dimanche 15 octobre 2017

JOUER EN RÊVE AUTOUR DES PIEGES DE LA DESTINEE


Je ne pourrai plus sortir de cette forêt…
Pelléas et Mélisande, la pièce de Maurice Maeterlinck, est créée à Paris, au Théâtre des Bouffes-Parisiens, en 1893. Elle entre tardivement, sous la plume de Debussy, au répertoire de l’Opéra de Paris, en 1977 seulement, et la mise en scène de Robert Wilson, donnée ce 23 septembre 2017 à l’Opéra Bastille, l’est pour la quarante-cinquième fois depuis vingt ans. Que c’est beau cette manière de simplement suggérer, de souligner l’action façon théâtre Nô, de présenter non des personnages mais des masques. Si la parole dans Debussy refuse le chant, elle semble chantée dans ce théâtre japonais. Pour en accroître l’intensité, les acteurs s’immobilisent longtemps dans le geste et la mimique. A ce jeu, la Mélisande d’Elena Tsallagova est la plus belle, immergée de longtemps dans une mise en scène qu’elle a représentée lors de productions successives. Elle s’y trouve à son aise pour s’exprimer totalement, comme si - et sans doute est-ce réellement le cas, Robert Wilson l’avait conçue pour en faire son centre. Etienne Dupuis est un Pelléas lumineux à la parfaite diction française, comme Mélisande. Le Golaud de Luca Pisaroni peine par contre un peu à s’incarner, comme s’il cherchait encore la manière de rendre à la gestuelle qui lui était imposée toute l’intensité qu’une autre forme d’expression aurait pu lui permettre. Il avait été un Comte Almaviva puissant et veule à Salzbourg, eût-il repris ces traits ce soir qu’il n’en serait resté que banal, déjà vu mais pourquoi n’y aurait-il pas à approfondir des lignes communes dans ce Comte et ce prince ? Anna Larsson symbolisait une Geneviève au timbre magnifique, qui donne vie à la lettre de Golaud à son frère comme aux ombres du château qu’elle habite depuis quarante ans. Franz-Josef Selig campait un Arkel d’outre-tombe, sépulcral, puissant dans son être mais incapable de tourner les âmes pour en voir autre chose que l’envers.
 « Je ne suis pas tenté d’imiter ce que j’admire dans Wagner, confiait Debussy à son ancien professeur, Ernest Guiraud. Je conçois une forme dramatique autre : la musique y commence là où la parole est impuissante à exprimer ; la musique est écrite pour l’inexprimable ; je voudrais qu’elle eût l’air de sortir de l’ombre et que, par instant, elle y rentrât ; que toujours elle fut discrète personne » (Edward Lockspeiser et Harry Albreich, Debussy, Fayard, 1980, p. 703).
Il faudra dix ans de travail à Claude Debussy pour créer son opéra sur le texte respecté quasi à la virgule près, de Maeterlinck. Le programme du soir l’affirme : « Privilégiant la clarté propre à la musicalité sans relief de la langue française, il livre une œuvre révolutionnaire qui rompt avec les conventions du chant lyrique traditionnel. Un exercice formel que personne, y compris lui-même, ne saura reproduire ». C’est une esthétique dépouillée de tout académisme, qui préfère à la rigueur formelle la couleur et l’impression sonore. Plus que de l’impressionnisme, le programme du soir place l’œuvre sous le signe du symbolisme artistique, une esthétique prônée par le texte de Jean Moras, en 1886, sous le titre de Manifeste du symbolisme. Les Poèmes saturniens de Paul Verlaine (1866) ou Les fleurs du mal de Charles Baudelaire (1857), résonnent encore avec les vers d’Edgar Allan Poe, source d’inspiration essentielle tant à Maeterlinck qu’à Debussy. « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème », selon Mallarmé. Le symbolisme, mouvement métaphysique s’il en est, fait la part belle à la subjectivité, à l’ambiguïté et au vague. C’est la musique pour l’inexprimable, qui entre et sort de l’ombre.
L’on ne sait où l’on se situe, ni dans quelle forêt Golaud trouve Mélisande, ni dans quel monde vit Arkel, le vieux roi d’Alemonde, ni quand. L’on ne sait qui est Mélisande et on ne le saura jamais. L’on ne sait pas quel anneau Golaud a offert à Mélisande, la bague de leurs noces. Lorsqu’elle la perd, il lui dit bouleversé : tu ne sais pas ce que c’est… Eh ! nous non plus.
… parce que nous ne voyons jamais que l’envers des destinées, l’envers même de la nôtre.
Le cadre spatio-temporel est donc des plus mystérieux, le profil psychologique des personnages illogique. Ceux de Maeterlinck sont des somnambules qui évitent toute désignation explicite de choses concrètes ou des états sensibles précis, qui évoluent dans le non-dit, les allégories et les métaphores, qui confrontent en permanence des éléments paradoxaux. En quelques mots, le programme du soir présente ce théâtre qui « dresse une série d’oppositions, nées des dialogues entre deux êtres aussi bien que des contradictions présentes chez une seule et même personne. Apparaît ainsi un phénomène de dédoublement qui produit un discours à la tonalité illogique ».
Pelléas et Mélisande est un opéra délicat. Donner vie à son texte l’est, qui peut être magnifique mais aussi, en bien des lignes, sembler d’une mièvrerie impossible, n’était la musique qui le soutient. Donner vie à la musique de Debussy l’est aussi car il n’est pas soutenable de se limiter à en faire des aquarelles. Dans cet exercice, Philippe Jordan approfondit l’interprétation et nous livre une musique qui entre parfaitement dans cette notion de révolution subtile que développait André Boucourechliev autour de Debussy.
On s’embarquerait sans le savoir et l’on ne reviendrait plus.
La mer mais plus généralement l’eau est un élément fondamental de cet opéra. L’on commence auprès d’une fontaine dans une forêt, où Golaud trouve Mélisande esseulée, pleurant des malheurs inconnus mais nombreux sans doute. C’est par bateau qu’ils reviennent à Alemonde et la mer est souvent mentionnée, de même que la lumière sur ses eaux, la bande de clarté de la lune et le risque de tempêtes et de naufrage. Il y a des fontaines au château, des rivières et des lacs dont on n’a pas encore trouvé le fond, des grottes avec des eaux croupies qui vous fouettent au visage, dans l’une des scène les plus courtes mais les plus intenses de la partition.
Il y a toujours un silence extraordinaire… on entendrait dormir l’eau…
Cette eau que l’on pourrait entendre dormir reflète aussi la nuit qui est une composante essentielle de Pelléas et Mélisande. L’on observe surtout des horaires tranchés, l’on est à minuit ou à midi, dans l’ombre des frondaisons ou de la nuit ou alors en plein soleil. La lumière est partout : Mélisande est une lumière nocturne, sélène, qui reflète dans sa froide beauté la lumière du soleil, la nuit, penchée à sa fenêtre. Pelléas est solaire, brillant, enflammé. Golaud est sombre, la nuit est son domaine, celle dans laquelle il permet de luire à Mélisande, celle qui va faire place au lever de Pelléas.
Mais il faut une raison cependant, on va te croire folle, on va croire à des rêves d’enfant.
Mélisande n’appartient pas au monde, pas à celui des adultes, pas au monde réel. Vous êtes des enfants, des enfants lance Golaud à son frère et à sa femme. Eux deux sont du même monde. Leur manière de se regarder, sans jamais fermer les yeux, c’est celle des mondes enchantés de l’enfance. L’amour de Golaud et Mélisande n’est peut-être pas assez réel pour lui ; celui de Pelléas et Mélisande ressortit au rêve. Non, il ne faut pas de raison à tout et pourquoi alors ne pas croire aux rêves d’enfant ?
Tu pleures donc de ne pas voir le ciel ?
Golaud avait pensé décrocher la lune mais celle-ci pleure bien sûr de ne plus voir le ciel dans lequel en face d’elle brille Pelléas. Dans sa dimension nocturne, Golaud se tient littéralement entre sa femme et son frère, leur sert de pivot, d’axe sur lequel ils tournent. Entre eux, Pelléas et Mélisande parlent de la lumière sans jamais fermer les yeux.
Que fais-tu là à la fenêtre en chantant comme un oiseau qui n’est pas d’ici ?
Qu’ils sont beaux les chants des oiseaux exotiques, ceux qui viennent d’ailleurs frapper nos oreilles de mélodies inconnues aux harmonies nouvelles. Les oiseaux de Mélisande sont ses colombes, qui risqueraient de se perdre dans la nuit. Représentée de tout temps, la colombe a toujours été un symbole fort et universel. C’est à la déesse de l’amour que l’on offrait des colombes dans la haute Antiquité. A Babylone, colombe et enfanter ne s’exprime que par le même mot car l’oiseau est réputé monogame, fidèle et prolifique. Symbole d’amour et de fidélité elle en devient naturellement symbole de paix. Serait-ce tout cela qui n’est pas du vieux royaume d’Alemonde ? C’est donc bien cela qui fait que Mélisande ne peut y vivre, ne peut y être heureuse. Sa fenêtre est une ouverture sur un ailleurs indéfini.
Je t’observais, tu étais là, insouciante peut-être, mais avec l’air étrange et égaré de quelqu'un qui attendrait toujours un grand malheur, au soleil, dans un beau jardin.
Dans ce monde d’Arkel et de Golaud, Mélisande n’est pas chez elle. Si le jardin y est beau, le soleil peut y être ardent ou totalement absent. Elle attend un grand malheur, elle sait qu’elle n’y vivra pas longtemps. Pelléas part, il ne fait que partir, il part demain, c’est le dernier soir, celui où il faut que tout finisse.
Je suis ici comme un aveugle qui chercherait son trésor au fond de l’océan.
La cécité est très présente dans cet opéra. Il existe dans le château une vieille fontaine abandonnée, que l’on appelait la fontaine des aveugles, car elle ouvrait les yeux des aveugles ; depuis que le vieux roi est presque aveugle lui-même, on n’y vient plus. Dans deux vers, l’image revient : comme un aveugle qui chercherait son trésor au fond de l’océan, comme un aveugle qui fuirait l’incendie de sa maison. En miroir, Mélisande ne ferme jamais les yeux, de grands yeux mystérieux dont Golaud ne peut percer le secret. Il en est si près qu’il sent le battement de leurs cils lorsqu’ils clignent, mais il demeure plus près des grands secrets du monde que du plus petit secret de ces yeux. S’il veut les fermer, c’est de ne pas les comprendre. Pelléas et Mélisande se regardent eux sans fermer les yeux mais il nous dit avant de mourir pourtant qu’il n’a encore jamais regardé son regard.
J’attendrai le hasard ; et alors…Oh ! Alors ! Simplement parce que c’est l’usage ; simplement parce que c’est l’usage…
Le hasard, l’usage, la réaction de jalousie mortelle d’un mari trompé ou qui croit l’être. C’est terrible cette phrase de Mélisande à Pelléas : Je ne mens jamais, je ne mens qu’à ton frère ! Pourtant, à l’heure de l’examen final, elle lui dit sans détour avoir aimé Pelléas, mais pas d’un amour défendu. Avez-vous été coupables ? oui…oui, oui ! Golaud le veut, il pourrait expliquer son geste. Non, ils n’ont pas été coupables, elle n'a pas été coupable.
On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps.
La voix qui passe encore sur cette mer omniprésente, qui se charge du souffle du printemps pour murmurer à l’oreille de Pelléas, à nos oreilles attentives puisque la musique entre et sort de l'ombre.
Est-ce que ce n’est pas à faire pleurer les pierres.
Sans doute. L’on ne sait finalement si Pelléas meurt, l’on ne sait si c’est sous les coups de Golaud. Bien sûr, c’est ce qui paraît le plus évident, simplement parce que c’est l’usage. L’on ne sait de quoi meurt Mélisande, pas de sa blessure, un oiseau n’en serait pas mort. De ne plus pouvoir vivre ? peut-être. Meurt-elle? Elle part, elle s’en va seule. N’a-t-elle jamais été autre chose qu’une âme ?
L’âme humaine est très silencieuse… L’âme humaine aime à s’en aller seule…
15 octobre 2017

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