire entre les trois noms au programme de ce soir. L’œuvre se place entre intimité et théâtralité, elle reprend, comme toutes les premières symphonies de Mahler, des structures de lieder, ici notamment celle que l’on retrouvera dans les Lieder eines fahrenden Gesellen et bien sûr, dans le troisième mouvement, le célèbre canon de frère Jacques. C’est comme de la nature que vient son premier mouvement (« Wie ein Naturlaut »), qui pose clairement la question de savoir comment une symphonie doit commencer. De la nature que l’on retrouvera également, comme la mort, tout au long de la vie de Mahler dans ses compositions, l’on se dirige vers un Finale impressionnant que, dans l’une de ses déclarations, Mahler disait tiré de L’enfer de Dante.
Le titan de la soirée restera portant Cornelius Meister, qui réussit le tour de force de parfaitement rendre la très difficile partition de Boulez, puis de donner une solide première de Mahler, avec une qualité de timbres et d’orchestre qui laissent admiratif. Heureuse la ville qui peut compter autant de formations musicale de cette ampleur et de ce niveau, autant de musiciens et de chefs capables de telles performances. A trente-cinq ans aujourd’hui, Cornelius Meister dirige l’orchestre depuis cinq ans déjà, dans un répertoire très large qui comprend beaucoup d’œuvres peu jouées et de créations, en plus du répertoire habituel. C’est cette expérience qui parle ce soir dans l’assurance de l’exécution des deux œuvres données.
16 août 2015.

AU REVOIR, LES ENFANTS


La scène commence dans une école française au cours de la seconde guerre mondiale, alors sous occupation allemande. L’on y voit quelques soldats de la Wehrmacht armés dans la cour et les enfants se mettre en rangs avec leurs instituteurs pour reprendre la classe. Puis entrent des hommes que l’on identifie sans mal comme un groupe de résistants à l’occupant, qui viennent là ourdir quelque plan de bataille. Nous sommes sur la scène de la Haus für Mozart, dans le cadre du Festival de Salzbourg, en ce soir de première du 31 juillet 2015. La mémoire de la seconde guerre mondiale demeure ouverte à Salzbourg, que ce soit sur ce pont qui garde en plusieurs langues l’hommage aux travailleurs forcés contraints de le reconstruire au risque de leur vie, après un bombardement allié, ou sur la porte de ce cloître dans la vieille ville, qui fait encore mention de sa transformation d’alors en quartier général local de la Gestapo. Chaque fois qu’une mise en scène d’opéra transfert l’action dans un cadre rappelant ces tristes années noires du nazisme, l’on sent que la plaie n’est pas refermée, que le travail de mémoire, de dénazification dit-on aussi, n’a pas été mené des deux côtés de la frontière, en Allemagne et en Autriche, de la même manière.
Quel est toutefois le propos d’une telle transposition ? Patrice Caurier et Moshe Leiser l’adoptant ce soir dans une reprise de leur production au même endroit, au Festival de Pâques 2013, ne semblent guère l’avoir approfondi et la facilité apparaît bien vite. C’est de la mise en scène de Norma, opéra de Vincenzo Bellini, qu’il s’agit. Norma est, aux temps antiques des Gaulois, la grande prêtresse des Druides, celle qui guide par ses conseils l’action des hommes opposés alors à l’occupation romaine. Certes, le parallèle peut sembler évident entre l’occupation de la Gaule par les aigles romaines de l’Antiquité et celle de la France par les aigles nazies entre 1939 et 1945. Cette évidence ne résiste toutefois pas à un questionnement plus approfondi. L’on pousse l’idée à son terme en tondant Norma à la fin, sanction que la populace à la Libération imposa aux femmes françaises qui avaient couché avec des Allemands. Néanmoins, au fond, la transposition ne colle pas, elle n’apporte rien au propos et, de fait, l’essentiel de l’opéra est présenté en avant-scène sur fond d’un rideau noir tendu qui forme le huis-clos dans lequel Norma se débat avec ses responsabilités. Trop facile, la transposition n’emporte pas l’adhésion, rappelle irrémédiablement à l’ouverture du rideau le film de Louis Malle sans pourtant approfondir le lien potentiel entre ces écoliers et les enfants que Norma abandonne à la fin à la garde de son père. Elle ne gêne pas non plus le spectateur et apparaît finalement comme neutre, suffisamment pauvre pour, au fond être ignorée tout au long de la soirée.
Ce qui marque en effet, c’est l’incarnation de la grande prêtresse druidique qu’offre Cecilia Bartoli. Comme en son temps Maria Callas, qui marqua le rôle de manière indélébile, la Bartoli se l’approprie aujourd’hui pleinement. Le titre de l’opéra ne dit finalement rien d’autre que le nom de son héroïne, Norma. Le nom de la Bartoli aujourd’hui se confond avec elle. Peu importe en somme ce qu’il y a autour, mise en scène, tenants des autres rôles, somme toutes tous secondaires, orchestre et direction. La fusion Norma-Bartoli occupe seule toute les sensations. A juste titre d’ailleurs, tant Cecilia Bartoli donne du rôle une interprétation saisissante. L’on connaît ses qualités de tragédienne et l’on sait à quel point sa présence sur scène est puissante. Elle offre une interprétation très travaillée, jamais ne se laisse aller à la facilité d’ornementations qui pourrait facilement provoquer l’adhésion du publique. 

Ce rôle est largement considéré comme l’un des plus difficiles du répertoire de soprano. Il y faut une grande technique et des qualités de tragédienne, il faut des graves solides pour rendre la noirceur de la situation et une agilité totale dans l’aigu aussi. Le célèbre air à la déesse de la lune, première entrée de la cantatrice, Casta Diva, chaste déesse, offre une leçon de belcanto. La longueur du souffle y est exigée comme la précision de vocalises qui poussent par trois fois au contre-ut. La Bartoli nous présente un travail de chaque nuance, une maîtrise de chaque note, pensée dans une lumière sélène qui rendrait presque le visage de Greta Garbo dans Mata Hari. Nulle facilité dans cette approche faite d’intériorité, dans cette invocation à la chaste déesse par sa grande prêtresse qui se sait depuis longtemps fautive et traître à ses engagements. Il y a une prière pour elle-même, rentrée, désespérée, autant qu’une invocation aux oracles à transmettre aux hommes qui attendent les armes à la main, de savoir s’ils doivent fondre sur l’ennemi ou bien encore supporter le joug de l’occupant étranger. Dans le bouleversant arioso qui ouvre le second acte, l’on retrouve toute la densité de l’interprétation dans laquelle s’immerge totalement la Bartoli. Elle sait aussi libérer sa fureur face à la trahison de Pollione, laisser éclater sa virtuosité dans les fameuses coloratures di bravura éxigées par Bellini. Les deux terribles sauts d’une octave et demie, qui concluent l’air Oh, non tremare sont exemplaires ici de maîtrise et de projection. La fin du récitatif au Temple d’Irminsul lance un contre-ut de feu. La présence de Norma sur scène ne se limite de loin pas  aux airs que lui confie Bellini, car les récitatifs qu’il compose sont aussi dotés d’un relief particulier. Bartoli instaure un ton certes altier et souverain qui convient au Sediziose voci, mais teinté de sa propre faute et de ses doutes dans une phrase déclamatoire qui se fait fragile. Elle présente la fragilité de la femme et l’affection de la mère qu’elle est devenue, les deux faces de la même médailles, dans les subtilités qu’elle met au Vanne e li celi entrambi. Elle doute dans le Teneri figli, particulièrement dramatique face à l’infanticide auquel elle pense vouloir, superbe mélodie dont Chopin fera l’une de ses études pour piano. Enfin, elle sait se mettre à nu face aux hommes pour confesser sa faute, sur un sol a capella dans l’aveu final qui mettra un terme au drame. Face aux exigences d’une telle partition, une grande Norma ne peut adopter les facilités des metteurs en scène de ce soir ; elle y perdrait la pureté de son chant et la quintessence du drame. La Bartoli s’y refuse heureusement et nous offre la plénitude d’une grande incarnation. Elle assure le triomphe de la soirée et finalement, repousse cette mise en scène au second plan, elle est seule le feu qui la ronge et peu importe la manière dont on peut habiller l’action qui l’entoure. En ne s’inscrivant que dans le rôle, elle ne contredit pas la mise en scène ni ne l’habite, elle la dépasse, use avec intelligence de la vacuité du propos pour élargir son interprétation et occuper la scène en toute liberté.
Autour d’elle se meuvent les autres rôles, somme toute tous secondaires. Rebeca Olvera est une bonne Adalgisa, jamais une rivale ; elle occupe son rôle à sa juste place, sans jamais nous faire quitter du regard la présence de Norma. Le Pollione de John Osborne est un superbe ténor qui peut sembler manquer d’un certain éclat belcantiste, mais qui donne par là à son rôle plus d’humanité aussi. Il n’est pas un vainqueur triomphant mais un chef qui déroge à ses devoirs par ses amours clandestines et successives, qui a déjà perdu la ferveur des siens et la confiance de ses supérieurs, qui l’ont rappelé à Rome. Michele Pertusi campe un excellent Oroveso, père de Norma mais chef d’armée avant tout, qui imposera le respect des règles et le sacrifice de sa fille sans faiblir, sauf in extremis pour en sauver les fils. Cette basse assume pleinement son autorité vocale et théâtrale. La Clotilde de Liliana Nikiteanu accompagne sa maîtresse en formant les transitions nécessaires et le Flavio de Reinaldo Macias complète une distribution équilibrée autour de la figure de Norma mais jamais à son niveau. Cet opéra met en scène la figure transcendante de la grande prêtresse de la Lune, qui se place, jusqu’au sacrifice final, au-dessus des hommes, et Cecilia Bartoli l’incarne ainsi, au-dessus du reste d’une distribution cohérente, à laquelle on ne peut rien reprocher. Ce n’est pas tant Norma que Bartoli que l’on vient entendre ce soir. Ce n’est pas contraire à la dramaturgie de cet opéra et pleinement justifié par la performance de l’actrice qui la chante. Dans la fosse, un excellent Orchestra La Scintilla, sous la baguette experte de Giovanni Antonini. Les Chœurs de la Radiotélévision suisse complétant agréablement le tableau. Une superbe soirée autour d’un nom, Norma ou Bartoli, Bartoli ou Norma, fusion incandescente d’une interprète et d’un rôle, qui se donne en ce soir de première qui est aussi une nuit de pleine lune et permet de trouver en sortant dans la lumière de cette belle la nuit d’été ainsi éclairée la plénitude de l’ombre de la terre.
15 août 2015

samedi 15 août 2015

LES FRESQUES DE PIERO DELLA FRANCESCA


Dans le cadre du Festival de Salzbourg, sorte de résidence d’été des Wiener Philharmoniker depuis 1920, cet orchestre donne cette année des œuvres qui ont marqué son histoire, essentiellement parce qu’il les a créées, soit à Vienne, soit même à Salzbourg. Nous retrouvons donc au programme des concerts philharmoniques les deux symphonies centrales de Johannes Brahms ou la huitième de Bruckner, créées alors sous la direction de Hans Richter, mais en particulier ce soir du 25 juillet 2015, deux œuvres confiées à la baguette de Yannick Nézet-Séguin. Tout d’abord, de Bohuslav Martinů, les Fresques de Piero della Francesa, créées ici-même (enfin presque, le Grosses Festspielhaus n’existait pas encore et ce fut la Felsenreitschule, juste à côté, qui abrita l’événement), le 26 août 1956, par Rafael Kubelik, à qui la partition est dédiée et qui complétait le programme ensuite d’une sixième symphonie de Tchaïkovski. Le disque en a gardé le souvenir. Ce soir, Yannick Nézet-Séguin complète son programme d’ouverture spirituelle avec une autre pièce créée par l’orchestre, le 16 juin 1872, à Vienne, la Troisième Messe d’Anton Bruckner.
Piero Della Francesca est un artiste majeur de la Renaissance italienne de la seconde génération des peintres humanistes, dont les fresques de la basilique San Francesco d'Arezzo ont assuré le passage à la postérité. Aujourd’hui surtout connu comme peintre, il fut en son temps également un mathématicien et un géomètre réputé, maitre de la perspective et de la géométrie euclidienne. Dans son inspiration, l’on retrouve la perspective géométrique éclairée par une lumière intense, qui met en valeur les ombres et sature les couleurs ; parmi les clés de son expression poétique, la simplification géométrique des volumes, des gestes cérémoniaux figés dans l’immobilité et surtout une attention toute particulière portée à la vérité humaine. Sa production picturale est perçue comme l’expression d’une recherche rigoureuse de la perspective, de la monumentalité des personnages et d’une utilisation expressive de la lumière. Ces fresques, peintes entre 1452 et 1466, le feront connaître au-delà des monts et des siècles. S’inspirant de la Légende dorée de Jacques de Voragine et plus précisément de l’épisode de la légende de la Vraie Croix, elles illustrent un thème présent de manière traditionnelle dans l’iconographie franciscaine et ornent donc les murs de cette église dédiée à Saint François d’Assise. « Sous le nom de l’Invention de la Sainte Croix, l’Eglise fête l’anniversaire du jour où a été retrouvée la croix de Notre-Seigneur. Cet événement eut lieu plus de deux cents ans après la résurrection du Christ », commence Jacques de Voragine, pour dire que l’on rapporte que ladite Croix eût été constituée de quatre bois différents, de palmier, de cyprès, d’olivier et de cèdre, qu’après la Passion elle demeura cachée sous terre pendant près de deux cents ans, pour être finalement retrouvée par Hélène, mère du premier empereur romain chrétien, Constantin (Jacques de Voragine, La Légende dorée, LXVI L’invention de la Sainte Croix (3 mai), Points, Seuil, Paris, 1998, pp. 310 et ss).
Si l’on parle de l’usage de la lumière, dans un traitement riche et innovant, comme d’un chromatisme clair et délicat, en tout point admirable, l’on pourra tout autant considérer les fresques picturales que la partition de Bohuslav Martinů, qui cherchait à rendre l’émotion ressentie à la découvertes de ces murs, lors d’une visite en 1950. Compositeur trop peu joué par rapport à l’importance de son œuvre, notamment symphonique, Martinů réussit avec ces fresques orchestrales à retrouver l’enthousiasme des premiers lecteurs de Jacques de Voragine, qui firent le succès de ses vies de saints, légendes d’or, qui entourent la vie mais surtout la mort exemplaire des saints de la Chrétienté. Faits épars dans une foule d’écrits, de chroniques et de biographies dispersées, ces légendes sont écrites sans aucun souci de critique historique mais pour édifier, par l’exemple magnifique évoqué, ceux qui veulent marcher  à la suite du Christ. Martinů réussit de même à ressusciter l’admiration des premiers visiteurs de la basilique San Francesco d'Arezzo, qui découvrirent émerveillé les couleurs chatoyantes des fresques de Piero della Francesca. Sa composition et son orchestration suivent certaines des fresques. Le premier mouvement, Andante poco moderato est inspiré de deux éléments représentant la Reine de Saba, voyant d’un bois abattu par le Roi Salomon le support futur du supplice du Sauveur de l’Humanité. Le mouvement central, Adagio, est choisi du motif du rêve de Constantin, qui voit dans les cieux, la veille d’une bataille importante, une croix apparaître avec la mention « In hoc signo vinces », par ce signe tu vaincras, qui provoqua sa conversion à la foi chrétienne après la victoire acquise au Pont Milvius, en 313. Le Finale, Poco Allegro, en arrive à l’invention, donc la découverte (de invenire, trouver, en latin) de la vraie Croix, découverte que se disputent dans la fresque comme dans la partition, les armées de l’Empereur romain Héraclius et celle de l’Empereur des Perses, Khosrow.
L’orchestre, qui n’est pas revenu souvent à cette partition depuis sa création il y déjà près de soixante ans, y garde une incroyable luminosité dans la richesse d’un traitement presque pictural. La direction de Yannick Nézet-Séguin comme le pinceau de Piero della Francesa, maîtrise les perspectives en simplifiant les volumes géométriques et sature les couleurs pour mieux mettre les ombres en valeur, dans une battue qui épure les gestes cérémoniaux et donne une singulière portée à la vérité humaine.
La troisième messe de Bruckner s’enchaînait sans entracte, ajoutant la voix du chœur et des solistes à la peinture édifiante tirées de la Légende dorée. Sergiu Celibidache aimait à voir dans cette immense partition (qu’il dirigeait dans ses tempi bien connus en plus d’une heure et quart) le caractère tourné vers l’intérieur, intériorisant, du motif descendant d’une quarte, qui ouvre le Kyrie, noté Moderato, tout comme le Requiem de Verdi. L’on sait que le compositeur lui-même avait visé l’unité du vécu, l’intégration des parties dans une entité d’ordre supérieur, insaisissables par des catégories intellectuelles, par le développement de formes cycliques. Ainsi, reviennent dans le Dona nobis pacem la thématique du Kyrie comme des motifs du fugato que l’on trouve au passage In gloria Dei comme dans le Credo central. Il y a dans cette partition la perception d’une essence intemporelle de l’acte musical. Là où Celibidache voyait une source constante de la plus intense félicité, Yannick Nézet-Séguin nous entraîne dans une joie de vivre qui n’est pas sans rappeler les gospels les plus entraînant chers aux églises nord-américaines. L’énergie déployée tout au long de la partition et un choix de tempi nettement plus allant que le modèle de Celibidache donne à l’orchestre l’opportunité d’exprimer la beauté de tous ses timbres en multiples couleurs d’airain. Surtout, la direction nous entraîne très clairement vers les revendications symphoniques de ce qui n’est pas écrit uniquement comme musique d’église. Les solistes de ce soir, Dorothéa Röschmann, Karen Cargill, Christian Elsner et Franz-Josef Selig, sont intégrés à la masse symphonique, placés derrière l’orchestre, en avant de l’exceptionnel Chor des Bayerischen Rundfunks et non sur le devant de la scène comme c’est davantage l’usage. A cette place, ils s’intègrent au tout pour dépasser la somme des parties, mais Christian Elsner peine à convaincre alors que Franz-Josef Selig ouvre de magnifiques profondeurs à ses interventions. Celui qui porterait ainsi tous les pêchés du monde ne serait sans doute pas si loin de la paix recherchée dans cet Andante finale : Miserere nobis ; Dona nobis pacem.
15 août 2015
(voir la partition en ligne des Fresques de Piero della Francesca : http://www.universaledition.com/Bohuslav-Martinu/composers-and-works/composer/459/work/2559)

dimanche 2 août 2015

QUELLE FOLLE JOURNEE !


Avant d’être un opéra de Mozart, Le Mariage de Figaro est avant tout une pièce de théâtre aux ressorts particulièrement efficaces. Sur le texte de Beaumarchais, qui en faisait la suite du Barbier de Séville, mis en musique avec le même succès par Rossini un peu plus tard, Mozart construit l’un des meilleurs opéra de l’histoire du genre. Point de Mère coupable pourtant qui connût de succès comparable pour compléter la trilogie de Beaumarchais à la scène lyrique. Brûlot révolutionnaire, le texte de Beaumarchais avait mauvaise presse dans la Vienne de ces années 1780 et il fallait encore passer la censure, il est vrai à une époque où le Chancelier Kaunitz ne l’exerçait pas avec la même rigueur que plus tard Metternich. La Révolution française ni les guerres napoléoniennes ne sont encore entrées dans l’Histoire, bouleversant de manière fondamentale et définitive le jeu politique du continent européen. Le librettiste de Mozart, Lorenzo Da Ponte, jugea néanmoins intéressant de remplacer l’un des passages les plus critiques contre les privilèges de la noblesse par un grand air de Figaro sur les cocus, autant il est vrai que de ceux-là le monde n’a jamais manqué et qu’on les retrouve dans toutes les couches sociales. S’il est un domaine où les privilèges sont inopérants, c’est bien en la matière ! Cocus, le sont-ils néanmoins vraiment les hommes de la pièce ? Nullement, ils craignent l’être seulement, sont remplis de préjugés sur le caractère volage des femmes en général et de leurs épouses en particulier, mais aucun ne peut ici prendre sa femme en défaut.
Mozart se lance dans ses écoles des amants selon Da Ponte, dont la trilogie exceptionnelle traitera successivement dans Le Nozze de Figaro puis Don Giovanni, enfin dans Cosi fan tutte. Claus Guth avait présenté la sienne à Salzbourg ces dernières années, j’avais manqué Le Nozze di Figaro. Sven-Eric Bechtolf termine la sienne ici, je n’ai pas vu Cosi fan tutte. Mettre en scène ces noces peut sembler a priori facile : il suffit de suivre le texte et la musique. C’est d’ailleurs là l’immense succès de Mozart que d’avoir parfaitement compris dans ses trois opéras, la finesse des ressorts théâtraux. Je crois qu’aucun autre musicien, sinon peut-être Richard Strauss dans ses meilleurs pages, n’a eu la même compréhension de la dimension théâtrale de l’opéra. Les numéros s’enchaînent avec une vitesse folle, sans répit, tout se joue et se remet en cause constamment par l’irruption impromptu de l’ingénu ou par la rouerie manquée de l’arrogant. Le génie, de Beaumarchais comme de Mozart, est de ne jamais nous perdre en route. Dans cette première école, l’on est encore clairement dans la comédie des sentiments, qui se fera plus dramatique dans Don Giovanni, plus grinçante enfin face au sort de couples mal assortis, comme il en existe tant, dans Cosi fan tutte. Car dans ce premier volet, les couples ne sont pas mal assortis, ce que l’on voit parfaitement dans le finale de l’Acte IV où le Comte tente de séduire … sa femme, sous la guise de Susanne, laquelle ne songe nullement à passer du valet à son seigneur. En ce sens et comme après elle Zerlina, elle sait garder les pieds sur terre et ne pas s’en laisser conter.
A Salzbourg, ces Nozze sont à demeure, puisque la première de cette année, le 28 juillet 2015, représente la deux cent quarante-cinquième représentation in loco, après la première du 16 août 1922, sous la direction de Franz Schalk. Depuis, l’on y a vu des distributions qui ont marqué les mémoires, sous la baguette de Clemens Krauss et dans une mise en scène de Lothar Walenstein (1930-1934), Bruno Walter en 1937 avec le Comte de Mariano Stabile et le Figaro d’Ezio Pinza, le retour de Clemens Krauss en 1942 avec le Comte de Hans Hotter. En 1948, Karajan y fait ses débuts avec la Comtesse d’Elisabeth Schwartzkopf et la Susanna d’Irmgard Seefried, le premier Figaro de Giuseppe Taddei. En 1952, ce fut Georges London qui incarna le Comte. En 1953, Furtwängler dirige là l’œuvre pour la première fois (Paul Schöffler, Elisabeth Schwartzkopf, Irmgard Seefried, Erich Kunz et Hilde Güden). 1957, par sa présence au disque également, marque ma préférence : Karl Böhm y dirige à son meilleurs une équipe qui ne me semble jamais avoir été approchée. Dietrich Fischer-Diskau y campe un Compte brutal face à la sûre Comtesse d’Elisabeth Schwartzkopf ; le couple Figaro-Susanne est interprété par Erich Kunz et Irmgard Seefried et Christa Ludwig marque Cherubino d’une emprunte indélébile. Karajan y revient en 1972 dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, qu’il reprend jusqu’en 1980. Haitink en 1991-1992 offrait la très belle direction qui fit le succès de sa production enregistrée à Glyndebourne. Harnoncourt y dirige une nouvelle production confiée à Luc Bondy en 1995, puis une autre, pour commémorer le deux cent cinquantième anniversaire de la naissance du compositeur, en 2006, dans la fabuleuse mise en scène de Claus Guth, avec le Comte de Bo Skovhus, la Comtesse de Dorothea Röschmann, le couple Figaro-Susanne assez glamour d’Ildebrando d’Arcangelo et Anna Netrebko, le superbe Cherubino de Christine Schäfer. Le DVD en existe, comme des autres Da Ponte de Guth, et ces spectacles prodigieux doivent être vus. Daniel Harding reprendra la même production en 2007 puis 2009, avec Gerald Finley, Dorothea Röschmann, Diana Damrau, Luca Pisaroni et Martina Jankova. Les Wiener Philharmoniker ont,  à quelques exceptions près, toujours été en fosse.
Avec cette histoire, un livret pareil et une telle partition, il suffirait donc de laisser faire, de laisser couler naturellement, telle qu’elles sont écrites la musique et l’action, mais ce n’est évidemment pas si simple, sinon l’on ne pourrait rater une mise en scène de cet opéra ; et pourtant… L’an passé, dans son Don Giovanni, Sven-Eric Bechtolf avait essuyé, le soir de première, quelques sifflets. Sa transposition dans un hôtel de luxe de l’action libertine, à l’issue de laquelle Don Giovanni repart triomphant dans un libertinage gagnant, n’avait pas convaincu tout le monde. Il faut dire également que, les soirs de première, le public du Festival de Salzbourg aime bien siffler un peu, parfois davantage, et que l’on a connu des mises en scène qui le méritaient pleinement. Alors les rares sifflets de ce Don Giovanni de 2014 ne suffisaient pas à provoquer d’inquiétude pour Le Nozze di Figaro de 2015. Qu’on se le dise, le spectacle est prodigieux. Certes, l’on est dans le temps un peu plus proche de nous, l’action étant recadrée dans les années 1920 pour les costumes, même si le décors reste celui d’une gentilhommière, une parfaite demeure comtale, que l’on visite en coupes intelligentes. Le premier acte centre de plain-pied la nouvelle chambre de Figaro et de Susanne, avec à sa gauche le cabinet du Comte Almaviva et, à sa droite, le cabinet de toilette de la Comtesse. Au premier étage, un couloir et la chambre de Suzanne. A l’acte II, l’on se décale sur la droite, le cabinet de toilette de la Comtesse est toujours là, mais nous centrons sur sa chambre et la sortie sur le jardin, par laquelle pourra s’échapper Cherubino. Au III, nous voici dans les communs, à droite le réfectoire pour le personnel, à gauche en dessus la cuisine, en contrebas les celliers, qui servent à couvrir les dessous de l’affaire. Pour l’Acte IV enfin, l’orangerie, dans laquelle tout se noue et se termine sur un banquet fêtant les nouveaux mariés et la réconciliation de leurs patrons comme de leurs parents. L’action trouve ici son prolongement, puisque le public est invité à rester autour de cette table, de laquelle, un à un, les convives se détachent  pour les saluts finals. Une grande réussite qui permettait de montrer tous les ressorts de cette folle journée aux multiples rebondissements. Il y avait dans cette vision de l’œuvre une sorte d’arrière-goût proustien et la transposition colle à l’époque de la Recherche du temps perdu. L’on y retrouve par ailleurs le même milieu nobiliaire attaché à ses oripeaux dégénérés, et les échanges de classes avec une bourgeoisie qui renverse les rôles et des domestiques plus autonomes. Par contre, on y prend, perd aussi longuement, son temps, dans ce qui n’est que la représentation d’un monde qui n’est plus une réalité, depuis longtemps déjà. Alors c'est vrai, longtemps, l'on a pu se coucher de bonne heure. La folle journée de Proust, c’est Sodome et Gomorrhe, qui nous montre l’envers du décors et les vices cachés d’un libertinage qui a tout appris de Sade. Chez Mozart, nul temps de s’alanguir au-delà de ce que requiert le strict respect des unités de temps, de lieu et d’action des règles du théâtre classique. L’action resserrée d’une décennie en une journée montre tout, accélère les enchaînements, ne laisse rien passer, ne permet de rien cacher. Ce Comte-là, dans la vision de Sven-Eric Bechtolf a néanmoins un petit je-ne-sais-quoi d’un Prince de Guermantes, qui se rêverait Baron de Charlus sans pourtant oser déroger.
Le décors ainsi posé, encore fallait-il réunir une équipe capable de soutenir la pièce et c’est chose faite. Luca Pisaroni, qui chante partout Figaro ces dernières années, vient au Comte Almaviva pour la première fois et c’est une réussite majeure. Quel Comte ! Jeune, arrogant, sûr de lui mais point de sa femme, il préfigure le libertinage de Don Giovanni en ne faisant que l’ébaucher, puisque, somme toute, il ne touche guère à Susanne ni à d’autres. C’est un homme qui cherche à se rassurer sur sa capacité de séduction, qu’il souhaite garder longtemps intacte, et c’est là un trait tellement commun. Dans la répartition classique des rôles, s’il peut se permettre de regarder soubrettes et domestiques, il ne laisse bien sûr pas la même liberté à son épouse, qui se voit immédiatement agressée lorsque Cherubino l’approche, même en en restant à de gauches balbutiements adolescents.
Sa Comtesse, qui est alitée pour sa première apparition et sa lamentation, Porgi Amor langoureux, semble déjà ne plus y croire. C’est elle d’ailleurs qui, tout le long de la soirée, montrera des réticences à le retrouver, ne considérant ses gestes de rapprochement puis de tendresse sans doute comme trop superficiels. Elle sera la dernière à rejoindre la table de la fête finale. C’est elle aussi qui accepte de tremper immédiatement dans la conspiration pour tenter de prendre son époux en flagrant délit d’adultère. Annette Fritsch y est moins impériale que d’autres, comme dans sa Donna Anna de l’an passé, que les critiques locales avaient injustement assassinée. Néanmoins, et là encore comme pour sa Donna Anna de l’an passé, elle lui donne une touchante figure féminine, sans doute plus moderne aussi, et sa composition du personnage est d’une grande cohérence. Elle ne fait pas l’action, reste en retrait et laisse la main à son époux et à Susanne dans l’ordonnancement de cette folle journée.
Figaro revenait au solide Adam Plachetka, qui le chante un peu partout avec succès depuis dix ans, de même que Don Giovanni ou Leporello. La carrure, physique comme vocale, en impose, même au Comte et surtout à la Comtesse, à qui il fait accepter sans effort son plan au début de l’Acte II, plan dans lequel il se trouvera également bien pris malgré lui. Bourru face à Susanne, il garde les manières du serviteur et il y a, certes en un peu plus distingué tout de même, du Leporello dans sa tenue. Ses grands airs sont parfaitement maîtrisés et il leur donne une teinte grave, sombre, là encore en se rapprochant d’un Don Giovanni dont il se fait le miroir vocal, cherchant ce soir à garder sa femme là où ailleurs il tenterait avec le même aplomb de forcer celle des autres. Il se promène avec aisance dans cette folle journée dont il est le pivot.
Sa Susanne revenait à la suissesse Martina Jankova, elle aussi rompue aux rôles mozartiens. Elle a chanté à Salzbourg ces dernières années Papagena, Cherubino ou Despina, et débute ce soir en Suzanne. Elle y est moins fraîche que la Comtesse, plus âgée aussi. Elle a moins tendance à la bouderie également, tient sans faille à son Figaro. Elle prend le risque de s’en jouer avec plus de liberté que la Comtesse face à son mari, car elle ne doute pas, ni de lui ne de son amour pour lui. Finalement, dans le complément qu’elle apporte à la Comtesse, elle montre que ce sont les hommes qui sont surtout tournés en ridicule par Mozart et que les femmes tiennent en définitive la maison et, partant, la structure de base de la société.
Margarita Gritskova incarnait un excellent Cherubino, marquant le rôle de son timbre grave, très garçon, elle fixe déjà sérieusement le caractère masculin de cet adolescents aux sens en émoi, plus que d’autres voix féminines qui, c’est aussi le sens du caractère travesti de ce rôle, le maintiennent usuellement dans une androgynie qui se voudrait plus troublante. Pourtant, en marquant une masculinité déjà plus affirmée, elle donne plus de corps à ce rôle en lui ajoutant une once de maturité, prend toute sa place dans la trame de la journée, est plus apte à émouvoir la Comtesse et inquiéter le Comte. A ce jeu, ce Cherubino-là en vient également – et c’est là une touche intéressante de la mise en scène qui complète le tableau, à émouvoir Don Basilio, jeune et excellent Paul Schweinester, qui brûle les planches cette années dans ses débuts successifs à Covent Garden en Brighella (Ariadne auf Naxos de Richard Strauss) ou en Pedrillo, qu’il donne avec Yannick Nézet-Séguin à Baden-Baden. Faire de cette figure masculine de la pièce, la seule (avec le trop secondaire jardinier de Don Curzio), qui ne soit reliée à aucune femme, un rôle homosexuel est intéressant et rajoute un peu de cet esprit proustien que je soulevais plus haut. La mise en scène le fait clairement mais avec finesse, sans en rajouter, ce qui ne fait pas tomber ce maître de musique (et l’on sait la place majeure de la musique dans l’œuvre de Proust) dans le cliché. Le Non so piu du Chérubin n’en prend que plus de profondeur.
Les parents retrouvés de Figaro ont l’âge de leurs rôles respectifs et Anne Murray (qui a débuté ici en 1981 (Annette Fritsch et Margarita Gritskova n’étaient pas encore nées), est une Marcellina d’expérience, même si la voix accuse une certaine usure, compensée par une expérience du jeu et de la scène. Elle est cette mère coupable dont on ne sait pas encore les raisons de l’abandon de son Figaro à peine né. Son Don Bartolo (Carlos Chausson) évolue dans le même registre et il pourrait presque reculer avec elle d’une génération, s’ils ne nous rappelaient pas que l’âge se portait nettement moins bien à la fin du XVIIIème siècle, où l’on était irrémédiablement vieux la quarantaine passée.
Restent un orchestre, le Philharmonique de Vienne, extraordinaire comme toujours dans les fosses slazbourgeoises, et un chef, Dan Ettinger, qui débute ici avec un succès retentissant. Le chef israélien a commencé comme pianiste et remporté également des prix dans des concours internationaux de chant en interprétant notamment le Comte, a dirigé dès 1999 l’Opéra de Tel Aviv, avant d’être, entre 2003 et 2009, l’assistant de Daniel Barenboïm au Staatsoper de Berlin. Il connaît tous les enjeux de la partition et assure également les continuos au pianoforte. Sa direction est vive et fouillée, rafraichissante et d’une grande précision ; elle prend toute sa part dans l’immense réussite de la soirée.
1er août 2015