dimanche 19 avril 2015

RADU LUPU DANS LES BRUMES


Le pianiste roumain Radu Lupu était en récital à Genève, où il n’était plus revenu depuis cinq ans, dans la série des Grands interprètes, le 11 mai 2010. Avec l’âge, Lupu cultive les visions intérieures pour rester ce barbu secret et introverti qui se soucie sans doute moins que jamais de l’adhésion du public à son jeu fait de plus en plus de retenue, de caresses parfois à peine audibles, d’un toucher exceptionnel qui peut varier toutes les couleurs et tous les effets. A 64 ans, Lupu demeure l’un des plus grands pianistes en exercice et son art offre toujours de grands moments d’émotion à ceux qui savent l’écouter. Il est capable d’exprimer ses mélodies intérieures, qui sont de celles dans lesquelles Schumann finit par se perdre. Schumann était d’ailleurs au programme, annoncé dans ses opus 17, la Fantaisie en ut majeur, et 18, l’Arabesque, également en ut majeur et nous nous réjouissions de l’entendre. Las, l’artiste changeait son programme au profit du dernier Schubert, celui de la Sonate pour piano D959, en la majeur.
Demeurait du programme initialement annoncé la première partie, celle consacrée à V Mlhách (Dans les brumes), de Leos Janacek et à la fameuse vingt-troisième sonate de Ludwig van Beethoven, en fa mineur, op. 57, dite Appassionata.
L’œuvre pour piano de Janacek est trop rarement donnée pour ne pas saluer particulièrement sa présence à l’affiche ce soir, surtout sous les doigts de Lupu. Ces quatre pièces, successivement Andante, Molto adagio, Andantino et Presto ont été composées en 1912 et s’affirment comme l’expression d’une sensibilité introvertie formant une œuvre inclassable, n’obéissant à aucun modèle, sans pour autant être révolutionnaire, au sens où pouvaient l’être à l’époque les créations d’autres compositeurs. L’Andante initial offre une mélodie qui se stabilise après une évolution tonale des plus subtiles, qui mène le léger frisson qui parcourt le clavier dans l’aigu vers une mélodie folklorique au caractère presque incantatoire qui demeure un accompagnement n’entrant jamais dans le moule de la mélodie. Le Molto adagio est entrecoupé de silences rompant une mélodie confiée aux voies intérieures de la main droite, qui se désolidarise du tempo initial et dans laquelle Lupu excellait particulièrement ce soir, nimbant réellement de brumes un jeu subtil et appliquant à la lettre la profonde lenteur du molto adagio. Il y a dans ces deux premières pièces à l’ambitus très restreint quelque chose de poignant que Lupu nous rendait avec poésie. L’Andantino offre une mélodie contrastée, déjà marqué, comme en introduction avec la sonate qui suivra, dolente, appassionato, en rupture complète avec le début. Le mouvement final est une sorte de rhapsodie où bondit la main gauche dans une sorte d’improvisation d’une grande spontanéité que Lupu excellait à rendre ce soir.
L’Appassionata est sans doute l’une des œuvres pour piano les plus connues et les plus jouées, de celles où l’auditeur attend toujours quelque chose de précis et où la marge d’interprétation du pianiste est fort mince, le public étant davantage prompt à critiquer toute trahison là où l’artiste voudrait personnaliser l’interprétation. Faut-il le dire, cette sonate semblait ce soir compassée, retenue certes dans le style que Lupu affecte de plus en plus avec l’âge, mais qui donnait des impressions de faiblesse. Le piano ne semblait pas parfaitement réglé, mais cette manière de lécher quelques notes sans les toucher, les rendant inaudible au spectateur dans la salle donnait l’impression d’une partition incomplète. De nombreuses fausses notes, essentiellement dans le mouvement initial, Allegro assai nous montrait un pianiste qui n’était manifestement pas à son meilleur niveau techniquement et qui prit sérieusement de la marge en élargissant les tempi, les variant à l’extrême, jouant sur des contrastes constants parfois noyés sous une main gauche prenant le dessus avec beaucoup de pédale, esquivant les principales difficultés de l’œuvre. Malgré toutes ces faiblesses, qui donnaient à cette exécution quelque chose d’insolite, il demeurait une intériorité forte, une présence réelle et des choix qui, s’ils ne m’ont pas convaincus et laissés franchement circonspects à l’entracte, auraient mérité une seconde écoute immédiate, pour comprendre. Frustration du concert qui n’autorise qu’une audition sur le vif, immédiate et sans recul.
Schubert après l’entracte était superbe, de ceux que Lupu affectionne tout particulièrement et dans lesquels il peut parler en toute intimité. Les tempi sont globalement lents et retenus, les notes parfois à peine effleurées sont comme souvent sous ces doigts, difficilement audibles dans une salle de concert, mais il y a dans ce Schubert là un souffle qui pousse le public à retenir le sien au profit d’une écoute soutenue où l’on perçoit finalement tout ce qui ne peut être entendu. J’aime cette approche de Schubert, qui me parle particulièrement et dont les moires bercent mon âme d’une forme de sérénité. Cette délicatesse du chant se développait particulièrement dans le deuxième mouvement Andantino, offrant dans toute l’œuvre des couleurs délicates plus impressionnistes que romantiques pour finir sur un Allegretto rajeuni, presque espiègle en somme, loin de nous montrer l’œuvre quasi dernière d’un jeune homme sur le point de mourir.
Le bis, rare chez Lupu, permettait de finir par là où nous avions commencé, dans les brumes impressionnistes descendant de la mer du Nord, de Hambourg à Vienne, qui nimbaient cet Intermezzo de l’opus 118 N°2 de Brahms d’une délicatesse profonde pour en faire, avec un toucher miraculeux, le point d’orgue d’un concert où seule l’Appassionata de Beethoven n’avait peut-être pas sa place et sonnait a posteriori comme une erreur de programmation.
13 mai 2010

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