Au poète et dramaturge Hugo von
Hoffmanstahl, qui lui posait cette question dans une lettre de 1906, « Quelles nouvelles de vous et d’Elektra ? », Richard Strauss répondit
« J’ai toujours la plus grande envie
d’Elektra… ». Elektra est sans nul doute l’un des
opéra les plus denses et les plus puissants du répertoire. L’ayant découvert
sur la scène de la Place Neuve dans la production de 1987 et 1989, je me
souviens encore d’y avoir entendue Léonie Rysanek ou Helga Dernesch, dans une
mise en scène d’Andrei Serban et sous la direction de Horst Stein qui m’avait
marqué. En clôture du Festival de Salzbourg cet été, c’est Waltraud Meier et
Irène Theorin sous la direction de Daniele Gatti et dans la mise en scène de
Nikolaus Lehnhoff, qui rendirent une grande Elektra.
Alors, comme Richard Strauss j’avais toujours une grande envie d’Elektra.
C’est néanmoins à une production
sans puissance que j’ai assisté au Grand Théâtre de Genève pour l’avant-dernière
représentation de l’œuvre. La mise en scène était de Christof Nel et
représentait un immense palais cubique tournant sur lui-même. Toute l’action de
l’œuvre se passe hors du palais royal, Elektra refusant d’y entrer depuis
l’assassinat de son père Agamemnon par sa mère, Klytämnestra et son amant,
Aegisth. Cet immense cube tournant, sensé nous laisser à la porte du Palais ne
faisait en fait qu’écraser tout le volume scénique par un dispositif vide
inutile à l’action. Ce choix ôtait toute profondeur à la mise en scène et
empêchait réellement l’action de se développer, la contraignant dans des
espaces trop étroits et sans perspective.
Le programme de la soirée citait,
entre autres essais, l’ouvrage L’opéra ou
la défaite des femmes, de Catherine Clément, dans un extrait sous le titre
« Avec elle commence la défaite
historique de la féminité ». Ce fut le cas ce soir, bien que les
femmes occupent une place considérable dans cette œuvre. Le rôle d’Elektra
était tenu par Jeanne-Michèle Charbonnet, que nous avions entendue précédemment
à Genève en Isolde. D’une forte présence vocale et scénique, la mise en scène
ne lui réservait cependant qu’une place trop lisse, la vêtant d’une robe trop
propre pour une femme qui vit dans la poussière de la cour du palais. La voix
puissante accuse déjà quelques usures précoces à ne chanter que des rôles aussi
lourds. Ecrasée par le décor du palais, elle ne parvenait jamais à prendre
toute sa dimension tragique. Klytemnästra revenait à Eva Marton, qui chanta
longtemps Elektra et d’autres grands rôles wagnériens à une époque encore
récente où l’on peinait particulièrement à distribuer ce genre de rôles. Entendue
la première fois à Genève dans Die Frau
ohne Schatten en 1977-1978 ou en Brünhilde dix ans plus tard, c’est une
cantatrice en fin de carrière. S’il lui reste de bonnes qualités vocales lui
permettant de tenir un rôle puissant certes, mais somme toute particulièrement
bref, son interprétation manquait de majesté et de puissance dramatique. Il y
avait pourtant de quoi faire avec ce rôle. Si elle a effectivement assassiné
son époux, rappelons que c’était tout de même pour venger le sacrifice que
celui-ci fit de leur fille, Iphigénie, avant de partir pour la Guerre de Troie.
C’est donc une mère, une femme, une épouse, une reine dévorée par des
cauchemars qui la privent de sommeil mais qui garde une profonde majesté, une
certaine grandeur. C’est une femme à bout qui cherche à retrouver ses nuits et
est prête à tous les sacrifices aux dieux pour y parvenir. Trop lisse, trop
sage, trop limitée vocalement aussi par l’usure des ans, accoutrée d’une trop
simple robe bleue qui évoquait plus un salon parisien des années folles qu’une
parure royale, ce rôle ne donnait rien. La Chrysothémis d’Erika Sunnegardh
était sans doute la plus belle vocalement des trois mais son engagement collait
mal avec le rôle de petite fille sage, vêtue d’une jolie robe blanche, que lui
assignait à tort la mise en scène. Traduire l’aspiration à la maternité en lui
mettant une poupée dans les bras est trop facile, car elle exprime clairement son
désir de vivre une vie de femme, d’épouse et de mère en des termes qui ne sont
pas les projections d’une enfant vers un futur idéalisé mais les aspirations
contrariées d’une femme adulte par un destin trop lourd pour elle et auquel
elle ne s’identifie pas.
Dans ce naufrage féminin, les
hommes ne sortaient pas du lot. L’Orest trop rêche, sans profondeur, sans
grandeur, d’Egils Silins manquait totalement à rendre la complexité de ce
destin, condamné par la volonté des dieux à perpétuer par un ultime sacrilège
la vengeance des sacrilèges passés. C’est tout de même un homme qui vient, par
le meurtre de sa mère, réparer l’assassinat de son père par sa mère, qui
répondait lui-même à l’immolation de sa sœur par son père ! Orest est un
instrument du destin et sa grandeur est d’en percevoir toute la dimension
tragique sans issue, de savoir qu’il ne restaure rien en vengeant le meurtre
par le meurtre, mais en n’étant pas maître de s’y opposer. Sa fermeté est celle
des dieux, pas la sienne, et il y a une complexité de sentiments à exploiter
lorsqu’il se trouve face à sa sœur Elektra ou à sa mère au moment d’accomplir
son acte. Ce ne sont pas les cris amplifiés provenant du cube palatial tournant
sur lui-même qui pouvaient lui donner réellement corps. Quant à Aegisth, Jan
Vacik manquait de cet histrionisme triomphant qui doit être lancé avec grande
forfanterie pour incarner cette courte apparition qui conclut le drame sur une
note grotesque.
A la tête de l’OSR, Stephan
Soltesz était capable de beaux élans comme de brusques chutes de tension. L’on
sait que Strauss, en dirigeant personnellement une production de l’œuvre, avait
dit aux musiciens : « Ne jouez
pas trop fort ce soir, l’œuvre fera bien assez de bruit par elle-même » !
Le chef nous donnait l’impression de ne jamais avoir osé jouer trop fort. Il
manquait de la puissance à sa direction, de la densité, de la vision du drame.
A trop vouloir retenir l’orchestre de peur qu’il ne couvre totalement les
chanteurs, l’on perd ce qui fait la force de cette partition, cette gigantesque
claque orchestrale qui gifle l’auditeur. C’est sans doute la limite du chef que
de ne pas avoir trouvé que le volume sonore de l’orchestre n’était pas le seul
paramètre de sa puissance.
L’on n’a finalement pas osé Elektra et c’est décevant. L’on en sort distrait alors que l’on n’aurait
pas dû s’en relever.
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