dimanche 19 novembre 2017

LA SIGNIFIANCE DE LA TRACE


« Le visage se présente dans sa nudité : il n’est pas une forme celant,  - mais, par la même, indiquant – un fond ; ni un phénomène cachant – mais par là même trahissant – une chose en soi. Sinon le visage se confondrait avec un manque qui le présuppose précisément. Si signifier équivalait à indiquer, le visage serait insignifiant ». Ces lignes d’Emmanuel Lévinas (Humanisme de l’autre homme, Le livre de poche, 1972, pages 52 à 63) semblent écrites pour éclairer le visage de Truls Mørk jouant son superbe Domenico Montagnana vénitien, un violoncelle de 1723 avec lequel il fait non pas seulement corps, mais être, conscience de l’exigence d’Autrui.
Dans le Concerto d’Antonín Dvořák, donné avec la Philharmonie tchèque le 25 octobre 2017 au Victoria Hall de Genève, il livre plus que les notes. L’on pourrait dire que la partition se lit sur son visage tant il exprime de choses, au point qu’il faut le voir aussi pour l’entendre complètement. Le violoncelle de Truls Mørk c’est la nudité de son visage, la nudité du visage est celle de son violoncelle, instrument qu’il présente en le mettant devant lui, entre son corps et le public mais qui ne fait qu’un avec son visage, l’un et l’autre signifiant ensemble, l’un pour l’autre, l’un dans l’autre, trahissant la musique en soi.
La présence de Truls Mørk consiste ainsi justement à se dévêtir de la forme qui déjà le manifestait : le visage-violoncelle parle. Lévinas pose que « Dans le concret du monde, le visage est abstrait ou nu. Il est dénudé de sa propre image. Par la nudité du visage, la nudité en soi est seulement possible dans le monde » (pages 51-52). Il y a quelque chose de toujours particulièrement frappant lorsque l’on écoute Truls Mørk sur scène, qui passe par cette nudité du visage, qui ne fait qu’une avec la nudité du violoncelle, des notes qui se dégagent. Le visage du musicien n’est pas une forme celant, il indique un fond. Le violoncelle qu’il joue n’est pas un phénomène cachant mais trahissant une partition, une musique, un chemin de lâme.
Certes, cette nudité en soi est seulement possible dans le monde et la Philharmonie tchèque, qui le met en avant ce soir, n’atteint pas la même signifiance. Initialement annoncée sous la direction de Jiří Bělohlávek, son chef depuis 1990 mais décédé le 31 mai 2017, elle était dirigée par l’un de ses élèves de l’Académie de musique de Prague, Tomáš Netopil. Pourtant, le cancer qui le rongeait ces derniers temps avait sans doute approfondi la nudité, dépouillé les expressions insignifiantes, du visage de ce grand chef. « Le travail du chef d’orchestre est de façonner l’expression pour construire l’architecture », disait-il (Le Monde, Marie-Aude Roux, du 2 juin 2017). « Voilà comment il faut exprimer les émotions contenues dans la musique, auxquelles s’ajoutent les vôtres ainsi que celles des musiciens. Cela ne signifie pas qu’il faut s’arracher les cheveux, crier ou sauter, même si le ‘grand théâtre’ rend a priori les choses plus compréhensibles pour l’auditeur. L’important est le résultat, pas les moyens mis en œuvre pour l’obtenir » répondait-il à ceux qui dénigraient l’apparente équanimité, nous dirions presque insignifiance, de sa direction, au sens donné plus haut de ne pas indiquer de manière visible au public le propos recherché.
Tomáš Netopil a toutes les qualités pour diriger la Philharmonie tchèque dans un programme qui forme le socle de son histoire et de son répertoire, l’identité culturelle de ces musiciens. Il n’atteint pourtant jamais le degré de signifiance exposé par le soliste. Ouvrant le concert par la pièce intitulée Jalousie, ouverture pour l’opéra de Leoš Janáček Jenůfa, dont elle n’a pourtant jamais servi à ouvrir les représentations, il le terminait sur les traditions populaires couvrant les pages de la Huitième Symphonie d’Antonín Dvořák. Très belle, toujours très populaire par son flux de mélodies, Brahms avait pourtant regretté que « trop de choses fragmentaires ou accessoires traînent dans cette pièce » ; « mais quel charmant musicien » concluait-il toutefois du compositeur. Les mêmes commentaires s’attachent parfaitement à la présentation de ce soir sous la direction de Tomáš Netopil.
Par là-même, il expose davantage l’interprétation offerte par Truls Mørk, qui y gagne encore. Dépouillé de sa forme même, le visage-violoncelle est transi dans sa nudité. Il est une misère et la misère ne peut s’accompagner d’autant d’exécutants sur une scène de spectacle, elle s’expose en soliste, sur le devant, offerte, présentée au public par l’orchestre. « La nudité du visage est dénuement et déjà supplication dans la droiture qui me vise », nous écrit Lévinas. Le soliste ne vise pas l’orchestre mais l’humanité dans chacun de nous, présents dans cette salle et qui demeurons frappés de quelque chose que beaucoup sans doute ne mesurent pas suffisamment. Il ne suffit pas dapplaudir à tout rompre à la fin pour avoir compris ce que lon a entendu. Cette présence du visage-violoncelle signifie réellement un commandement, l’ordre irrécusable qui arrête la disponibilité de la conscience. Il faut accepter et tous ne le peuvent cet absolument autre qui bouleverse l’égoïsme du Moi, ce visage, ce son et ces mélodies qui désarçonnent l’intentionnalité qui le vise. C’est l’exigence d’Autrui qui nous expulse de notre repos par une partition sombre et intense, s’exprime dans une fin contemplative qui fit renoncer le créateur pressenti à la création, ce musicien refusant d’accepter que le compositeur ne mît pas plus en avant ses brillantes mais insignifiantes qualités de virtuoses. La manière dont se présente Truls Mørk est au contraire supplication mais cette supplication est une exigence pour celui qui l’écoute s’il veut l’entendre. « L’humilité s’unit à la hauteur » et, si l’orchestre n’atteint pas ce soir la dimension de son soliste, c’est sans doute que, faute d’une humilité suffisante, il ne peut prendre la hauteur nécessaire pour s’unir à lui.
« Et, par là, s’annonce la dimension éthique de la visitation ».
Jamais interprète n’est aussi présent, jamais il ne s’efface autant, pour signifier uniquement la dimension éthique de la visitation d’une musique que l’on n’oublie pas. Ce visage s’impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni l’oublier, je veux dire sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère, d’être conscient de l’exigence d’Autrui. Être Moi signifie alors vraiment ne pouvoir se dérober à la responsabilité, comme si tout l’édifice de la création reposait sur mes épaules, une idée de l’infini qui soit un désir insaisissable.
29 octobre 2017