« …N’est-ce pas la même
chose ? demanda Paul Pétrovitch.
-
Non, pas du tout. Un nihiliste,
c’est un homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui ne fait d’aucun
principe un article de foi, quelque soit le respect dont ce principe est auréolé.
-
Et l’on s’en trouve bien ?
l’interrompit Paul Pétrovitch ».
Dans Pères et fils, Ivan Tourguéniev présente
la Russie au lendemain de l’abolition de l’esclavage par Alexandre II. Les
pères y sont bienveillants, un peu fatigués, sceptiques, mais convaincus qu’une
bonne dose de libéralisme à l’anglaise résoudra les problèmes d’un pays encore
médiéval. Les fils sont sombres, amers, désespérés avant l’âge haïssant toute
idée de réforme, ne croyant qu’à la négation, au déblaiement, à la destruction
de l’ordre.
La Première
Symphonie de Dimitri Chostakovitch est l’œuvre d’un jeune homme de 17 ans qui
en commence les esquisses à l’été 1923 et qui présentera la partition comme
travail de fin d’études au Conservatoire de Leningrad, où elle sera créée sous
la direction de Nikolaï Malko, le 12 mai 1926. Sa Quinzième Symphonie est
composée entre avril et juillet 1971, au terme de sa vie, sera crée à Moscou
sous la direction de son fils, Maxime, le 8
janvier 1972, Maxime qui émigrera en 1981 vers l’Allemagne de l’ouest
puis les États Unis et ne reviendra en Russie qu’en 1992, après la destruction
de l’ordre soviétique.
Entre les deux, une
vie.
La vie d’un
compositeur qui connut très tôt le succès puisque sa première symphonie n’est,
de loin, pas restée une œuvre scolaire, mais a été immédiatement reprise
partout dans le monde. Après la création triomphale, des chefs de premier plan,
dont Bruno Walter, Léopold Stokowski ou Arturo Toscanini la reprirent et le
compositeur viennois Alban Berg écrivit une lettre de félicitation à son cadet. Si cette première symphonie doit beaucoup au classicisme d’un Tchaïkovski ou d’un Scriabine, Chostakovitch a néanmoins su immédiatement se démarquer de l’influence directe de ses deux contemporains les plus imposants, Stravinski et Prokofiev.
La vie d’un
compositeur dont l’art s’est vite et longtemps trouvé contraint par les règles
imbéciles d’une censure tatillonne et dont la création couvre une période qui
va de la mort de Lénine à l’ère Brejnev et passe donc au travers des affres de
la dictature stalinienne des années 1930, des horreurs de la guerre et des
évolutions politiques qui suivirent la mort de Staline, entre détente aux temps
de Khrouchtchev et retour à des formes d’oppression avec Brejnev.
La vie d’œuvres
majeures du XXème siècle dans tous les genres mais dont les
symphonies disent à elles seules les grandes étapes : la Quatrième, dont
le compositeur dut renoncer à la création, en 1936, du fait du scandale créé
par le pouvoir autour du succès de son opéra Lady McBeth du district de Mzensk ; la Cinquième, qu’il dut
présenter comme « l’humble réponse d’un compositeur soviétique à de justes
critiques », pour en assurer la création en 1937 ; les symphonies de
guerre, surtout la Septième, liée aux neuf cents jours du siège de Leningrad
par l’armée allemande, créée en 1942, pendant le siège ; la Neuvième, qui
prend résolument et avec beaucoup d’humour le contrepied de ce qui était
attendu pour célébrer la victoire de 1945 ; la Dixième, composée à la mort
de Staline et créée avec un succès tel en octobre 1953 qu’elle fut qualifiée de
seconde mort du dictateur ; la Treizième, titrée « Babi Yar », rappelant
le grand massacre mené par les Einsatzgruppen nazis en URSS, mais
écrite sur des poèmes de Evgueni Alexandrovitch Evtouchenko, auteur
emblématique de la génération du dégel (décédé en avril 2017), créée en
1962, moins de deux avant la chute de Khrouchtchev et la fin du dégel ; la
Quatorzième enfin, sur des poèmes de Baudelaire, Apollinaire, Garcia Lorca et Rilke,
dédiée au compositeur britannique Benjamin Britten et créée le 29 septembre
1969.
Durant les
cinquante années qui séparent les deux symphonies données le 31 août 2017 à Lucerne par le Philharmonique de Berlin et Sir Simon Rattle, la vie d’un
homme qui ne s’est jamais incliné qu’en apparence devant l’autorité, mais qui a
su faire passer sa création en abusant la censure pour continuer de s’exprimer,
un homme qui n’a jamais fait d’aucun principe soviétique en matière de culture
un article de foi, qui a sans doute dédaigné les critiques politiques présentant
sa musique comme relevant d’un formalisme petit-bourgeois indigne du grand
projet révolutionnaire soviétique. Un homme qui finit fatigué et sans aucun
doute sceptique mais convaincu que la détente qui apportait une bonne dose de
libéralisme dans l’art lui permettait à nouveau de s’exprimer pleinement.
La Première
symphonie, opus 10, est également tôt présente au programme du Festival de
Lucerne, puisque on l’y entend dès 1946, sous la direction de Sir Malcolm
Sargent, pour la dernière fois en 2014, par le Concertgebouw d’Amsterdam sous
la direction de Mariss Jansons. La Quinzième, opus 141, vient au programme la
première fois en 1998, sous la direction de Charles Dutoit, la dernière fois en
2009 sous celle de Bernard Haitink.
Sir Simon Rattle
fréquente Chostakovitch avec bonheur depuis de longues années et a notamment
donné à Berlin des interprétations marquantes des Quatrième, Dixième ou
Quatorzième Symphonies, en plus des deux qui forment le programme de ce soir. Il
parcourt avec aisance tant la fougue du jeune compositeur que l’écriture
décantée des dernières lignes d’une vie. Son interprétation des pages de
jeunesse de la Première symphonie est d’une grande fraîcheur et il capture à la
perfection les différents caractères des quatre mouvements. L’ouverture de l’œuvre à la trompette et au basson fait irrémédiablement penser à deux personnes qui parlent à voix basse et cette notion de dialogue se maintient dans toute la symphonie. Elle deviendra vite le seule manière de s’exprimer durant la terreur. Le piano, intégré à
l’orchestre et qui est surtout sollicité dans le deuxième mouvement, Allegro, donne une identité particulière
à cette œuvre. Avec le Lento-Largo
qui suit et attaque sans interruption le Finale découpé d’un Lento entre deux Allegro molto, Chostakovitch offre une ouverture contrastée sur
l’avenir. Chostakovitch avait suggéré que la symphonie pourrait se jouer en vingt-deux minutes, soit dix bonnes de moins qu’elle ne l’est en général ; il ajoutait que plus c’est rapide, mieux c’est! L’on se trouve déjà sur le fil du rasoir, entre un caractère
pathétique et une forme de détachement ironique, qui ne quittera jamais le
compositeur.
Dans la Quinzième
Symphonie, les références au grand répertoire, du dernier opéra de Rossini, Guillaume Tell, à Die Walküre ou Tristan und
Isolde de Wagner, nous disent le pied de nez à l’autorité mais aussi la
négation et la destruction de l’ordre des dieux ou le dépouillement de la mort
des amants. Rattle offre une interprétation d’anthologie qui déblaie toute
approche politique de ces pages pour les inscrire résolument dans le grand
répertoire symphonique. De construction de type iambique, son centre contextuel se trouve dans le dernier mouvement. Chostakovitch y reprend le modèle de sa première symphonie mais avec une liberté artistique incomparable, dans un dernier sursaut d’un cycle charismatique. Comme l’écrit Leonid Kagel dans l’essai qui accompagne la parution du même programme par l’Orchestre du Mariinski sous la direction de Valery Gergiev, Chostakovitch « se retire tranquillement, sans solliciter la compassion, sans rendre de comptes. Il nous fausse compagnie, c’est tout ». Il ajoute: « Il reste cependant très présent. Si les symphonies 1 et 15 constituent pour nous une telle source d’enrichissement, c’est parce que leur essence et leur esprit se perpétuent et se renouvellent. L’image de la boucle qui se referme, aussi séduisante fût-elle, dessert la comparaison (...). La boucle de la véritable créativité ne se referme jamais elle-même, car les générations à venir peuvent s’y ressourcer au même titre que les contemporains ».
Certes, aucune de
ces deux œuvres n’est réellement teintée politiquement, comme peuvent l’être
les autres symphonies du compositeur et Rattle vient justement de ce
libéralisme à l’anglaise qui pouvait rendre les pères russes du début du XIXème
siècle bienveillants. Il pénètre profondément chaque mesure pour donner à
entendre ce que l’on pourrait qualifier d’unité narrative, au plan d’une
éthique musicale, de la vie de Chostakovitch. Une action ou un événement ne
peut devenir intelligible qu’en trouvant sa place dans un contexte,
c’est-à-dire un récit et la notion d’unité de vie chez Alasdair MacIntyre rend
compte du telos, du but de la vie et
du bien interne recherché dans cette vie. L’unité de la vie humaine de
Chostakovitch, c’est l’unité d’une quête narrative, ce qui suppose une certaine
conception du bien pour l’homme mais aussi intégrité et persévérance, qui nous
soutiennent au sein de nos héritages historiques et culturels. En donnant la
première et la dernière symphonie de Chostakovitch avec la rigueur de l’analyse
et la profondeur de la musicalité qui le caractérisent, Rattle rend
intelligible l’unité narrative de la vie du compositeur, en la plaçant au plan
éthique qui lui convient, c’est-à-dire exclusivement musical. Maintenant que
l’on se trouve presque trente ans après la fin de l’URSS, de nouvelles
générations d’artistes, nés sans avoir connu ni la Révolution de 1917, ni le
nazisme, la guerre ou le stalinisme, ni même l’URSS, qui ne voient au mieux ces
éléments que sous un angle historique, peuvent se consacrer à la musique et
offrir de Chostakovitch une approche qui dépasse les sombres amertumes
désespérées des fils. C’est lorsqu’il n’en reste que la musique que ces pages
sont les plus belles.
1er
septembre 2017.
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