Le pianiste roumain Radu Lupu était en récital à
Genève, où il n’était plus revenu depuis cinq ans, dans la série des Grands
interprètes, le 11 mai 2010. Avec l’âge, Lupu cultive les visions intérieures
pour rester ce barbu secret et introverti qui se soucie sans doute moins que
jamais de l’adhésion du public à son jeu fait de plus en plus de retenue, de
caresses parfois à peine audibles, d’un toucher exceptionnel qui peut varier
toutes les couleurs et tous les effets. A 64 ans, Lupu demeure l’un des plus
grands pianistes en exercice et son art offre toujours de grands moments
d’émotion à ceux qui savent l’écouter. Il est capable d’exprimer ses mélodies
intérieures, qui sont de celles dans lesquelles Schumann finit par se perdre.
Schumann était d’ailleurs au programme, annoncé dans ses opus 17, la Fantaisie en ut majeur, et 18, l’Arabesque,
également en ut majeur et nous nous réjouissions de l’entendre. Las, l’artiste
changeait son programme au profit du dernier Schubert, celui de la Sonate pour
piano D959, en la majeur.
Demeurait du programme initialement annoncé la
première partie, celle consacrée à V
Mlhách (Dans les brumes), de Leos Janacek et à la fameuse vingt-troisième
sonate de Ludwig van Beethoven, en fa mineur, op. 57, dite Appassionata.
L’œuvre pour piano de Janacek est trop rarement donnée
pour ne pas saluer particulièrement sa présence à l’affiche ce soir, surtout
sous les doigts de Lupu. Ces quatre pièces, successivement Andante, Molto adagio, Andantino et Presto ont été composées en 1912 et s’affirment comme l’expression
d’une sensibilité introvertie formant une œuvre inclassable, n’obéissant à
aucun modèle, sans pour autant être révolutionnaire, au sens où pouvaient
l’être à l’époque les créations d’autres compositeurs. L’Andante initial offre une mélodie qui se stabilise après une
évolution tonale des plus subtiles, qui mène le léger frisson qui parcourt le
clavier dans l’aigu vers une mélodie folklorique au caractère presque
incantatoire qui demeure un accompagnement n’entrant jamais dans le moule de la
mélodie. Le Molto adagio est
entrecoupé de silences rompant une mélodie confiée aux voies intérieures de la
main droite, qui se désolidarise du tempo initial et dans laquelle Lupu
excellait particulièrement ce soir, nimbant réellement de brumes un jeu subtil
et appliquant à la lettre la profonde lenteur du molto adagio. Il y a dans ces deux premières pièces à l’ambitus
très restreint quelque chose de poignant que Lupu nous rendait avec poésie. L’Andantino offre une mélodie contrastée,
déjà marqué, comme en introduction avec la sonate qui suivra, dolente, appassionato, en rupture
complète avec le début. Le mouvement final est une sorte de rhapsodie où bondit
la main gauche dans une sorte d’improvisation d’une grande spontanéité que Lupu
excellait à rendre ce soir.
L’Appassionata
est sans doute l’une des œuvres pour piano les plus connues et les plus jouées,
de celles où l’auditeur attend toujours quelque chose de précis et où la marge
d’interprétation du pianiste est fort mince, le public étant davantage prompt à
critiquer toute trahison là où l’artiste voudrait personnaliser
l’interprétation. Faut-il le dire, cette sonate semblait ce soir compassée,
retenue certes dans le style que Lupu affecte de plus en plus avec l’âge, mais
qui donnait des impressions de faiblesse. Le piano ne semblait pas parfaitement
réglé, mais cette manière de lécher quelques notes sans les toucher, les
rendant inaudible au spectateur dans la salle donnait l’impression d’une
partition incomplète. De nombreuses fausses notes, essentiellement dans le
mouvement initial, Allegro assai nous
montrait un pianiste qui n’était manifestement pas à son meilleur niveau techniquement
et qui prit sérieusement de la marge en élargissant les tempi, les variant à
l’extrême, jouant sur des contrastes constants parfois noyés sous une main
gauche prenant le dessus avec beaucoup de pédale, esquivant les principales
difficultés de l’œuvre. Malgré toutes ces faiblesses, qui donnaient à cette
exécution quelque chose d’insolite, il demeurait une intériorité forte, une
présence réelle et des choix qui, s’ils ne m’ont pas convaincus et laissés
franchement circonspects à l’entracte, auraient mérité une seconde écoute
immédiate, pour comprendre. Frustration du concert qui n’autorise qu’une
audition sur le vif, immédiate et sans recul.
Schubert après l’entracte était superbe, de ceux que
Lupu affectionne tout particulièrement et dans lesquels il peut parler en toute
intimité. Les tempi sont globalement lents et retenus, les notes parfois à
peine effleurées sont comme souvent sous ces doigts, difficilement audibles
dans une salle de concert, mais il y a dans ce Schubert là un souffle qui
pousse le public à retenir le sien au profit d’une écoute soutenue où l’on
perçoit finalement tout ce qui ne peut être entendu. J’aime cette approche de
Schubert, qui me parle particulièrement et dont les moires bercent mon âme
d’une forme de sérénité. Cette délicatesse du chant se développait
particulièrement dans le deuxième mouvement Andantino,
offrant dans toute l’œuvre des couleurs délicates plus impressionnistes que
romantiques pour finir sur un Allegretto rajeuni,
presque espiègle en somme, loin de nous montrer l’œuvre quasi dernière d’un
jeune homme sur le point de mourir.
Le bis, rare chez Lupu, permettait de finir par là où
nous avions commencé, dans les brumes impressionnistes descendant de la mer du
Nord, de Hambourg à Vienne, qui nimbaient cet Intermezzo de l’opus 118 N°2 de Brahms d’une délicatesse profonde
pour en faire, avec un toucher miraculeux, le point d’orgue d’un concert où
seule l’Appassionata de Beethoven
n’avait peut-être pas sa place et sonnait a posteriori comme une erreur de
programmation.
13 mai 2010
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