Pelléas et Mélisande de Debussy, dans la suite qu’en a tirée Erich Leinsdorf, et
la Sixième symphonie de Gustav Mahler, associés dans un même programme des
Wiener Philharmoniker dirigés par Daniel Harding, le 10 septembre 2017 à
Lucerne. Le symbolisme de Maeterlinck peut a priori sembler assez éloigné des
colossaux élans mahlériens. Pourtant, les œuvres sont quasiment contemporaines.
Debussy travaille dix ans à son unique opéra, de 1892 à 1902, Mahler deux ans à
sa symphonie, entre 1903 et 1905 et la révisera en 1906. Les deux compositeurs
sont passés maîtres dans la recherche des couleurs du monde. Ils composent tous
deux la fin de leur temps.
Lorsque Debussy vint
à Vienne durant l’hiver 1910, Mahler donnait à New York les concerts de la
saison philharmonique ; il y avait déjà donné les Nocturnes et le Prélude à
l’après-midi d’un faune en février 1910 et y dirigera encore Iberia, le 3 janvier 1911. De son côté,
Debussy avait assisté à la première audition en France que Mahler donnait en la
dirigeant de sa Deuxième Symphonie, en avril 1910, au Trocadéro. Encore
n’était-il pas resté jusqu’au bout. Toutefois, si Mahler programmait et
dirigeait Debussy, celui-ci semble ne jamais avoir porté à son collègue la même
estime. Deux compositeurs en somme qui s’évitent et se repoussent, un dîner
chez Gabriel Pierné qui cherchait à les rapprocher, une boutade de Debussy à la
Comtesse Greffulhe, bref, rien qui ne les puisse associer réellement. Et
pourtant…
Dans Pelléas et Mélisande, Debussy écrit un
opéra qui refuse le chant ; dans sa Sixième Symphonie, Mahler refuse le
monde.
Les quatre mouvements
que retient Erich Leinsdorf dans sa suite, successivement Une forêt, Une fontaine dans
le parc, Les souterrains du château –
Un appartement dans le château et Une
chambre dans le château, sonnent ainsi bien trop figuratifs, n’était la
musique qui seule en subsiste, échappe au besoin de dire, de décrire.
Mahler compose sa
Sixième Symphonie juste après avoir terminé son cycle des Kindertotenlieder, ces chants des enfants morts. Il abandonne le
dire également.
Golaud à son frère et
à sa femme : « Vous êtes des
enfants, des enfants », tous deux mourront de son fait à l’issue du
quatrième acte. Dans ses Lieder, Mahler commence par Nun will die Sonn’ so hell aufgehn, le soleil va maintenant se
lever à nouveau. Il enchaine avec Nun
seh’ ich wohl warum so dunkle Flammen, enfin je comprends pourquoi de si
sombres flammes jaillissent de vos yeux. Ces yeux dont Golaud pourrait
dire : « Je les ai vu à
l’œuvre, fermez les, fermez les ou je vais les fermer pour longtemps ».
Wenn dein Mutterlein fait étrangement
écho à l’appellation de petite mère donnée à Mélisande par Golaud et son fils,
le petit Yniold. Oft denk’ ich, sie sind
nur ausgegangen, souvent je pense qu’ils sont simplement sortis, rejette
l’idée de la mort comme tentera Golaud de rejeter celles qu’il a provoquées.
Enfin, In diesem Wetter, in diesem Braus,
par ce temps, dans cette tourmente, égare les âmes et c’est sans doute en de
tels états qu’errera celle de Golaud.
Dans sa Sixième
symphonie, Mahler opère un tournant décisif. On a parlé d’un adieu définitif au
monde enchanté du Knaben Wunderhorn. Les
cuivres notamment mais plus largement les instruments de l’orchestre d’harmonie
n’y sont plus employés dans une dimension militaire. Il n y a plus de véritables
signaux ni de fanfare et, si le Scherzo est à trois temps, il n’a rien d’une
danse. Les marches mêmes prennent une allure abstraite : vers un certain
symbolisme debussyste ?
La Sixième, selon
l’analyse de Sponheuer, c’est l’impossibilité d’une consolation dans les
conditions existantes, l’impossibilité de la consolation de Golaud en somme.
L’intention critique de la percée (Durchbruch)
n’est pourtant pas abandonnée et c’est là que se trouve toute la vérité, qui
est celle d’un espoir utopique en un monde vraiment réussi. « Ce qui est
abandonné est sa réalisation musicale, qui la fausse et la fait devenir
mensongère car elle exige que l’accomplissement de cet espoir soit déjà
puissant au sein même de l’œuvre, lorsque l’état de la société actuelle
continue de l’interdire » (cité par Henry-Louis de La Grange, Gustav Mahler,
t. II, Fayard 1983, p. 1161). L’on trouve donc en ces lieux des temps d’une
intense négativité, sans que le moindre espoir ne puisse s’incarner. Dans les
termes d’Adorno : « L’élan vital s’avère n’être autre que la maladie
mortelle dont parle Kiekegaard » (Theodor W. Adorno, Ecrits musicaux II, Quasi una Fantasia, Gallimard, 1982, p.
104). Golaud semble errer dans les pages de Mahler, sixième acte de l’opéra de
Debussy.
Pour quiconque dirige
cette symphonie, la question de l’ordre des deux mouvements centraux se pose.
Convient-il de jouer l’Andante avant ou après le Scherzo ? Convient-il de
jouer le Scherzo avant ou après l’Andante
? Ces deux questions sont-elles les
mêmes ? Mahler a changé trois fois d’opinion à ce sujet mais a dirigé pour
la dernière fois l’œuvre à Vienne en plaçant le Scherzo en deuxième position. Les
enregistrements de l’œuvre présentent tel ou tel ordre, au gré des chefs et
certains, Riccardo Chailly par exemple, ont varié dans leurs choix. Le Scherzo
entretien des liens tant avec le premier mouvement qu’avec le Finale. La seule
position définitive nous semble devoir être celle de Henry-Louis de La
Grange : « Toutefois, étant donné que lui-même a changé d’avis à
trois reprises et que du point de vue musical, des arguments aussi solides et
aussi convaincants peuvent être avancés en faveur d’un ordre ou d’un autre, on
peut admettre aujourd’hui qu’un chef veuille rester fidèle à la seconde version
si, par conviction profonde, il estime ainsi mieux servir l’œuvre » (ibid. p. 1157).
Daniel Harding place
l’Andante moderato en deuxième position, restant fidèle à la seconde version
de la partition, au concert de ce soir comme dans son magnifique enregistrement
récent de l’œuvre avec le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks. Les pages de l’Andante moderato venant
ainsi plus tôt, elles offrent au chef la réalisation de ce que l’on peut
percevoir comme son projet et une grande tenue de l’ensemble. Cette baguette
inspirée contraint tous les excès de la partition, tous les excès d’un monde
qui se délite, d’une course à l’abîme qui se fait ainsi plus sereine, plus
contemplatives aussi. Le caractère excessif
de l’ensemble, sa longueur, ses violences et son pessimisme fondamental sont
contenus. Les courbes des humeurs et des atmosphères sont symétriques,
ascendantes, de l’ombre à la lumière, dans le premier mouvement, descendantes,
dans un abîme de pessimisme, dans le Finale. L’andante en deuxième position
permet de monter encore un peu plus loin, sur une forme d’inertie de l’espoir.
Le Scherzo en troisième position permet une anticipation de la chute, la rend
moins vertigineuse et l’issue moins brutale. Il y a dans la tempérance apportée
par Daniel Harding à ces pages – comme dans ses interprétations de la Cinquième
Symphonie ces deux dernières années par exemple, un certain flegme face aux
assauts inéluctables de la vie. L’on y trouve surtout une grande musicalité et il nous
offre l’espace nécessaire à l’apprécier pleinement. Serait-ce ainsi que l’on se
griserait des beautés du monde ? Le concert programmé un dimanche de
septembre froid et pluvieux à 17h00, m’offrait même la possibilité, quittant
Lucerne, de passer le long du Lac de Sempach au moment où le soleil couchant à
travers les nuages gris donnait à la surface de ces eaux un éclat argenté qui
faisait penser au lac dont on n’aurait pas trouvé le fond.
Lorsque Mahler composait
les pages du Finale dans le calme de Maiernigg, il avait demandé à sa femme
Alma de lui ramener de Vienne les esquisses des précédents mouvements. Dans ses
excursions à Toblach et Misurina, face aux Drei Zinnen des Dolomites, il
trouvait l’inspiration de son gigantesque Finale. La présence d’Alma à ses côtés
dans ces phases créatrices, le fait qu’aussitôt fermée la dernière mesure de la
partition il coure la chercher pour lui jouer l’œuvre complète, rien que pour
elle, l’œuvre entière, nous laisse penser qu’il la regardait sans doute avec
les yeux de Pelléas. Écouter la direction de Daniel Harding, c’est entrevoir Alma
à l’écoute, dans un tel paysage : elle était là, insouciante peut-être,
mais avec l’air étrange et égaré de quelqu’un qui attendrait toujours un grand
malheur, au soleil, dans un beau jardin.
17 septembre 2017.
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