Dans son
huitième concert de la série Répertoire,
l’OSR donnait le vendredi 27 mai 2011 deux œuvres de Chostakovitch, associées
aux Métaboles d’Henri Dutilleux et à Till Eulenspiegels lustige Streiche, de
Richard Strauss. Le Poème symphonique en ut mineur Octobre, op. 131, et le second Concerto
pour violon et orchestre, en ut dièse mineur, op. 129, appartiennent à la
dernière période de création du compositeur soviétique. La carrière de
Chostakovitch est régie par les paradoxes de la création artistique dans un
Etat totalitaire, de la part d’un artiste que sa renommée internationale rend
incontournable et qui cherche pourtant à sauvegarder la liberté de sa création.
Si la condamnation de Lady McBeth du
district de Mzensk est loin et Staline mort depuis vingt ans, les dernières
années de vie de Chostakovitch sont néanmoins placées sous le signe d’une
insidieuse réhabilitation de Staline et d’un étouffement de la liberté de ton
des artistes et des intellectuels voulues par Brejnev. Chostakovitch apportera
son soutien à Sakharov et à Soljenitsyne lorsque ce dernier exigera
l’abrogation de la censure mais donne dans le même temps un péan à la gloire de
la Révolution de décembre 1917, sous le titre Octobre, selon le calendrier russe, et son second concerto pour
violon en marge des célébrations du cinquantenaire du renversement du Tsar.
Octobre est une œuvre sombre, obsédante,
tournant en rond, citant la Dixième symphonie
écrite dans les mois suivant la mort de Staline. Si l’on peut être a priori
désarçonné par ce que l’on peut percevoir comme des revirements insoutenables
d’un artiste entre dissidence et soumission, l’on peut aussi plus profondément
penser à la difficulté d’être de cet artiste. C’est alors que les mots cités en
exergue prennent tout leur sens, Chostakovitch ne mentant jamais en musique et
exprimant à sa manière sa célébration de la Révolution. L’on peut d’ailleurs
fêter l’idéal révolutionnaire de 1917 sans tomber dans l’approbation de la
dictature stalinienne qui s’ensuivit. D’ailleurs, l’on retrouve dans cette
œuvre comme en d’autre les initiales du compositeur, D-S-C-H, soit dans la
notation allemande, ré, mi bémol, do, si bécarre, comme un message caché. Il y
a dans cet Octobre là, après la Dixième Symphonie, une forme de
prolongement du règlement de compte entre le compositeur et les horreurs du
règne de Staline qui sonne, sous le vernis de la célébration de circonstance,
comme une réprobation nette du néo-stalinisme de Brejnev.
Au-delà des
célébrations du cinquantenaire de la Révolution, Chostakovitch présenta son
second concerto pour violon comme motivée par les soixante ans de David
Oïstrakh, un an trop tôt. C’est néanmoins le dédicataire qui assura la création
de l’œuvre au cours des manifestations glorifiant la Révolution de 1917, avec
l’Orchestre philarmonique de Moscou dirigé par Kirill Kondrachine. Pièce
« horriblement difficile à jouer »
selon les mots du compositeur, c’est une œuvre sombre, complexe, aux secrets
multiples. Comme l’œuvre précédente, ce concerto est une forme de retour en
arrière, de règlement de compte avec Staline et le néo-stalinisme sous-jacent
au régime. Le Premier Concerto pour
violon et orchestre de l’auteur avait été composé pour les festivités de
1947, liées au trente ans de la Révolution, célébrés avec un faste particulier
issu de la victoire sur le régime nazi deux ans plus tôt. Les grandes
condamnations contre Chostakovitch, Prokofiev et Khatchatourian pour « formalisme » annuleront sa
création, reportée à 1955 en USRSS. Donné cependant triomphalement en Amérique
par Oïstrakh, il renforçait le prestige international du compositeur au grand
dam du régime soviétique. En offrant un second concerto pour violon, au même dédicataire,
pour les mêmes célébrations officielles vingt ans plus tard, Chostakovitch
exprime une fois encore avec subtilité sa condamnation des censures et des
crimes du régime.
L’OSR a
toujours été à son meilleur dans les pièces de Chostakovitch, qu’Armin Jordan
notamment aimait à diriger. L’identité sonore de l’orchestre trouve
particulièrement bien à s’exprimer dans ces partitions qui demeurent néanmoins
trop rarement à l’affiche. Ce soir encore, sous la direction efficace et
inspirée de Hugh Wolff, l’OSR donnait de fort belles interprétation de ces deux
œuvres, avec une mention spéciale à l’accompagnement offert au concerto. Sous
l’archet bien connu du premier violon solo de l’orchestre, Sergey Ostrovsky,
cette œuvre était offerte au public dans une excellente interprétation. Le
soliste semblait cependant avoir du mal par moment à sortir de l’orchestre et à
prendre son indépendance de soliste par rapport à son pupitre habituel.
Néanmoins il était plus qu’un premier violon mis en avant et sa place de soliste
n’était pas usurpée. Surtout, il nous parlait la langue de ce concerto, en
soulignant les beautés et les âpretés, avec le recul de celui qui est né en
1975, deux ans après la mort du compositeur, dans une Union soviétique où il
vécut jusqu’à sa disparition en 1991. Les seize ans que représente cette
déliquescence d’un Etat totalitaire, d’une superpuissance mondiale, d’un pays
aux identités multiples donnait du corps à une œuvre qui semblait parfois
anticiper la fin de l’URSS en ressassant pourtant celle du stalinisme. Cassant
une corde au début de l’Allegro final,
comme pour marquer le poids des tensions conjuguées de la partition et de
l’Histoire, le soliste devait s’interrompre quelques instants avant de
reprendre et terminer cette œuvre qui est devenue aujourd’hui une pièce majeure
du répertoire, la musique prenant le pas sur les aléas politiques.
En seconde
partie de concert, de fort belles Métaboles
d’Henri Dutilleux auraient fort bien conclu la soirée. Dutilleux, pour qui
l’acte d’écrire de la musique s’apparente à une cérémonie, avec sa part de
mystère et de magie. Contemporaines des deux œuvres précédentes, Métaboles, pour orchestre, est une
commande de George Szell pour les quarante ans de son Orchestre de Cleveland.
Créées en 1965, ces Métaboles portent
un titre de zoologie qui s’emploie également en rhétorique, signifiant
l’apparence d’une chose sous une succession d’aspects différents, jusqu’à
engendrer sa métamorphose complète. Selon l’auteur, cité dans le programme de
la soirée, dans chacune des cinq pièces de l’œuvre, « la figure initiale – mélodique, rythmique, harmonique ou simplement
instrumentale – subit une succession de transformations. Vers la fin de chaque
pièce, la déformation est si accusée qu’elle engendre une nouvelle figure, qui
sert d’amorce à la pièce suivante ».
Les œuvres
de Dutilleux font aussi partie du répertoire naturel de l’OSR, qui gagnerait
sans doute à les jouer davantage, comme celles de Messiaen notamment.
Parfaitement à leur affaire dans ces transformations successives, tous les
pupitres de l’OSR sont à l’honneur ce soir pour donner ces métaboles qui se
terminent comme une orgie sonore à la polyphonie sans limite où chaque groupe
instrumental se retire dans une synthèse savamment construite avant de se
réunir dans un tutti final.
Pourquoi
alors conclure le programme par cette pièce de Strauss totalement hors
sujet ? Rien ne permet de rattacher les joyeuses équipées de Till
l’espiègle au reste du programme dont il se départ par l’écriture musicale, la
date de création, l’ambiance, la culture… Fort bien exécutée au demeurant,
cette pièce n’avait rien à faire là et gâchait une programmation qui y perdait
toute unité. La Deuxième Symphonie
« le Double » de Dutilleux aurait ainsi admirablement précédé ses
Métaboles, si l’on avait osé la
programmer. Sans doute est-ce trop demander encore que de voir figurer à
l’affiche de nos concerts un répertoire qui en fit pourtant l’originalité et la
célébrité. Dommage que l’on refuse à l’OSR de s’exprimer dans ce qu’il a
pourtant de meilleur.
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