Les Berliner Philarmoniker avaient l’honneur de conclure le 90ème
Festival de Salzbourg, ce dimanche 29 août 2010, sous la direction de Sir Simon
Rattle. Le programme proposé était à proprement parler passionnant, nous
démontrant avec une beauté stupéfiante que la seconde École de Vienne pouvait
s’inscrire davantage comme une continuation de la musique postromantique que
comme une révolution atonale.
C’est à l’Ouverture de Parsifal, de Richard Wagner, que revenait
d’ouvrir ce concert. Sous-titré Buhnenweihfestspiel,
en quelque sorte festival scénique sacré, le dernier opus wagnérien est une
œuvre qui s’est inscrite au répertoire au point que l’on oublie sans doute trop
à quel point elle représenta une révolution musicale, aussi importante que Tristan und Isolde ou Der Ring des Niebelungen avant elle,
dont découla comme naturellement l’émergence de la seconde École de Vienne. Si
des thèses entières ont été consacrées au fameux premier accord de Tristan, toute l’orchestration de Parsifal vise à créer une sonorité
particulière, globale, ne permettant plus de distinguer les instruments les uns
des autres. La recherche de cette sonorité s’appuyant sur l’acoustique unique
de Bayreuth, où les harmonies de l’ouverture s’élèvent, dans le noir absolu,
des tréfonds d’une fosse couverte rendant invisible l’orchestre et son chef, la
magie est toujours très difficile à recréer ailleurs, qui plus est en situation
de concert et en ouverture non de l’opéra mais d’un programme symphonique.
L’Ouverture ici en effet n’annonce pas l’action – Parsifal est une œuvre d’un statisme confondant où le temps se fait
espace et ne comportant pas à proprement parler d’action – mais créée une
ambiance particulière faite de méditation profonde pour pénétrer ensuite tant
la quête du Chaste fol que la douleur infinie de la blessure d’Amfortas ou
l’impossible fuite en avant rédemptrice de Kundry. Les sonorités de l’Orchestre
sont fabuleuses, à chaque pupitre. Les cordes sont soyeuses, les bois chaleureux,
les cuivres ambrés et les percussions multiples. Rattle réussissait à la
perfection à créer en un quart d’heure durant lequel le temps semblait
totalement suspendu une ambiance, mieux même, un espace dans lequel la suite du
programme pourrait ensuite évoluer. Remarquable.
Ouvrant sur les Vier letzte Lieder de Richard Strauss,
l’enchaînement était particulièrement bien trouvé. Œuvre crépusculaire,
commande de Paul Sacher, créée après la mort du compositeur en 1950 par Wilhelm
Furtwängler et Kirsten Flagstad, ces quatre derniers lieder n’ont pas été
composés comme un cycle. Im Abendot
fut composé le premier, avant Frühling,
Beim Schlafengehen, finalement September. En 1950, ils furent publiés
dans un ordre cherchant à créer un contexte cyclique, le printemps venant
naturellement en premier, avant le pressentiment de la mort à la nuit tombante,
l’automne prenant la troisième place, le cycle se refermant par la dissolution,
l’épanouissement de la conscience humaine dans la nature. Furtwängler et Böhm
adoptaient un ordre plus proche des vœux du compositeur, commençant par Beim Schlafengehen, avant d’enchaîner
avec September, Frühling et de conclure par Im
Abendrot. Notés Allegretto pour Frühling et Andante pour les trois autres, les tempi en sont donc plus allant
que dans la plupart des interprétations qui cherchent par une lenteur que l’on
croit de rigueur à créer une ambiance de chant du cygne. Karita Mattila et
Simon Rattle ont choisi de nous présenter ce soir ces lieder dans l’ordre
suivant : Frühling, September, Beim Schlafengehn et Im
Abendrot. Pour le poète néoromantique Herman Hesse, ce n’est pas tant la
mort qui était représentée dans ces poèmes, mais bien plutôt un domaine
illimité des rêves et de l’imagination dans lesquels l’on peut avoir l’impression
de vivre une vie profonde et multiple. Le timbre de Karita Mattila était
absolument splendide et l’on sentait bien que, pour les avoir chantés souvent
ces dernières années, elle en possédait toutes les nuances les plus subtiles.
L’écrin que lui servait l’orchestre et son chef, attentif, dans l’écoute
mutuelle permanente, lui a permis d’exprimer plus que les mots en s’appuyant
sur l’Ouverture de Parsifal qui
venait de créer pour elle une ambiance lui offrant justement ce domaine
illimité des rêves.
Après l’entracte, le programme
annonçait les pièces pour orchestres de Webern, dans leur version révisée de
1928, opus 6b, puis celles de Schönberg opus 16 et celles de Berg, opus 6.
Prenant la parole, Sir Simon nous a dit vouloir plutôt commencer par Schönberg,
avant de poursuivre par Webern et Berg, souhaitant enchaîner ces œuvres sans
interruption, comme, nous disait-il, s’il s’agissait d’une imaginaire onzième
symphonie de Gustav Mahler. L’idée était séduisante et s’avéra particulièrement
inspirée à l’écoute de ces trois œuvres s’enchaînant naturellement pour former
un premier mouvement d’une quinzaine de minutes avec les cinq pièces de
Schönberg, une sorte de Scherzo d’une ampleur dont Mahler les affectionnait
était formé des six pièces brèves et intenses de Webern, avant que le Finale ne
s’offre aux trois belles pièces de Berg. Cette « symphonie »
prenait ainsi des dimensions habituelles chez Mahler, frisant l’heure de jeu,
dans ce qui fut un programme dense et particulièrement fourni. C’est néanmoins
la richesse d’un orchestre du niveau de celui de Berlin et des idées
constamment renouvelées d’un chef de l’envergure de Rattle que de nous
permettre un tel programme, qui a littéralement enthousiasmé le public entier
du Grosses Festspielhaus.
Les Cinq pièces pour orchestre opus 5, d’Arnold Schönberg, marquent le
début d’une phase de bouleversement dans l’œuvre du compositeur, amorçant
l’abandon de la tonalité sans encore avoir formulé sa « méthode de
composition avec douze sons n’ayant que des rapports réciproques ».
Composées entre mai et août 1909, elles forment l’expression d’une contrainte dictée
par un sentiment formel. Successivement Vorgefühle
– Sehr rasch, Vergangenes – Mässige
Viertel, Akkordfärbungen – Mässige
Viertel également, aux couleurs si belles de l’Orchestre et du chef, Peripetie – Sehr rasch et Das obligate Rezitativ – Bewegte Achtel,
elles composaient ainsi un premier mouvement symphonique d’une grande cohésion
formelle pouvant être perçue comme un tout dans l’optique de cette imaginaire
symphonie. Les Six pièces pour orchestre,
opus 6, d’Anton Webern, datent également de 1909 et sont donc strictement
contemporaines de celles de Schönberg, renforçant encore par là l’idée
formatrice exposée par le chef. Revues en 1928 sous numéro d’opus 6b, c’est
dans cette dernière version qu’elles étaient données ce soir. D’une durée de
cinquante secondes à un peu plus de cinq minutes, elles sont marquées Etwas bewegt, Bewegt, Zart bewegt, Langsam
(marcia funebre) – présence si typique chez Mahler d’une marche funèbre que
l’on retrouve dans toutes ses symphonies – Sehr
langsam et finalement Zart bewegt,
elles présentent des contrastes assez typique d’un scherzo dont elles
remplissaient en quelque sorte l’office ce soir. Ces six pièces, dédiées à
Schönberg, offrent comme paramètre des timbres pris en compte sur le plan
mélodique (Klangfarbenmelodie) et
harmonique. Dans sa recherche de l’inouï, Webern use de tessitures totalement
inhabituelles, faisant appel à un orchestre imposant dans une orchestration qui
reste un modèle de parcimonie. Le climax de ce mouvement scherzando de la symphonie imaginaire était formé par la quatrième
pièce, véritable miracle sonore dont Rattle et les Berliner tiraient mille sources de plaisir. Ces pièces de Webern
sont assurément l’œuvre la plus complexe et la plus inextricable de l’Ecole de
Vienne ! Le Finale revenait aux trois pièces de Berg, le plus long des
trois recueils, prenant ainsi une dimension habituelle des finales mahlériens.
Commençant par un mouvement intitulé Präludium
– Langsam, elles se poursuivent par une pièce centrale marquée Reigen – Anfangs etwas zögernd – Leicht
beschwingt, pour se terminer sur une Marsh
– Mässiges Marshtempo, aussi longue que les deux précédentes réunies. Les
lignes souples, rondes et lisses de Berg offraient à Rattle de quoi exprimer
l’idiome luxuriant et vagabond d’un compositeur par la maîtrise des transitions
les plus fines. Plénitude du son et transparence prennent des couleurs d’une
incroyable richesse sous une telle baguette. Ce fut là un immense concert dont
on ressort complètement ébloui, reconnaissant pour longtemps aux musiciens de
nous avoir offert ainsi un programme d’une rare densité qui plaçait de manière
intelligente et convaincante la seconde Ecole de Vienne dans la continuation
plus que dans la rupture, non seulement de Mahler – source évidente tant
l’admiration de Schönberg, Berg et Webern pour lui était grande – mais
évidemment aussi de Wagner, le véritable révolutionnaire finalement, voire même
de Strauss dans un romantisme jetant ses derniers feux certes, mais quels
feux !
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