Un programme de l’Orchestre
philarmonique de Berlin est toujours d’une rare richesse en tous les domaines.
Qu’il s’agisse de la qualité de l’orchestre, du choix du chef ou des solistes
et des œuvres programmées, l’on y trouve toujours de multiples sources de
réjouissances. En ce soir du samedi 21 janvier 2012, était donné pour le
troisième soir consécutif un programme comportant des œuvres de Roussel, Liszt,
Berio et Rachmaninov qui semblaient a priori ne pas avoir beaucoup de titres à
partager la même affiche.
Albert Roussel ouvrait le programme
avec la deuxième suite de Bacchus et Ariane,
op. 43. La vie de Roussel, de Tourcoing à Royan, a embrassé toutes les mers
du globe dans une première carrière dans la Marine française, avant que toutes
les couleurs du monde ne se retrouvent dans ses diverses partitions, dont les
deux suites écrites à partir de la partition du ballet Bacchus et Ariane. La seconde, donnée ce soir, avait été créée sous
la baguette de Pierre Monteux, le 2 février 1934, par l’Orchestre symphonique
de Paris. Les sept numéros qu’elle comporte nous mènent du réveil d’Ariane
jusqu’à son couronnement par Bacchus d’astres dérobés aux constellations. Au
répertoire de l’Orchestre philarmonique de Berlin depuis que Sir John
Barbirolli la dirigea le 22 août 1949, elle n’y revint pourtant à l’affiche que
sous la baguette de Georges Prêtre pour trois concerts d’octobre 1993. Œuvre
rare donc en ces lieux, que la baguette non plus française mais russe de Tugan
Sokhiev (quoiqu’il ait succédé avec succès depuis quelques années à Michel
Plasson à la tête de l’Orchestre du Capitole de Toulouse, chef et orchestre
éminemment français) faisait sonner admirablement jusqu’au bouquet astral
final.
Passant ensuite à Liszt, le chef
nous proposait le Premier Concerto pour
piano et orchestre, en mi bémol majeur. Créé à Weimar avec le compositeur
au piano et l’orchestre dirigé par Berlioz en 1855, l’œuvre a connu une gestion
particulièrement lente s’étalant sur plus de vingt-cinq ans. En quatre
mouvements mais relativement court, Bartók y voyait la « première composition parfaite de
forme-sonate cyclique, avec des thèmes communs traités sur le principe de la
variation ». Au piano ce soir un pianiste que certains présentent
comme le dernier génie du piano de la grande tradition russe, le nouvel
Horowitz, Richter ou Gilels, rien moins que cela. Pour l’avoir entendu à
diverses reprises à Genève avec l’OSR, j’avoue n’avoir jamais partagé un tel
enthousiasme pour le jeu d’un pianiste que j’avais trouvé en rajouter beaucoup
dans un concerto de Rachmaninov et trop flou dans le deuxième de Bartók. J’ai
compris, à l’entendre ce soir là, ce que l’on peut lui trouver de génie dans un
toucher d’une richesse infinie qui donnait à cette partition des nuances
multiples, toutes en douceur, qui tournaient résolument le dos à toute volonté
d’effet facile ou autre démonstration gratuite de virtuosité mais en gardant
cependant une dimension phénoménale. Il est vrai que d’entendre Boris
Berezovski entouré de l’Orchestre Philarmonique de Berlin n’a rien de vraiment
comparable avec l’écrin fort limité en tous points que lui offrait l’OSR. Dans
un environnement pareil, le jeu du pianiste prend une toute autre valeur que je
suis ravi d’avoir enfin réellement pu apprécier à sa juste dimension.
Il peut sembler bizarre de vouloir
entamer la seconde partie d’un concert symphonique par une œuvre pour un
instrument soliste, ce soir la Sequenza
VI, pour alto solo. Sixième parmi les quatorze pièces pour instrument
soliste, chacune confiée à un instrument différent, composée entre 1958 (la
première, pour flûte) et 2003 (la dernière pour violoncelle), l’œuvre est
d’envergure et d’une difficulté technique ahurissante. Confiée à l’archet
redoutable d’Amihai Grosz, par ailleurs premier alto solo de l’Orchestre, il
déploie tous ses talents dans cette œuvre
à l’ample architecture difficile d’accès pour finalement pleinement convaincre
le public.
L’Orchestre et son chef revenaient
sur la scène pour terminer par les Danses
symphoniques, dernière œuvre de Sergei Rachmaninov. Le caractère
postromantique de la Troisième Symphonie
ne doit pas occulter l’intérêt que le compositeur portait aux musiques de son
temps, que l’on perçoit notamment dans la liberté rythmique, l’influence du
jazz et les innovations harmoniques. Titrée dans un premier temps Danses fantastiques, avec trois
sous-titres, Jour, Crépuscule et Minuit finalement abandonnés, la musique se suffit à elle-même sans
nécessiter l’adjonction d’un quelconque programme. L’orchestre est très fourni
et l’on y aura notamment retrouvé un saxophone et de riches percussions. Le
premier mouvement, au titre sibyllin, Non
Allegro, permettait à l’orchestre de déployer une puissance à l’énergie
bondissante parfaitement maîtrisée, les timbres acides des bois n’ayant sans
doute jamais été aussi bellement rendus. Le mouvement central, Andante con moto – Tempo di Valse a un
côté valse triste au climat conflictuel. Le Finale, Lento assai – allegro vivace nous fait apparaître un Dies Irae en riches variations
rythmiques et harmoniques qui affronte un autre motif religieux orthodoxe, Béni soit le Seigneur, dont on a pu dire
que les accents vigoureux permettaient de dessiner la victoire du Créateur
contre la mort. Tugan Sokhiev se montra dans ses danses particulièrement à son
aise, faisant exprimer à l’orchestre toutes les couleurs d’une Russie sublimée
par l’exil. Pour la deuxième fois seulement à la tête de l’Orchestre, gageons
que ce jeune chef y reviendra, tant le partage avec les musiciens s’est avéré
d’un rare niveau de plaisir et de qualité.
Il faut encore souligner ici la
politique suivie par Simon Rattle depuis son accession à la tête de cet
Orchestre de légende, qui ne craint pas d’inviter de jeunes baguettes à le diriger,
parmi lesquelles on peut nommer, outre Tugan Sokhiev, également Andris Nelson
ou quelques autres. Ils ajoutent à leurs qualités musicales un enthousiasme qui
ne peut que maintenir le niveau de l’Orchestre à son meilleur en faisant
partager au public les nouvelles émotions des grandes découvertes.
5 février 2012
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